52. A D'ALEMBERT.

4 octobre 1768.

Je ne pensais pas devenir chef de secte en vous envoyant ce badinage sur la paresse, et je me targue étrangement d'avoir des philosophes pour disciples; je n'attribue cependant pas cette conversion à la force de mes arguments. Il faut être juste, et convenir qu'après avoir poussé le coursier de son imagination dans toutes les carrières métaphysiques, qu'après avoir vu le bout de toute chose ou, pour mieux dire, les bornes que l'esprit humain ne saurait franchir, on<490> peut, après ces vains essais, se permettre la paresse d'esprit sur les secrets de la nature, que l'homme ne déchiffrera jamais. Il est encore vrai que la vie humaine est un jeu d'enfant où des polissons élèvent ce que d'autres ont abattu, ou détruisent ce que d'autres ont élevé; où des grimauds plus inquiets et plus ardents que la multitude troublent la tranquillité de la société; où des marmots voraces enlèvent la viande à leurs camarades, et ne leur laissent que les os. Si ces écervelés se trouvaient nés paresseux, je crois que la société n'y perdrait rien. Je ne range pas cependant le Grand Turc dans cette catégorie; il n'a pas encore assez bien appris son catéchisme pour ferrailler en faveur du suisse du paradis; il se borne à couvrir ses frontières contre les incursions des Haidamaques, et il envoie des troupes à Monténégro, pour réduire, conjointement avec les Vénitiens, un rebelle qui a soulevé cette province contre lui.

Les autres ouvrages que vous me demandez ne paraîtront pas sitôt; je destine celui que j'appelle la massue du despotisme, qui assomme la raison, pour votre patrie; je le ferai paraître en même temps que je postulerai une place à l'Académie française; et comme il faut être orthodoxe pour parler purement votre langue, ce livre, qui fera preuve de mon zèle contre les philosophes, me tiendra lieu de tout ce que les Vaugelas et les d'Olivet auraient pu m'apprendre. Pour le livre de l'utilité de la pauvreté prouvée par la politique et par la religion, il doit paraître à Vienne, à moins que M. van Swieten ne le mette à l'index. Cet ouvrage persuadera, je me l'assure, aux fidèles sujets de Sa Majesté l'Impératrice-Reine que l'argent d'un État n'est que pour le souverain; que tant que les peuples sont pauvres, ils sont vertueux, témoins les Spartiates, témoins les Romains du temps de leurs premiers consuls; et qu'enfin, riche, on n'hérite pas le royaume des cieux. Ce paradoxe prouvé me vaudra le pacte de famille que les puissances du Sud ont formé; il sera le sceau de la réconciliation de la Prusse et de l'Autriche, et les traitants me canoni<491>seront. Vous voyez que mes desseins ne se bornent pas à des bagatelles, et que mes ouvrages me rapporteront plus que le Dictionnaire de Bayle n'a valu à ses éditeurs, et que peut-être je m'élèverai à côté de Henri VIII, auquel son galimatias théologique valut le titre inestimable de Défenseur de la foi.

La goutte, mes voyages et mes occupations ont un peu ralenti ces travaux importants. Ma santé, à laquelle vous vous intéressez si affectueusement, s'est assez bien remise. La nature m'a condamné à ramasser pendant trois années des matières qui, accumulées à un point de maturité, produisent la goutte. Ce n'est pas être maltraité que d'éprouver de trois ans en trois ans un accès de ce mal. Il faut que la patience des princes s'exerce tout comme celle des particuliers, parce qu'ils sont pétris du même limon; il faut qu'on se familiarise avec l'idée de sa destruction, et qu'on se prépare à rentrer dans le sein de cette nature dont on a été tiré.

Quant à mon marquis, pour me prouver qu'il n'est point paresseux, il entreprend le voyage d'Aix; car vous saurez que les Provençaux sont comme les juifs; de la boue de Jérusalem pour les uns,491-a et les eaux minérales d'Aix pour les autres, leur semblent les chefs-d'œuvre du Très-Haut. J'ai le malheur de n'être point né avec la même prédilection pour notre sable, et je crois qu'on peut être bon patriote sans s'aveugler de préjugés pour sa patrie. A propos, les Suisses ont fait un dessin de Voltaire pénitent allant à confesse, qui est la plus plaisante idée que messieurs les Treize Cantons aient enfantée depuis le déluge. On y voit Voltaire, le rosaire en main, escorté de ses gardes-chasse, suivi de son père Adam, de sa cuisinière et de son cocher; un singe porte le crucifix devant lui, et l'âne de la Pucelle, qu'on mène derrière lui, en faisant des pétarades, fait tomber de dessous sa queue toutes ses brochures, et surtout le petit<492> poëme contre vos amis les Génevois.492-a Rangeons cela sur la liste des sottises paisibles, et souhaitons qu'il ne s'en fasse point d'autres.

Puissiez-vous vivre en paix, recouvrer entièrement votre santé, et vous bien persuader que personne ne s'y intéresse plus que moi, pour l'honneur des lettres, du bon sens et de la philosophie! Sur ce, etc.


491-a Les juifs orthodoxes qui vivent hors de leur pays ont coutume de mettre une poignée de terre de Jérusalem sous le corps de leurs morts, afin que ceux-ci reposent sur terre sainte.

492-a Voyez t. XXIII, p. 154.