36. DU MÊME.

Paris, 6 février 1767.



Sire,

Votre Majesté me rend, je crois, assez de justice pour être persuadée que je ne prendrais jamais la liberté de lui parler d'autres affaires que de celles qui peuvent intéresser les sciences et la littérature; cependant je n'ai pu refuser à M. le prince de Salm, qui m'honore de ses bontés, de faire parvenir à V. M. cette lettre de sa part. Vous jugerez, Sire, si la demande qu'il fait à V. M. est juste, et si elle doit lui accorder son appui en cette occasion; tout ce que je me permettrai de dire, c'est que M. le prince de Salm me paraît digne des bontés de V. M. par ses qualités personnelles et par les sentiments de respect et d'admiration dont je l'ai toujours vu pénétré pour le héros de ce siècle; il joint à ces sentiments celui d'une éternelle reconnaissance pour les bontés dont V. M. l'a déjà honoré.

<459>Je reçois de temps en temps, comme V. M., d'assez violents mémoires contre ...; si cela continue, elle sera bientôt plus digne de pitié que de haine, car on l'écorche sans miséricorde. Ce qu'il y a de plaisant, c'est que l'auteur de ces mémoires, à chaque coup d'étrivières qu'il donne à la pauvre ..., a peur, dès que le coup est lâché, que la justice ne le lui rende au centuple, et passe sa vie, comme saint Pierre, à renier et à se repentir.459-a

A propos de saint Pierre, on dit que son patrimoine pourrait être bientôt à vendre. V. M. devrait l'acheter; je serais bien flatté de recevoir d'elle un bref d'indulgences, que je me flatte qu'elle ne me refuserait pas. La vérité est que le vicaire de Jésus-Christ est, dit-on, prêt à faire banqueroute, qu'on meurt de faim à Rome, que le saint-père a fait fermer l'Opéra pour apaiser la colère de Dieu, et que les anciens Romains, qui ne demandaient que du pain et des spectacles,459-b trouveraient fort à plaindre les Romains modernes, qui n'ont ni l'un ni l'autre.

M. de Stainville, qui traitait si mal la nation française aux eaux de Spa, comme je l'ai su il y a trois ans de V. M., vient de traiter encore plus mal sa femme, qu'il a fait enfermer, parce qu'elle voulait lui donner pour enfants ceux d'un histrion. Si tous les maris qui sont dans le même cas faisaient autant de train, nos femmes du bel air seraient en effet hors du commerce.

Le père de M. de la Grange est inquiet de ne point recevoir de ses nouvelles; il craint que leurs lettres réciproques ne soient interceptées à Turin. Je prie V. M. d'interposer sa protection auprès du roi de Sardaigne, pour qu'il soit permis à un fils d'écrire à son père; car je ne puis croire que M. de la Grange ait pris V. M. pour Jésus-<460>Christ, et qu'il ait renoncé à son père et à sa mère pour le suivre, suivant la morale de l'Évangile.460-a

M. de Catt remettra à V. M. le mémoire que j'ai lu à l'Académie des sciences le jour où monseigneur le prince héréditaire de Brunswic a assisté à la séance; il roule sur un objet utile, dont je m'occupe autant que ma faible santé me le permet; car j'aurais encore plus de besoin d'un bref de sommeil et de digestion que d'un bref d'indulgences. J'ai bien de la peine à être passablement avec ces deux divinités-là; je dis divinités, parce que le sommeil et la digestion me paraissent les deux vraies divinités bienfaisantes de ce monde. Aussi suis-je bien résolu, suivant le sage conseil de V. M., de ne rien faire qui puisse les troubler; la nature physique ne m'a déjà que trop mal partagé de ce côté-là, sans que j'aie encore la sottise d'y joindre les causes morales, qui achèveraient de tout gâter.

Je ne sais si V. M. a reçu le cinquième volume de mes Mélanges, que j'ai eu l'honneur de lui annoncer dans ma dernière lettre; je la supplie de vouloir bien m'en dire son avis avec sa bonté ordinaire. Voltaire m'en paraît content; mais de quoi il est bien plus charmé, et avec bien plus de raison, ce sont les lettres que V. M. lui écrit; il m'en parle sans cesse, et m'en paraît transporté.

Je suis avec le plus profond respect, etc.


459-a Il s'agit probablement ici des pièces contre l'infâme dont Frédéric parle au commencement de sa lettre à Voltaire, du 16 janvier 1767, t. XXIII, p. 135.

459-b

... Duas tantum res anxius optat,
Panem et Circenses.

Juvénal,

Satire X

, v. 80 et 81.

460-a Évangile selon saint Matthieu, chap. XIX, v. 5 et 21.