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51. DE D'ALEMBERT.

Paris, 16 septembre 1768.



Sire,

Quelque éloge que Votre Majesté fasse de la paresse dans l'ouvrage charmant qu'elle m'a fait l'honneur de m'envoyer, je la prie de croire que ce n'est point cette vertu (puisqu'il lui plaît de l'appeler ainsi) qui m'a empêché de lui faire mes très-humbles remercîments. Un sentiment plus triste et plus profond m'occupait, et faisait taire tous les autres; il se répandait des bruits fâcheux et très-inquiétants sur la santé de V. M. J'attendais avec impatience M. Mettra pour en savoir des nouvelles sûres, et pour calmer l'inquiétude où j'étais; il est enfin arrivé, m'a tranquillisé pleinement, et m'a mis en état de renouveler à V. M. l'assurance des sentiments de reconnaissance, d'attachement et de respect dont je suis pénétré pour elle.

A l'égard de l'ouvrage où V. M. loue avec tant d'esprit et de gaîté cette paresse qu'elle pratique si peu, j'aurai l'honneur d'assurer que depuis longtemps les indigestions et les insomnies m'ont persuadé de la vérité de sa thèse, et convaincu que Jean-Jacques Rousseau a raison quand il assure que l'homme qui médite est un animal dépravé.a Je crois le marquis aussi pénétré que moi de cet axiome, et je ne lui connais d'activité que dans un seul point, c'est dans son inviolable et respectueux attachement pour V. M.

Il suffit de jeter les yeux sur ce qui se passe en Europe pour voir que l'espèce humaine est condamnée à ne sortir de son indolence naturelle que pour se tourmenter elle-même et les autres. Je n'en


a D'Alembert fait allusion au Discours qui a remporté le prix à l'Académie de Dijon, en l'année 1750, sur cette question proposée par la même Académie : Si le rétablissement des sciences et des arts a contribué à épurer les mœurs. Voyez les Œuvres de J.-J. Rousseau, édition ornée de figures, etc. Paris et Amsterdam, 1797, in-4, t. VII, p. 7-46. Voyez aussi notre t. IX, p. x, et p. 198 et 199.