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VII. CORRESPONDANCE DE FRÉDÉRIC AVEC GUSTAVE III, ROI DE SUÈDE. (11 AVRIL 1771 - 27 OCTOBRE 1783.)[Titelblatt]

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1. AU ROI DE SUÈDE.

Le 11 avril 1771.



Monsieur mon frère,

Je suis infiniment sensible aux marques d'amitié que Votre Majesté me donne en traversant un bout de mes États. J'ai partagé sa douleur et la perte; qu'elle vient de faire d'un père tendrement aimé, et je souhaite que ce soit le dernier chagrin qu'elle éprouve de sa vie. Si ses nouvelles de Suède sont conformes à mes vœux, elles me procureront la satisfaction d'embrasser un neveu dont la renommée m'a dès longtemps prévenu, qui se fait estimer de tous ceux qui l'approchent, et dont le moment présent me procurera la connaissance, ou bien à laquelle il faudra renoncer pour jamais. Je conçois combien ma sœur désire de revoir de dignes fils qui désormais seront son unique consolation. Je sens que tous les mouvements qui précèdent une diète extraordinaire peuvent exiger la présence d'un prince qui s'y trouve si étroitement intéressé; cependant je me flatte encore qu'un jour qui prolongera le retour de V. M. ne sera pas assez important pour me priver du bonheur de l'embrasser. J'attends les nouvelles que V. M. voudra me donner entre l'incertitude et l'espérance, la priant de me conserver les sentiments d'amitié qu'elle vient de me témoigner, et de me croire avec une tendresse mêlée d'estime et de considération,



Monsieur mon frère,

de Votre Majesté
le bon frère et oncle,
Federic.

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2. AU MÊME.

Le 16 avril 1771.



Monsieur mon frère,

Rien ne pouvait me faire plus de plaisir que l'agréable nouvelle que V. M. m'annonce dans sa lettre. J'aurai donc la satisfaction de l'embrasser, et, la connaissant personnellement, de joindre mes applaudissements à ceux que l'Europe lui a prodigués à si juste titre. Le chemin naturel conduira V. M. ici, à Potsdam; elle sera toujours la maîtresse d'aller à Berlin, car il faut passer ce lieu pour y aller, venant de Brunswic. Personne ne serait plus disposé que moi à rendre à V. M. tout ce qui lui est dû, si elle le permettait; mais ses volontés seront des règles pour moi, et elle sera comte de Gothland autant qu'elle jugera à propos de l'être; et bien loin de la gêner en quoi que ce soit, je me ferai une règle de prévenir ses désirs autant qu'il sera en moi. Les nouvelles de Stockholm m'apprennent que ma pauvre sœur commence à se remettre tant soit peu de la cruelle affliction dans laquelle elle a été plongée. L'espérance de rassembler dans peu sa famille y contribue, et je devrai encore à V. M. la conservation d'une si tendre sœur, par la consolation qu'elle trouvera dans le sein d'un fils bien-aimé. Je fais des vœux pour que le temps favorise le voyage de V. M., en l'assurant qu'en aucun endroit elle n'a été attendue avec autant de désirs et d'impatience qu'ici, étant avec tous les sentiments de considération et de tendresse, etc.

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3. AU MÊME.

Le 5 mai 1771.



Monsieur mon frère,

J'ai bien regretté que Votre Majesté n'ait pas passé ici dans des circonstances plus favorables pour lui faire passer son temps plus agréablement. Pour moi, qui perds mes forces et mes facultés journellement, il ne me reste qu'un cœur sensible et une âme reconnaissante. J'ai été charmé de l'apparition que V. M. vient de faire ici, et j'en conserverai un souvenir pour la vie. Mais qu'il est dur de penser à un congé éternel! Il semble que V. M. ne s'est montrée que pour se faire regretter davantage; il faut l'aimer quand on a la satisfaction de la connaître, et en même temps il faut renoncer à la revoir jamais. Je ne doute point que V. M. ne soutienne la haute idée qu'elle a donnée ici, et partout où elle s'est arrêtée, de sa personne. Elle trouvera sans doute beaucoup d'obstacles à combattre dans le pays où elle va régner; mais qu'elle se souvienne que le monde attache le mérite aux difficultés vaincues. C'est une consolation quand on en trouve, et la seule peut-être dans la carrière dure et épineuse des gouvernements que nous avons à remplir. Si j'ai parlé avec franchise à V. M. de ses affaires de Suède, ce n'est, en vérité, que le tendre intérêt que je prends à sa personne qui m'a engagé à le faire; mes vœux ne sont que pour sa prospérité, et j'ai cru devoir lui indiquer les écueils qu'il y avait à redouter pour elle dans la situation délicate et critique où elle va monter sur le trône. Je ne doute point que sa sagesse saura lui faire éviter tout ce qu'il y a de dangereux, et que sa modération n'ajoute un nouveau lustre à sa gloire; j'aurai le plaisir d'applaudir à ses succès. En lui souhaitant toutes les bénédictions dont l'huma<82>nité est susceptible, je la prie de me croire avec l'estime la plus distinguée et la plus tendre, etc.

