241. DU PRINCE HENRI.

Rheinsberg, 14 octobre 1772.



Mon très-cher frère,

Je viens d'apprendre par le président Domhardt que vous m'avez assigné mille écus par mois,410-a mon très-cher frère, sur la nouvelle acquisition que vous venez de faire. En vous faisant mes très-humbles remercîments, je vous supplie de croire que mon unique satisfaction consiste dans le bonheur de vous voir jouir d'un accroissement avantageux à vos intérêts, qui arrondit vos États, et dans la flatteuse idée d'avoir pu vous être utile.

C'est avec le plus vif intérêt que je partage les inquiétudes que<411> vous avez montrées, mon très-cher frère, sur les dispositions de l'impératrice de Russie à l'égard de la Suède. Il me paraît que les objets réels qui devraient occuper cette princesse, c'est la guerre contre les Turcs. C'est un mal présent; celui qu'elle voit en Suède n'est que très-éloigné. Si la Russie se précipite trop en faisant la paix, elle perdra des avantages qui sont réels, sans compter que si la guerre continuait, il est à présumer que les Autrichiens y prendront part, et que le succès pour les Russes pourrait être très-considérable. Si l'on peut faire envisager cet objet à l'Impératrice, je ne doute pas qu'elle n'embrasse le parti de s'attacher aux grands objets, et qu'elle ne traite alors les affaires de Suède que comme secondaires, et qui ne méritent pas qu'elle en soit si fortement émue. Il n'y a que vous, mon très-cher frère, qui puissiez entrevoir ces vérités. L'Impératrice est très-vive, mais elle embrasse la vérité lorsqu'on la lui fait envisager. Il y a une considération encore à faire : c'est que si la paix avec les Turcs est conclue, et que la Russie tourne ses armes contre la Suède, les combinaisons changeraient nécessairement. La cour de Vienne pourrait de nouveau se jeter du côté de la France; cette puissance est obligée de soutenir la Suède, et si on fait envisager à l'Impératrice toutes les suites que cette entreprise pourrait entraîner, il est à espérer qu'elle sera bien aise alors de mettre cette affaire en négociation, et pourvu qu'on gagne du temps, on peut alors tout espérer. Je conviens qu'il sera difficile de trouver un milieu entre les intérêts de l'Impératrice et ceux du roi de Suède. Ce dernier est dans le premier moment de sa fortune; tous ceux qui l'entourent lui font envisager les temps de Gustave-Adolphe. A force d'entendre ces comparaisons, on commence à croire qu'on peut faire les mêmes entreprises; l'esprit s'échauffe, et l'imagination s'enflamme. Je tiens pour un bonheur que vous disiez, mon très-cher frère, la simple vérité à ma sœur. J'ai pris la même liberté, et j'en ai fait autant par la lettre que j'ai écrite au roi de Suède, en réponse de celle qu'il m'avait faite. Il<412> faut, je crois, laisser mûrir ces affaires; à force de jeter l'alarme dans le cœur du roi de Suède, et à mesure qu'on pourra calmer l'esprit de l'Impératrice, il se présentera un moyen de réunion qui, dans le moment, est encore trop difficile à saisir.

Voilà le comte Orloff disgracié dans les formes. Cet événement est un clou qui affermit la couronne sur la tête de l'Impératrice. Elle sera plus unie avec le grand-duc et le comte Panin, et alors personne ne peut attenter à la détrôner. D'ailleurs, le comte Orloff était un brouillon dans les affaires, et je suis charmé, par l'intérêt que je prends, mon cher frère, à l'alliance que vous avez avec la Russie, que cet homme est éloigné.

L'occupation est l'âme de la vie; je l'ai toujours envisagée ainsi, et je ne sais si je me trompe, mais je crois, mon cher frère, que vous devez avoir du plaisir d'arranger des finances, de distribuer des bienfaits, de rendre des hommes heureux par les places que vous avez à donner, de tenir l'équilibre dans la politique, de créer des corps de milice, et d'entretenir ce mouvement perpétuel dans l'État.

Vous avez eu la grâce de m'envoyer des raisins; je les ai reçus avec ce plaisir que votre souvenir me cause, et avec les sentiments d'attachement avec lesquels je suis, etc.


410-a Voyez ci-dessus, p. 407.