21. A D'ALEMBERT.

J'ai reçu vos remarques, et les changements que vous proposez dans mon Avant-propos, avec bien du plaisir. Je corrigerai les endroits défectueux, et j'éclaircirai mes pensées dans les passages où elles ne sont ni assez lumineuses ni assez nettes. Cependant, quoique vous autres géomètres fêtiez votre Des Cartes pour un nouveau grimoire dont vous lui êtes redevables, et votre Newton pour nous avoir démontré par x plus b l'existence du rien, je confesse que ces génies créateurs peuvent être admirables en algèbre, mais je ne les trouve en aucune manière dignes d'entrer en comparaison avec un raisonneur comme Bayle. Il aurait bien relancé ceux qui lui auraient voulu démontrer l'existence du rien et les facultés occultes que votre rêve-creux d'Anglais a ressuscitées des anciens. Vous voyez donc que Bayle, quoiqu'il ne crée pas d'aussi sublimes absurdités, ne déraisonne au moins jamais; qu'il peut avoir quelques endroits plus faibles que les autres, mais sa dialectique victorieuse ne le quitte jamais, et le suit dans tous ses travaux, comme la seule massue d'Hercule lui suffisait pour exterminer tant de monstres et de brigands. Il n'en est<431> pas ainsi des ouvrages que vous me promettez. Ce sont des fanaux qui m'éclaireront dans les ténèbres de la géométrie, et me donneront une idée de la manœuvre que font vos pilotes pour arriver dans le port des hautes sciences. Je suis, en vérité, tout honteux de ce que vous refusez le baptême et votre nom au satellite de Vénus, qu'on a très-distinctement vu de notre observatoire. Vous aurez malgré cela une place dans le ciel, et, quelle que soit votre modestie, elle ne pourra empêcher votre apothéose; mais je vous conseille de la différer le plus que vous pourrez.

On m'a, pour ainsi dire, presque forcé de prendre la plus maussade créature qui soit dans l'univers pour la mettre dans notre Académie. Il se nomme Lambert, et quoique je puisse attester qu'il n'a pas le sens commun, on prétend que c'est un des plus grands géomètres de l'Europe. Mais comme cet homme ignore les langues des mortels, et qu'il ne parle qu'équations et algèbre, je ne me propose pas de sitôt d'avoir l'honneur de m'entretenir avec lui.431-a En revanche, je suis très-content de M. Toussaint,431-b dont j'ai fait l'acquisition. Sa science est plus humaine que celle de l'autre. Toussaint est un habitant d'Athènes, et Lambert un Caraïbe, ou quelque sauvage des côtes de la Cafrérie. Cependant, jusqu'à M. Euler, toute l'Académie est à genoux devant lui, et cet animal tout crotté du bourbier de la plus crasse pédanterie reçoit ces hommages comme Caligula recueillait ceux du peuple romain, chez lequel il voulait passer pour dieu. Je vous prie que ces petites anecdotes de notre Académie ne sortent pas de vos mains. Il n'en est pas de même de ce corps, qui en peut imposer de loin, si on l'examine en détail; il me paraît que nous avons<432> une idée de perfection dans l'esprit que nous attribuons volontiers aux objets placés dans le lointain, mais dont nous rabattons facilement la plus grande partie dès que la proximité nous permet de scruter ces objets et d'en développer les propriétés. Vous êtes un de ces hommes heureux qui gagnent à mesure qu'on les approfondit davantage; mais il semble que vous vous refusez à l'accroissement de l'estime qu'on ne saurait vous refuser, et que vous vous cachez dans une impasse de Paris pour vous dérober à la gloire. Quoi que vous fassiez, vous ne réussirez pas chez moi. C'est ce que je vous prie de croire, etc.


431-a Jean-Henri Lambert, né le 26 août 1728 à Mulhouse, en Alsace, vint à Berlin en 1764, et fut présenté au Roi au mois de février de la même année. Il mourut à Berlin le 25 septembre 1777. Voyez, au sujet de la conversation à laquelle Frédéric fait allusion, J. G. Sulzer's Lebensbeschreibung von ihm selbst aufgesetzt, Berlin, 1809, p. 38 et 39, et J. H. Lambert nach seinem Leben und Wirken, von D. Huber. Basel, 1829, p. 14 et suivantes.

431-b Voyez ci-dessus, p. 21.