4. AU MÊME.

Le 28 juin 1771.



Monsieur mon frère,

Je vois, par les lettres que Votre Majesté a bien voulu me faire communiquer, qu'elle se trouve bien embarrassée de concilier les différents partis, et je crois qu'elle s'y était bien attendue. S'il y avait des Suédois en Suède, ils seraient tous du même avis pour le bien du royaume; mais les corruptions étrangères ont trop perverti l'esprit national, et une des plus difficiles attentions de son règne sera de tempérer les deux partis, pour qu'ils ne s'entre-déchirent pas. Cette balance à tenir d'une main toujours sûre n'est pas aisée en politique, et c'est pourquoi elle est digne d'entrer dans les projets de V. M. Je serais très-content de moi-même, si j'avais pu parvenir à tranquilliser des esprits effarouchés de ce qu'ils imaginaient des desseins de V. M. sans les connaître. J'ai assuré, sur ce qu'elle m'a dit elle-même, qu'il n'y avait point de nouveau traité de conclu avec la France, que V. M. n'avait aucunement le dessein de renverser les constitutions de son royaume, et qu'elle m'avait paru dans la ferme intention de cultiver autant qu'elle pourrait la bonne amitié de ses voisins. J'ai écrit en Russie que son intention avait été de finir son voyage par Pétersbourg pour retourner à Stockholm, ce que la mort du défunt roi avait dérangé. Enfin j'ai tâché d'affaiblir toutes les impressions contraires à ses sentiments et à la vérité qui commençaient à se répandre,<83> et je n'ai fait en cela que ce qui est d'un honnête homme, dont la conduite doit tendre à concilier les esprits et non à les aigrir. J'espère que les petits nuages domestiques se dissiperont aussi insensiblement, et que V. M. jouira d'une fortune aussi douce que la position actuelle où elle se trouve le comporte. Mes vœux seront toujours pour toutes les choses qui pourront contribuer à sa prospérité, l'assurant des sentiments d'estime et de tendresse avec lesquels je suis, etc.

5. AU MÊME.

Le 3 juillet 1772.



Monsieur mon frère,

Le général de Spens vient de me rendre les lettres de Votre Majesté et de me remettre l'ordre du feu roi son père, ainsi que celui qu'elle destine à mon neveu, et qu'il se fera un plaisir de porter comme venant de V. M. V. M. voudra bien que je commence par la féliciter sur son couronnement; elle ne doutera pas, à ce que j'espère, des vœux sincères que je fais pour la prospérité de son règne et pour son contentement personnel. Ces vœux partent du cœur d'un parent qui lui est sincèrement attaché, et qui participe à toutes les fortunes qui peuvent lui arriver. La Reine sa mère, qui se trouve actuellement ici, a eu, ces jours passés, quelques incommodités qui nous ont alarmés, mais qui heureusement se sont passées; elle, ainsi que la princesse sa fille,2_83-a jouissent à présent d'une bonne santé. Elles se préparent pour un départ qui sera d'autant plus sensible, qu'il pour<84>rait bien être pour toujours; mais ce qui deviendra la cause de notre affliction sera celle du contentement de V. M.; ainsi je n'en parle plus. En la priant de croire qu'on ne saurait être avec plus de considération et de tendresse que je suis, etc.

6. AU MÊME.

Le 3 août 1772.



Monsieur mon frère,

Il me serait impossible de laisser partir la princesse votre sœur sans me servir de l'occasion pour faire parvenir cette lettre entre les mains de V. M. Je crois qu'elle partagera mon affliction de voir partir la Reine sa mère, dont il faut prendre un congé éternel. En attendant, je fais des vœux sincères pour la prospérité de V. M. et de toute sa maison, en la priant d'être persuadée que je m'y intéresse avec plus de sincérité que personne, étant avec autant d'attachement que de considération, etc.

7. AU MÊME.

Le 1er septembre 1772.



