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135. AU MÊME.

Le 7 janvier 1774.

Vous pouvez être sans appréhension pour ma personne; je n'ai rien à craindre des jésuites. Le cordelier Ganganelli leur a rogné les griffes; il vient de leur arracher les dents mâchelières, et les a mis dans un état où ils ne peuvent ni égratigner, ni mordre, mais bien instruire la jeunesse, de quoi ils sont plus capables que toute la masse des cuculatis. Ces gens, il est vrai, ont tergiversé pendant la dernière guerre; mais réfléchissez à la nature de la clémence. On ne peut exercer cette admirable vertu à moins que d'avoir été offensé; et vous, philosophes, vous ne me reprocherez pas que je traite les hommes avec bonté, et que j'exerce l'humanité indifféremment envers tous ceux de mon espèce, de quelque religion et de quelque société qu'ils soient. Croyez-moi, pratiquons la philosophie, et métaphysiquons moins. Les bonnes actions sont plus avantageuses au public que les systèmes les plus subtils et les plus déliés de découvertes, dans lesquels, pour l'ordinaire, notre esprit s'égare sans saisir la vérité. Je ne suis pas cependant le seul qui ait conservé les jésuites; les Anglais et l'impératrice de Russie en ont fait tout autant; et même dans ces trois États l'ordre684-a fait corps ensemble.684-b Voilà pour les jésuites.684-c

<685>Pour M. de Guibert, j'ai cru qu'il avait abjuré son art inhumain entre les mains de Voltaire. Je n'ai pas eu le temps d'entendre sa tragédie; il m'a dit qu'il méditait pour l'année prochaine un voyage au Nord, qu'il passerait par ici, et qu'alors il me lirait sa pièce. Je ne suis fait que pour admirer, et non critiquer ceux qui en savent plus que moi; quelques vers composés pour mon amusement dans une langue étrangère ne me rendent pas assez présomptueux pour me croire maître de l'art. La tragédie m'a paru surtout difficile à traiter; je n'ai pas eu le courage de m'essayer en ce genre,685-a parce qu'il ne souffre rien de médiocre, et qu'il faut un esprit plus libre de soins que le mien pour se flatter d'y réussir.

A propos d'ouvrages nouveaux, j'ai lu celui d'Helvétius,685-b et j'ai été fâché, pour l'amour de lui, qu'on l'ait imprimé. Il n'y a point de dialectique dans ce livre; il n'y a que des paralogismes et des cercles de raisonnements vicieux, des paradoxes et des folies complètes, à la tête desquelles il faut placer la république française. Helvétius était honnête homme, mais il ne devait pas se mêler de ce qu'il n'entendait pas; Bayle l'aurait envoyé à l'école pour étudier les rudiments de la logique. Et cela s'appelle des philosophes! Oui, dans le goût de ceux que Lucien a persiflés. Notre pauvre siècle est d'une stérilité affreuse en grands hommes comme en bons ouvrages. Du siècle de Louis XIV, qui fait honneur à l'esprit humain, il ne nous est resté que la lie, et dans peu il n'y aura plus rien du tout.

Diderot est à Pétersbourg, où l'Impératrice l'a comblé de bontés. On dit cependant qu'on le trouve raisonneur ennuyeux; il rabâche sans cesse les mêmes choses. Ce que je sais, c'est que je ne saurais soutenir la lecture de ses livres, tout intrépide lecteur que je suis; il y règne un ton suffisant et une arrogance qui révolte l'instinct de ma liberté. Ce n'était pas ainsi qu'écrivaient Aristote, Cicéron, Lu<686>crèce, Locke, Gassendi, Bayle, Newton. La modestie va bien à tout le monde, elle est le premier mérite du sage; il faut raisonner avec force, mais ne pas décider impérieusement. Cela vient de ce que l'on veut être tranchant; on croit qu'il suffît de prendre un ton décisif pour persuader; ce ton peut aider à la déclamation, mais il ne se soutient pas à la lecture. Quand on a le livre à la main, on juge des raisons, et l'on se moque de l'emphase; l'auteur a beau se targuer, on l'apprécie, et on réduit ses arguments à leur juste valeur. Je m'aperçois que ma lettre est bien longue; j'en ai honte, je vous en demande pardon. En finissant, je n'ajouterai qu'un mot : ce sont mes vœux pour la conservation et la prospérité d'Anaxagoras, tant pour cette année que pour une longue suite d'autres; sur quoi je prie la nature et l'esprit qui président au grand tout de vous conserver dans leur sainte garde.

P. S. Pour votre Crillon, il est allé crillonner en Russie; il y a un mois qu'il n'en est plus question chez nous.


684-a Au lieu de l'ordre, on lit Londres dans toutes les éditions, et même dans la traduction allemande des Œuvres posthumes, t. XI, p. 163 et 164; mais il est évident que c'est une erreur, répétée par inadvertance. Frédéric dit ci-dessus, p. 334 : « On m'écrit de Paris que les jésuites se reforment en corps. »

684-b Le 8 février 1776, Frédéric, cédant aux instances de M. de Strachwitz, évêque suffragant de Breslau, décida que les jésuites cesseraient d'exister comme corporation, et qu'ils déposeraient le costume de l'ordre, mais qu'ils continueraient à fonctionner comme instituteurs de la jeunesse dans les écoles catholiques. Voyez Schlesische Provinzial-Blätter. Breslau, 1836, t. CIII, p. 333 et suivantes.

684-c Voyez ci-dessus, p. 436.

685-a Voyez t. XIV, p. II, et t. XXI, p. 298, 333 et 334.

685-b De l'homme, de ses facultés intellectuelles et de son éducation. Voyez t. XXIII, p. 283.