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38. DU MÊME.

Paris, 10 avril 1767.



Sire,

C'est avec la plus grande circonspection que j'ose parler à Votre Majesté d'une affaire qui n'est nullement littéraire; mais un homme en place, à qui j'ai des obligations, m'a prié de vouloir bien présenter à V. M. le mémoire ci-joint. Il s'agit d'un Français qu'on dit être plus malheureux que coupable, et à qui il paraît que ses juges mêmes ont rendu bon témoignage. V. M. avait bien voulu abréger de moitié le temps de sa prison; cependant le terme est expiré, et il y est encore, à ce qu'il croit, contre vos ordres. Je suis bien assuré qu'il obtiendra justice, s'il la mérite, et je prie très-humblement V. M. de vouloir bien donner ordre que je sois instruit de ce qu'elle aura prononcé, afin que je puisse en rendre compte aux personnes qui m'ont recommandé cette affaire.

V. M. me fait l'honneur de me dire qu'elle n'est pas du même avis que moi sur certains endroits de mon dernier ouvrage, concernant la poésie et la musique. J'ose me flatter pourtant que si j'avais l'honneur d'avoir sur ces objets un entretien avec elle, elle demeurerait persuadée que je pense comme elle dans le fond, et que je n'en diffère peut-être que par une autre manière de m'exprimer; je serais porté à croire que j'ai tort, si nous différions dans l'essentiel. Par exemple, je me serais joint à V. M. pour me moquer de feu M. Algarotti sur la prétendue peinture de la poussière; il s'en faut bien que je croie la musique capable de tout peindre; je crois seulement et j'ai dit qu'elle peut, par ses sons, nous mettre quelquefois dans une situation semblable à celle où nous mettent certains objets de la vue, et par là nous rappeler l'idée de ces objets.

M. Marmontel sera sûrement très-flatté des observations que V. M.<463> lui envoie sur sa Poétique;463-a il répondra sûrement à V. M. avec plus de satisfaction qu'il ne fera à la Sorbonne sur son Bélisaire. Le pauvre garçon est actuellement aux prises avec elle, pour avoir dit que Trajan, Marc-Aurèle, et les autres Frédérics des siècles passés, qui avaient sur celui de notre siècle le désavantage de n'être pas baptisés, pourraient bien, nonobstant le défaut de ce passe-port, être en paradis avec Caton, Socrate, Aristide, et quelques marauds de cette espèce que le paganisme a produits. Je veux mourir, Sire, si je sais où sont tous ces honnêtes gens; mais je les crois en enfer, s'ils sont en même lieu que les docteurs; les raisonnements qu'ils entendent doivent être un supplice pour eux.

J'ai lu et relu mille fois, Sire, avec la plus tendre et la plus respectueuse reconnaissance, ce que V. M. a bien voulu ajouter de sa main dans la lettre qu'elle m'a fait l'honneur de m'adresser. Elle a bien raison de dire qu'on ne conçoit rien aux sottises contradictoires qui abondent dans certains pays, non plus qu'aux belles et importantes querelles de nos pédants en robe avec nos pédants en soutane. Pendant que cette vermine se déchire, toute l'Europe a les yeux sur V. M.; on parle de la Pologne, de Danzig, de dissidents dont je crois que V. M. ne se soucie guère;463-b que sais-je enfin ce qu'on ne dit pas? Mais de quoi vais-je me mêler? Il me semble déjà entendre V. M. qui me répond, comme Achille à Agamemnon :

Vous lisez de trop loin dans les secrets des dieux.463-c

Je n'avais pas attendu les ordres de V. M. pour assurer le massif abbé d'Olivet qu'elle connaissait les e muets, et que crêp était sûrement un mot germanisé.463-d Il y a des fautes un peu plus essentielles<464> que celle-là dans la Prosodie de ce gros ex-jésuite; car il a l'honneur de l'être, et je ne conseillerais pas aux étrangers d'ajouter foi à un grand nombre de ses règles.

Monseigneur le prince héréditaire de Brunswic, qui est ici pour quelques jours, y reçoit le même accueil qu'à son premier voyage; et je me flatte que s'il ne nous a pas trouvés fort raisonnables, il nous trouvera du moins fort honnêtes, ou plutôt fort justes à son égard. J'ai eu la satisfaction d'exprimer plus d'une fois à ce prince les sentiments dont je suis pénétré pour V. M., et il pourra l'assurer de la vénération que tous les gens de lettres estimables ont pour elle.

Que V. M., Sire, fasse la guerre ou la paix, ce qui m'intéresse le plus, c'est qu'elle se porte bien, qu'elle continue longtemps à être l'admiration de l'Europe, et qu'elle veuille bien se souvenir quelquefois de la reconnaissance éternelle, de l'attachement inviolable, et du profond respect avec lequel je serai toute ma vie, etc.


463-a Voyez, t. XXIII, p. 151, la lettre de Voltaire à Frédéric, du 2 mai 1767.

463-b L. c., p. 136, 137, 140, 144, 162 et suivantes.

463-c Iphigénie en Aulide, par Racine, acte I, scène II.

463-d Voyez t. XXIII, p. 140.