94. DE D'ALEMBERT.

Paris, 3 janvier 1771.



Sire,

Votre Majesté peut me dire comme Auguste à Cinna, dans la tragédie de ce nom :

Je t'ai comblé de biens, je t'en veux accabler.580-a

J'obéis donc avec la plus respectueuse reconnaissance à ses ordres réitérés; et puisqu'elle veut que j'emploie à d'autres besoins la plus grande partie de la somme qu'elle avait destinée à mon voyage d'Italie, je croirais manquer à ce que je dois à mon auguste et respectable bienfaiteur, si j'insistais davantage pour ne pas accepter le don qu'elle a la générosité de me faire.

V. M. m'en a fait un autre dont je ne suis pas moins reconnaissant; c'est celui de sa très-plaisante, très-poétique, très-spirituelle et<581> très-philosophique Facétie.581-a Je l'ai lue, Sire, et relue plusieurs fois, toujours avec un nouveau plaisir; et je me disais, en me donnant des coups de poing à la tête : Maudit géomètre, triste ressasseur d'x et d'y, que n'as-tu le talent des vers plutôt que celui des z! Tu emploierais bien mieux ton temps à mettre en vers cette Facétie charmante; et puis, je me consolais en disant : Cependant la Facétie n'y perdra rien, si l'auteur le veut; car qui peut mieux mettre en vers que lui ce qu'il a déjà si bien exprimé en prose? Je ne doute pas que V. M. n'ait déjà envoyé ce charmant ouvrage au grand et mortel ennemi du fanatisme, qui a l'honneur d'être si glorieusement célébré par le philosophe des rois et le roi des philosophes. O mon cher Voltaire! quelle douce et consolante satisfaction que celle dont tu vas jouir! Je ne te l'envie pas, car qui est digne de la partager avec toi?

Ce même Voltaire me mande, Sire, que V. M. lui a envoyé des vers charmants de la part du roi de la Chine.581-b Que ne puis-je les avoir, pour les joindre à la Facétie! Y aurait-il de l'indiscrétion à les demander à V. M.?

Je vois que quand elle m'a fait l'honneur de m'envoyer son Rêve, qui n'est assurément pas un conte à dormir debout, elle n'avait pas encore reçu l'ennuyeuse et longue rapsodie philosophique par laquelle j'ai répondu si faiblement à son excellente lettre métaphysique du 1er novembre dernier. Si je ne raisonne pas aussi bien que V. M. sur ces matières épineuses et sur bien d'autres, j'ai du moins, Sire, la satisfaction de voir que je pense à peu près comme elle, et j'aime mieux être ignorant avec elle que d'en savoir si long avec l'auteur du Système de la nature sur des choses où l'on ne sait rien.

On dit qu'on a présenté à V. M. une lunette de M. Béguelin. Elle doit être excellente, si elle ressemble à ses mémoires sur cet objet, que j'ai lus avec beaucoup de plaisir et de profit, et dont je puis d'au<582>tant mieux apprécier le mérite, que je me suis occupé de ces matières, mais avec moins de succès que lui. Cet académicien, Sire, est bien digne de la protection et des bontés de V. M.

Recevez, Sire, avec votre bonté ordinaire les vœux ardents que je fais pour la conservation de vos jours précieux, pour la prospérité de vos entreprises, et pour la gloire et le bonheur que V. M. mérite à tant d'égards. C'est avec ces sentiments, et avec le plus tendre et le plus profond respect, que je serai jusqu'au dernier soupir, etc.


580-a

Tu trahis mes bienfaits, je les veux redoubler;
Je t'en avais comblé, je t'en veux accabler.

Corneille,

Cinna

, acte V, scène III.

581-a Facétie à M. de Voltaire. Rêve. Il en est fait mention ci-dessus, p. 575.

581-b Vers de l'empereur de la Chine, t. XIII, p. 43-46, et t. XXIII, p. 199 et 200.