Monsieur mon frère,

Je vois par la lettre de Votre Majesté le succès qu'elle a eu dans le changement de la forme du gouvernement suédois. Mais croit-elle<85> que cet événement se borne à la réussite d'une révolution dans l'intérieur de son royaume? et ne se souvient-elle pas que la Russie et le Danemark, et moi-même, nous avons garanti cette forme de gouvernement? Que V. M. se souvienne de ce que j'ai eu la satisfaction de lui dire lorsque, à Berlin, j'ai joui de sa présence. Je crains bien que les suites de cette affaire n'entraînent V. M. dans une situation pire que celle qu'elle vient de quitter, et que ce ne soit l'époque du plus grand malheur qui peut arriver à la Suède. Vous savez, Sire, que j'ai des engagements avec la Russie;2_85-a je les ai contractés longtemps avant l'entreprise que vous venez de faire. L'honneur et la bonne foi m'empêchent également de les rompre, et j'avoue à V. M. que je suis au désespoir de voir que c'est elle qui m'oblige à prendre parti contre elle, moi qui l'aime et qui lui souhaite tous les avantages compatibles avec mes engagements. Elle me met le poignard au cœur, en me jetant dans un embarras cruel duquel je ne vois aucune issue pour sortir. J'ai écrit de même à la Reine sa mère; je lui expose les choses dans la plus grande vérité; mais la chose est faite, et la difficulté consiste à y trouver un remède. Je regarderais comme le plus beau jour de ma vie celui où je pourrais parvenir à rajuster ce qui s'est passé, ne pensant qu'aux véritables intérêts de V. M., et ne souhaitant que de pouvoir lui donner des marques de la haute estime et de l'attachement avec lequel je suis, etc.

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8. AU MÊME.

Le 5 octobre 1772.



Monsieur mon frère,

Il est naturel de craindre quand on s'intéresse pour des personnes, surtout quand on les voit engagées dans des entreprises dont le danger est éminent; voilà comme j'ai pensé en apprenant la révolution de Suède et toutes les circonstances où se trouvait V. M. Quoique j'admire ses grands talents, je ne lui souhaite jamais de se trouver dans la situation où la fatalité m'avait mis durant la dernière guerre; c'est un souhait à faire à son plus cruel ennemi, et non pas à des parents auxquels leur mérite personnel autant que le sang nous intéresse; et si mes vœux sont exaucés, V. M. jouira d'une longue paix avec ses voisins, dont elle sait mieux que je ne puis le lui dire qu'il y en a qui méritent de sa part les plus grands ménagements. Elle a deux factions dans son royaume, ennemies depuis longtemps les unes des autres. Ce n'est pas l'ouvrage d'un jour que de les réunir cordialement. Sa prudence commencera cet ouvrage, mais il n'y a que le temps qui puisse le consolider. C'est sur cette réunion des esprits que V. M. peut établir et affermir son règne, et cette entreprise demande de la tranquillité et du repos, de sorte que je suis persuadé que V. M. fermera constamment l'oreille aux insinuations malignes de ceux qui voudraient la brouiller mal à propos avec ses voisins, et qu'elle ne pensera qu'à recueillir tranquillement les fruits des soins qu'elle se donne pour remettre l'ordre et la règle dans son royaume. Comme c'est ce qui contribuera le plus à sa gloire, je serai des premiers à l'applaudir, l'assurant de la haute estime et de la considération avec laquelle je suis, etc.

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9. AU MÊME.

Le 8 décembre 1772.



Monsieur mon frère,

Le comte Dönhoff2_87-a m'a rendu la lettre que Votre Majesté a bien voulu m'écrire, qui m'a fait un plaisir sensible en me renouvelant les assurances de son amitié, dont je fais un cas infini. Je n'ai jamais changé de façon de penser vis-à-vis de V. M., mon cœur ne saurait se démentir; mais j'ai craint les suites de ses entreprises, et mes craintes ne sont pas encore calmées sur son sujet. Tout le monde n'envisage pas du même œil la révolution qui s'est faite dans le gouvernement de Suède; cela peut causer des guerres et répandre, Sire, de l'amertume sur le reste de votre règne. Il y a des moments de calme auxquels de forts orages succèdent. La Suède en est menacée, et je ne vois pas comment elle y pourra résister. J'ai cru que, en écrivant à V. M., ma probité demandait que je me servisse du pinceau de la vérité et non de celui de la flatterie pour lui exposer mes craintes sur l'avenir. Jamais je ne désirerais plus d'être trompé dans mes conjectures que dans les circonstances présentes; cependant j'ai tout lieu d'appréhender le contraire. V. M. vient de calmer l'alarme qu'elle a causée aux Danois, et je suis persuadé de ses sentiments pacifiques; sans doute qu'ils conviennent à sa situation, où son plus grand objet consiste à gagner, à réunir les esprits. Autant qu'il m'est revenu de la Russie, l'Impératrice, ayant éprouvé les embarras que souvent les ambassadeurs suscitent à sa cour, s'est, à ce qu'on m'a dit, déterminée à ne recevoir que des ministres du second ordre; je suppose donc que V. M. se conformera apparemment à cette règle pour le caractère qu'elle donnera au comte Posse. En attendant, je fais des vœux<88> pour que les affaires tournent selon l'avantage de V. M., en l'assurant de la tendresse pleine de considération avec laquelle je suis, etc.

