87. A D'ALEMBERT.

Le 18 octobre 1770.

Mon voyage en Moravie, des camps assemblés dans ces environs, et la visite que j'ai reçue de l'électrice de Saxe, sont des excuses valables de ne vous avoir point répondu sur ce que vous ni moi n'entendrons jamais bien. Depuis, j'ai donné quelque repos à mon esprit, pour le rasseoir de la dissipation du grand monde, et le remettre dans son assiette philosophique.

Vous m'obligez de ferrailler avec vous dans l'obscurité, et je m'écrierai avec vous :

Grand Dieu, rends-nous le jour, et combats contre nous!557-a

Mais enfin, puisqu'il faut entrer dans ce labyrinthe, il n'y a que le fil de la raison qui puisse m'y conduire. Cette raison, me montrant des rapports étonnants dans la nature, et me faisant observer les causes finales si frappantes et si évidentes, m'oblige de convenir<558> qu'une intelligence préside à cet univers pour maintenir l'arrangement général de la machine. Je me représente cette intelligence comme le principe de la vie et du mouvement. Le système du chaos développé me paraît insoutenable, parce qu'il eût fallu plus d'habileté pour former le chaos et le maintenir que pour arranger les choses telles qu'elles sont; le système d'un monde créé de rien est contradictoire, et par conséquent absurde : il ne reste donc que l'éternité du monde, idée qui, n'impliquant aucune contradiction, me paraît la plus probable, parce que ce qui est aujourd'hui peut bien avoir été hier, et ainsi du reste. Or, l'homme étant matière, pensant et se mouvant, je ne vois point pourquoi un pareil principe pensant et agissant ne pourrait pas être joint à la matière universelle. Je ne l'appelle pas esprit, parce que je n'ai aucune idée d'un être qui n'occupe aucun lieu, qui par conséquent n'existe nulle part; mais comme notre pensée est une suite de l'organisation de notre corps, pourquoi l'univers, infiniment plus organisé que l'homme, n'aurait-il pas une intelligence infiniment supérieure à celle d'une aussi fragile créature?

Cette intelligence coéternelle avec le monde ne peut pas, selon que je la conçois, changer la nature des choses; elle ne peut ni rendre ce qui pèse léger, ni ce qui est brûlant glacé. Asservie à des lois qui sont invariables et inébranlables, elle ne peut que combiner, et ne saurait se servir des choses que selon que leur constitution intrinsèque s'y prête. Les éléments, par exemple, ont des principes certains, et ils ne pourraient pas exister autrement qu'ils ne font; mais si l'on veut en inférer que le monde, étant éternel, est nécessaire, et que par conséquent tout ce qui existe est assujetti à une fatalité absolue, je ne crois pas devoir souscrire à cette proposition. Il me paraît que la nature se borne à avoir doué les éléments de propriétés éternelles et stables, et asservi le mouvement à des lois permanentes, qui sans doute influent considérablement sur la liberté, sans cepen<559>dant entièrement la détruire. L'organisation et les passions des hommes viennent des éléments dont ils sont composés. Or, lorsqu'ils obéissent à ces passions, ils sont esclaves, mais libres aussi souvent qu'ils leur résistent. Vous me pousserez plus loin, vous me direz : Mais ne voyez-vous pas que cette raison par laquelle ils résistent à leurs passions est assujettie à la nécessité qui la fait agir sur eux? Cela peut être à la rigueur. Mais qui opte entre sa raison et ses passions, et qui se décide, est, ce me semble, libre, ou je ne sais plus quelle idée on attache au mot liberté. Ce qui est nécessaire est absolu. Or, si l'homme est rigoureusement assujetti à la fatalité, les peines ni les récompenses n'ébranleront ni ne détruiront cet ascendant vainqueur. Or, comme l'expérience nous prouve le contraire, il faut convenir que l'homme jouit quelquefois de la liberté, quoique souvent limitée. Mais, mon cher Diagoras, si vous prétendez que je vous explique dans un plus grand détail ce qu'est cette intelligence que je marie à la matière, je vous prie de m'en dispenser. J'entrevois cette intelligence comme un objet que l'on aperçoit confusément à travers un brouillard; c'est beaucoup que de la deviner; il n'est pas donné à l'homme de la connaître et de la définir. Je suis comme Colomb, qui se doutait de l'existence d'un nouveau monde, et qui laissa à d'autres la gloire de le découvrir.

