101. A D'ALEMBERT.

7 mai 1771.

C'est dommage que le duc de Nivernois prive le public de ses productions. Il n'y a point de plus grand encouragement pour les sciences que lorsque les grands seigneurs les cultivent eux-mêmes<596> sans en rougir. Le duc de Nivernois est à présent le seul de la haute noblesse qui rassemble des connaissances et des talents, dans un temps où les arts paraissent perdre leur considération en France; il pourrait les relever et les retirer de la roture. Je suis fâché de ce que son extrême circonspection l'empêche de donner cet encouragement au public. Enfin chacun est le maître d'agir comme il le trouve à propos; cependant on dit que les vertus des cénobites sont perdues pour la société; il en pourrait bien être de même des bons ouvrages qui ne voient pas le jour.

Quant à nos dissertations philosophiques et métaphysiques, croyez que si je m'avise d'exposer mes sentiments à l'Anaxagoras de ce siècle, c'est plutôt pour m'instruire que pour le réfuter. Le point que j'ai osé examiner est si subtil, qu'il échappe à nos combinaisons; et Ton peut se tromper sans conséquence sur des matières aussi abstruses. Consolons-nous, mon cher d'Alembert; nous ne serons pas les seuls condamnés à ignorer à jamais la nature divine. Si cette ignorance était le plus grand de nos malheurs, nous pourrions nous en consoler facilement; je me rappelle souvent ce vers anglais :

L'homme est fait pour agir, et tu prétends penser!596-a

Je ne saurais vous dire combien vos Français m'amusent. Cette nation si avide de nouveautés m'offre sans cesse des scènes nouvelles : tantôt ce sont les jésuites chassés, tantôt des billets de confession, le parlement cassé, les jésuites rappelés, de nouveaux ministres tous les trois mois; enfin ils fournissent seuls des sujets de conversation à toute l'Europe. Si la Providence a pensé à moi en faisant le monde (supposé qu'elle l'ait fait), elle a créé ce peuple pour mes menus plaisirs. Cependant je ne crois pas que la cour rappelle les jésuites. Le roi les croit coupables du crime de Damiens; ce n'est pas une raison pour infecter de nouveau le royaume de cette vermine.<597> Il ne faut pas voir trop noir; mettant les choses au pis, n'avez-vous pas chez moi un asile ouvert? Des Cartes n'alla-t-il pas se réfugier en Hollande, enfin en Suède, pour se mettre à couvert des persécutions de ses compatriotes? Galilée n'aurait-il pas fait sagement de s'expatrier d'Italie, pour éviter les prisons où l'inquisition le retint? La patrie d'un philosophe est le lieu où il peut trouver un asile et philosopher tranquillement; et le lieu qui l'a vu naître devient pour lui une terre ennemie, dès qu'il y est persécuté.

J'ai vu passer ici le roi de Suède,597-a qui aime bien la France, mais qui la quitte pour occuper dans sa patrie la première place. Il est très-aimable et très-instruit, mais il trouvera chez lui de quoi donner de l'exercice à sa patience; c'est un terrible pays à gouverner.

Nous avons vu passer ici Alexis Orloff le Lacédémonien, qui a fait la guerre dans le Péloponnèse et sur la Méditerranée; il m'a donné une pièce assez curieuse,597-b qu'il a recueillie à Venise; je souhaite qu'elle contribue à votre édification et à celle du troupeau.

Quittez les pensées noires, mon cher d'Alembert. Il vaut mieux rire des sottises des hommes que d'en pleurer. Dissipez votre mélancolie par des idées gaies, et si vous voulez puiser dans une source de bonne humeur, venez chez nous; je le souhaite, je vous y exhorte; vous y vivrez plus tranquille et plus heureux. Sur ce, etc.


596-a Voyez t. X, p. 110; t. XXI, p. 184; et t. XXII, p. 206.

597-a Gustave III, roi de Suède, arriva à Potsdam le 22 avril, et il partit de Berlin le 29, pour se rendre dans ses États. Voyez t. XXIII, p. 220 et 221.

597-b Lettre de M. Nicolini à M. Francouloni, et Lettre du pape Clément XIV au mufti Osman Mola. Voyez t. XV, p. xvIII, et 195-201; et t. XXIII, p. 221. Frédéric dit dans sa lettre inédite à son frère le prince Henri, du 12 avril 1771 : « Je vous prie de cultiver avec soin votre correspondance avec l'impératrice de Russie; et s'il ne s'agit que de vous fournir quelque morceau qui puisse l'amuser, je vous enverrai, mon cher frère, dans quelques jours, une Lettre du pape au mufti, qu'on suppose être écrite il y a deux ans, assez raisonnablement ridicule pour amuser là-bas. » Il écrit au même, le 16 avril 1771 : « J'ai pris la liberté de vous envoyer hier la Lettre du pape au mufti, dont vous ferez l'usage qu'il vous plaira. »