213. A D'ALEMBERT.

(Janvier 1780.)

Comme chez moi les vœux d'un philosophe sont bien préférables aux prières des moines, vous devez vous attendre à mes remercîments sur ce que vous me souhaitez d'heureux pour la nouvelle année; et comme je suis aussi peu ... que vous, je me flatte que si je désire que le ciel répande des biens sur vous et sur tous les amateurs de la sagesse, ce ne sera pas un vœu désagréable pour vous. Puissiez-vous donc, dans cette nouvelle année, vivre en paix, sans chicane, sans excommunication et sans anathème! et puisse cette lie du genre humain que vous nommez évéques devenir raisonnable et tolérante! Mais je crains bien qu'il ne soit aussi difficile de rendre vos prêtres<154> humains que d'apprendre à parler aux éléphants. Bon Dieu, quel opprobre pour ce clergé de France de sévir si opiniâtrément contre ce grand homme que nous avons perdu! Je soutiens que ces tonsurés agissent en ingrats. Souvent Voltaire a émoussé les traits qu'il leur a lancés, pour que les blessures ne fussent pas trop vives. Quelqu'un qui les ménagerait moins pourrait les terrasser à ne s'en relever jamais; car tout n'est pas dit. Les philosophes ont escarmouche par-ci par-là; ils ont poussé des bottes; mais ces charlatans de la superstition n'ont pas encore été enfoncés, battus et dissipés entièrement. Les armes sont toutes prêtes pour ce combat, et si j'étais jeune, j'attaquerais comme Hercule cette hydre de Lerne, cette hydre papale dont tous les vices concentrés produisent des têtes renaissantes. Là, ce serait la vérité qui terrasserait leurs absurdes fables; ici, la vertu qui mettrait au jour ce tissu de crimes dont la hiérarchie ecclésiastique est souillée; mais ces armes veulent être maniées par des mains vigoureuses, et les miennes sont goutteuses. En naissant, j'ai trouvé le monde esclave de la superstition; en mourant, je le laisserai de même. La raison en est que le peuple avale douze articles de foi comme des pilules, et qu'il est plus revêche sur ce qui intéresse sa liberté et sa bourse; il ne prévoit point que, étant enchaîné par les dogmes, son esclavage en devient la suite inévitable. Quant à ceux qui vous harcèlent, je vous conseille de leur opposer l'armure de Fontenelle, sage qui, de tous les savants, a le plus évité de se commettre avec les vipères du sacré vallon. Pour moi, je combats tantôt contre les Autrichiens, tantôt contre la goutte; et quand je suis assailli de la dernière, puisque la nature m'a donné deux mains, je pense, quand le mal m'ôte l'usage de l'une, que c'est à l'autre à y suppléer. Maintenant j'ai chassé mon ennemi, j'ai mis dehors la goutte, qui aime la bonne chère, en lui prescrivant le régime des reclus de la Thébaïde. Aussi me suis-je d'abord informé de l'affaire de votre prêtre de Neufchâtel, à qui justice sera faite.

<155>Je voudrais bien que votre santé se rétablît entièrement, ou je vous dirai comme madame Deshoulières,

Oui, c'est désespérer que d'espérer toujours.155-a

Depuis mon retour à Berlin, j'ai voulu décrasser mon esprit de la rouille de la campagne par un vernis académique. Je me suis entretenu avec M. Formey. Nous avons savamment et profondément discuté, à ma grande édification, les matières les plus graves, dont notre secrétaire perpétuel a voulu me convaincre. Un autre jour, l'homérique Bitaubé155-b ma fort assuré que l'auteur de l'Iliade et de l'Odyssée était le seul poëte qu'eût produit ce long enchaînement des siècles. Puis je me suis corroboré par les sages réflexions politiques et philosophiques de M. Wéguelin; et comme les soins de la terre m'avaient fait pour un temps oublier le ciel, M. Bernoulli155-c a bien voulu me communiquer l'itinéraire des astres; il m'a appris qu'on soupçonnait la cour de Vénus d'être plus nombreuse qu'on ne l'avait cru, et qu'on avait des indices d'un de ses satellites.155-d Moi qui vais un peu vite en besogne, j'ai d'abord baptisé ce satellite, que j'ai nommé Cupidon. Je me suis recommandé aux bonnes grâces de cette divinité, du nouveau satellite et des trois Grâces. M. Bernoulli prétend, par le moyen de ce satellite (qui est apparemment un espion), savoir au juste la masse et la taille de la déesse de Cythère, comme s'il l'avait mesurée avec sa ceinture; je l'ai fort prié d'en garder le secret, pour ne point décréditer les chefs-d'œuvre des Phidias et des Praxitèles qui ont sculpté cette déesse si supérieurement. Depuis, j'ai vu M. la Grange,<156> qui a bien voulu tempérer la sublimité de son langage en raison inverse des carrés de mon ignorance; il m'a conduit d'abstraction en abstraction dans un labyrinthe d'obscurités où mon pauvre esprit se serait perdu, si notre bon Suisse M. Merian156-a ne m'avait retiré des sublimes régions infinitésimales pour me remettre sur ce globe abject et brut où je végète. Enfin, M. Achard m'a appris ce que c'est que l'air fixe, et il m'a fait convenir sans peine que la matière a une infinité de propriétés qui ont échappé jusqu'ici à notre connaissance, et que ce ne sera qu'en suivant Bacon, à force de faire des expériences, que nous pourrons, avec le temps, étendre de quelques degrés la sphère étroite de nos connaissances. Malheureusement les premiers principes des choses demeureront à jamais hors de la portée de notre faible pénétration. Tel est en abrégé le petit cours académique que j'ai fait durant ma maladie. Cela ne valait pas la peine de le communiquer au sublime Anaxagoras; non sans doute; si j'avais eu quelque chose de plus intéressant à lui apprendre, je l'aurais fait.

Sur ce, etc.


155-a Réminiscence du Misanthrope de Molière, et non des œuvres de madame Deshoulières. Voyez ci-dessus, p. 100.

155-b Voyez t. XXIII, p. 463.

155-c L'astronome Jean Bernoulli naquit à Bâle le 4 novembre 1744, et mourut à Cöpenick le 13 juillet 1807. Il vécut depuis 1779 à Berlin, où il fut nommé directeur de la classe des mathématiques dans l'Académie des sciences.

155-d Voyez la lettre de d'Alembert à Frédéric, du 3 novembre 1764, t. XXIV, p. 428 et 429.

156-a Voyez t. XIX, p. 219, et t. XXIII, p. 240.