Après un aveu aussi sincère, vous ne direz pas que des préjugés d'enfance m'ont fait embrasser la défense de la religion chrétienne contre le philosophe fanatique qui la déchire avec tant d'animosité. Souffrez que je vous dise que nos religions d'aujourd'hui ressemblent aussi peu à celle du Christ qu'à celle des Iroquois. Jésus était juif, et nous brûlons les juifs; Jésus prêchait la patience, et nous persécutons; Jésus prêchait une bonne morale, et nous ne la pratiquons pas. Jésus n'a point établi de dogmes, et les conciles y ont bien pourvu; enfin un chrétien du troisième siècle n'est plus ressemblant à un chrétien du premier. Jésus était proprement un essénien; il était<560> imbu de la morale des esséniens, qui tient beaucoup de celle de Zénon. Sa religion était un pur déisme, et voyez comme nous l'avons brodée. Cela étant, si je défends la religion du Christ, je défends celle de tous les philosophes, et je vous sacrifie tous les dogmes qui ne sont pas de lui. Des prêtres ayant remarqué quel pouvoir leur crédit idéal leur donnait sur l'esprit des peuples, ils ont fait servir la religion d'instrument à leur ambition; mais si leur politique a défiguré une chose qui, dans son institution, n'était pas mauvaise, cela ne prouve autre chose, sinon que la religion chrétienne a eu le sort de toutes les choses humaines, qui se pervertissent par des abus. Quand on veut donc se récrier contre cette religion, il faut désigner les temps dont on parle, et distinguer les abus de l'institution. Mais quels que soient ses dogmes, le peuple y est attaché par la coutume; il l'est de même à certaines pratiques extérieures; qui les attaque avec acharnement le révolte. Que faut-il donc faire? Conserver la morale, et même y réformer ce qui est nécessaire; éclairer les hommes en place qui influent sur les gouvernements; répandre à pleines mains du ridicule sur la superstition; persifler les dogmes, éteindre le faux zèle, pour acheminer les esprits à une tolérance universelle : qu'importe alors à quel culte le peuple est attaché?

Après vous avoir dit de Dieu ce que j'en sais et ce que je n'en sais pas, je vous entretiendrai un moment d'une de ses images sur terre, de ce Louis XIV, trop loué pendant sa vie, et trop amèrement critiqué après sa mort. Vous accusez ce prince d'avoir le premier donné l'exemple de ces armées nombreuses qu'on entretient de nos jours. Ne vous souvenez-vous donc pas que longtemps avant lui les Romains en avaient introduit l'usage? Mettez-vous dans le cas de ce prince. Il prévoyait que la jalousie de ses voisins lui susciterait des guerres toujours renaissantes; il ne voulait pas être pris au dépourvu. Il voyait la maison royale d'Espagne près de s'éteindre; ne devait-il pas se mettre en posture pour profiter des événements favorables que<561> l'occasion lui présentait? et n'était-ce pas un effet de sa prudence et de sa sagesse de les entretenir avant qu'il en eût besoin? Et après tout, les grandes armées ne dépeuplent pas les campagnes, ni ne font manquer de bras l'industrie. En tout pays, il ne peut y avoir qu'un certain nombre d'agriculteurs, proportionné aux terres qu'ils ont à cultiver, et un certain nombre d'ouvriers, proportionné à l'étendue du débit; le surplus deviendrait ou mendiant, ou voleur de grands chemins. De plus, ces nombreuses armées font circuler les espèces, et répandent dans les provinces, avec une distribution égale, les subsides que les peuples fournissent au gouvernement. L'entretien coûteux de ces armées abrége la durée des guerres; au lieu de trente ans qu'elles duraient il y a plus d'un siècle, les monarques, par épuisement, sont obligés de les terminer bien plus vite. De nos jours, sept ou huit campagnes au plus épuisent les fonds des souverains, et les rendent pacifiques et traitables. Il faut encore observer que ces grosses armées fixent les conditions plus définitivement qu'elles n'étaient fixées autrefois. Au premier coup de trompette qui sonne à présent, ni le laboureur, ni le manufacturier, ni l'homme de loi, ni le savant, ne se détournent de leurs ouvrages; ils continuent tranquillement à s'occuper à leur ordinaire, laissant aux défenseurs de la patrie le soin de la venger. Autrefois, à la première alarme, on levait des troupes à la hâte, tout devenait soldat, on ne pensait qu'à repousser l'ennemi; les champs restaient en friche, les métiers demeuraient oisifs, et les soldats, mal payés, mal entretenus, mal disciplinés, ne vivaient que de rapines, et menaient la vie de brigands sur les malheureuses terres qui servaient de théâtre à leurs déprédations. Tout cela est bien changé, non qu'il n'y ait encore de vils pillards dans quelques armées, mais tout cela n'approche pas du dérèglement qui avait lieu autrefois. Ainsi vous voudrez bien que je suspende mon jugement sur l'entretien des grandes armées jusqu'à ce que vous me fournissiez de meilleurs arguments pour les abolir.<562> La politique a d'autres règles sans doute que la métaphysique; mais il en est d'aussi rigoureusement prouvées qu'on en trouve dans la géométrie.

Tout cela, mon cher Diagoras, ne fait pas que je vous en estime moins. On peut être de différente opinion sans se haïr, surtout sans se persécuter. J'ai réfuté l'auteur du Système de la nature, parce que ses raisons ne m'ont pas convaincu; cependant, si on voulait le brûler, je porterais de l'eau pour éteindre son bûcher. Voilà comme il faut penser quand on veut se mêler de philosophie, ou il faut renoncer au titre de philosophe. Or, je vous avertis que si nous poussons notre dispute plus loin sur Dieu et sur la fatalité, nous aurons le malheur de ne nous plus entendre. Je ne saurais vous en dire plus que ce que mes observations et des probabilités m'en ont fourni. Ces matières ne sont pour nous qu'un objet de vaine curiosité et d'amusement; par bonheur, elles n'influent en rien sur la sérénité de nos jours; le grand article est de se bien porter. Je souhaite que votre voyage rétablisse vos organes dans leur élasticité première, que, la dissipation chassant les brouillards de mélancolie qui s'élevaient de votre âme, votre esprit, souffrant moins des influences fatales de la matière, puisse se livrer en toute liberté aux impulsions de votre vaste génie. Sur ce, etc.


557-a Voyez t. XXI, p. 158.