63. A D'ALEMBERT.

Potsdam, 25 novembre 1769.

Je suis bien aise d'avoir fait la connaissance du sieur Grimm; c'est un garçon d'esprit qui a la tête philosophique, et dont la mémoire est ornée de belles connaissances. Il n'aura jamais pu vous dire combien je vous estime, et combien je prends intérêt à tout ce qui vous regarde. Le sieur Grimm a trouvé ma santé assez bonne, parce que le moment de convalescence qui suit un accès de goutte est précisément celui où l'on se trouve le mieux. D'ailleurs, la meilleure médecine pour la jeunesse et pour les vieillards est sans contredit la tranquillité d'âme qui, inspirant une joie douce, met un nouveau baume dans le sang, et apaise ces mouvements violents qui détruisent nos faibles ressorts. Je crois que le bon cordelier pape aura besoin de recourir à ce remède; du moins messieurs ses enfants lui préparent-ils une belle tablature. J'aimerais autant être savetier que pape dans<514> ce siècle-ci. Le prestige est détruit, et le misérable charlatan continue à crier sa drogue, que personne n'achète, tandis que des téméraires s'acharnent à renverser son théâtre. Je ne sais quel Anglais, après avoir tiré l'horoscope de la religion chrétienne, ayant calculé sa durée, en a fixé le terme à la fin de ce siècle. Je ne serais pas fâché de voir ce spectacle; toutefois il me semble que cela n'ira pas si vite, et que la hiérarchie soutiendra ses absurdités méprisées peut-être encore une couple de siècles, d'autant plus qu'elles sont appuyées par l'enthousiasme de la populace.

Ce que je viens de dire fait naître la question s'il se peut que le peuple se passe de fables dans un système religieux. Je ne le crois pas, à cause que ces animaux que l'école a daigné nommer raisonnables ont peu de raison. En effet, qu'est-ce que quelques professeurs éclairés, quelques académiciens sages, en comparaison d'un peuple immense qui forme un grand État? La voix de ces précepteurs du genre humain est peu entendue, et ne s'étend pas hors d'une sphère resserrée. Comment vaincre tant de préjugés sucés avec le lait de la nourrice? Comment lutter contre la coutume, qui est la raison des sots, et comment déraciner du cœur des hommes un germe de superstition que la nature y a mis, et que le sentiment de leur propre faiblesse y nourrit? Tout cela me fait croire qu'il n'y a rien à gagner sur cette belle espèce à deux pieds et sans plumes, qui probablement sera toujours le jouet des fripons qui voudront la tromper.

Pour notre Académie, sans être bien brillante, elle va doucement son chemin. L'approbation que vous donnez à quelques-uns de ses membres me les rend encore plus précieux. L'espérance que vous me donnez de faire un tour dans ces contrées me fait plus de plaisir qu'en auraient les juifs à la seconde apparition d'Élie. Je m'en tiens au présent; je ne connais point la carte où les Schoins514-a placent la<515> vallée de Josaphat, ni le chemin qui peut y conduire, ni le langage qu'on y parle. Il est plus sûr de vous voir ici avec tous mes sens, et de pouvoir vous assurer de vive voix combien je vous estime. Sur ce, etc.

P. S. Je vous envoie un Prologue de comédie515-a que j'ai composé à la hâte pour en régaler l'électrice de Saxe, qui m'a rendu visite.


514-a La copie de cette lettre que nous devons à la direction des Archives de Darmstadt porte très-distinctement Schoins, mot dont le sens nous est absolument inconnu.

515-a Voyez t. XIII, p. 24-27, et t. XXIII, p. 163.