10. DU ROI DE SUÈDE.

(Oerebro, janvier 1773.)



Monsieur mon frère et cousin,

C'est toujours avec la même satisfaction que je reçois les lettres que Votre Majesté veut bien m'écrire. J'ai actuellement à la remercier de celle qu'elle m'a fait parvenir, en date du 8 du mois passé. Les sentiments d'intérêt pour mon bonheur que V. M. y exprime me touchent sensiblement, et ils me seront toujours chers à conserver. Mais pour me servir de la même franchise dont V. M. me donne l'exemple, et dont le principe est gravé dans mon propre cœur, je lui demanderai de qui je dois avoir les malheurs à appréhender que V. M. semble m'annoncer; et qu'est-ce que les puissances étrangères ont à faire dans les choses qui ne regardent que l'intérieur de mon royaume? Quant au premier, je suis certain qu'il y a en Europe des souverains qui, bien loin de m'en vouloir, me donneront dans l'occasion toute l'assistance qui est en leur pouvoir, et mes voisins m'ont donné chacun séparément les assurances les plus fortes de leur amitié et de leur désir de vouloir vivre avec moi dans une bonne et parfaite harmonie. Je dois donc avoir trop de confiance en leur bonne foi pour pouvoir croire qu'ils soient occupés à former des projets pernicieux contre ma personne et mes États, dans le temps que je reçois des assurances du contraire de leur part. Et quant au second, V. M. sent parfaitement elle-même jusqu'à quel point le devoir m'impose la loi<89> de maintenir la gloire et l'indépendance de ma couronne. C'est un sujet sur lequel je ne puis ni ne dois jamais admettre de tempérament. La chose en elle-même n'en est point susceptible, et lorsque j'observe rigoureusement de ne me point mêler dans les affaires domestiques de quelque puissance que cela soit, j'ai lieu de prétendre à un retour également équitable de leur part. Le contraire établirait un simple droit de convenance dans le monde, qui peut aller à l'infini et qui n'a point de bornes. Mais, de plus, V. M. peut être persuadée que si le flambeau de la guerre s'allume dans le Nord, il s'étendra certainement plus loin, et, les événements une fois abandonnés au sort des armes, il sera bien difficile, malgré toutes les probabilités même, de prévoir ou de calculer quelles en seront les suites.

Telle est la manière sous laquelle j'envisage et ma propre situation, et celle des affaires en général. Je la confie à un oncle qui m'est cher, et à un souverain qui par ses qualités rares jouit de l'admiration de toute l'Europe. Sous l'un et l'autre de ces titres, son amitié me sera précieuse à conserver, tout comme je m'efforcerai toujours à convaincre V. M. du sentiment de la haute estime et de l'attachement parfait avec lesquels je serai toujours, etc.

11. AU ROI DE SUÈDE.

Le 23 janvier 1773.



Monsieur mon frère,

Je viens de recevoir la lettre que Votre Majesté m'écrit d'Oerebro, avec toute la satisfaction possible. Je vois que V. M. approuve ma franchise, même qu'elle veut que je la pousse plus loin. Je ne doute<90> pas que V. M. n'ait de bons alliés; mais je les trouve très-éloignés de la Suède, et par conséquent peu en état de l'assister. Elle me dit qu'elle est satisfaite des témoignages d'amitié que lui ont donnés ses voisins. Je me garderai bien de la troubler dans l'heureuse sécurité dont elle jouit, et, bien loin de me plaire à prophétiser des infortunes, j'aimerais mieux annoncer des prospérités. Cependant je déclare à V. M., comme à tout son royaume, que je ne me suis jamais cru prophète, ni voyant, ni inspiré; je ne sais que calculer l'avenir sur de certaines données2_90-a qui peuvent quelquefois tromper par la vicissitude des événements, et qui souvent répondent au pronostic qu'on en a porté. Je pourrais me servir de la réponse de ce devin qui avait pronostiqué des malheurs qui menaçaient César, ce grand homme, aux ides de mars; César lui dit en le rencontrant : « Eh bien, ces ides de mars sont venues. » Le devin lui répondit : « Elles ne sont pas encore passées. »2_90-b V. M. sait le reste. Mais le cas n'est pas exactement pareil; la catastrophe de César n'est point à craindre pour V. M., et si des présages de l'avenir lui font de la peine, je puis comme un autre couvrir de fleurs des précipices pour les cacher à ses yeux. Elle peut toutefois compter que s'il y a quelqu'un qui souhaite de la soustraire aux hasards des événements, c'est moi, et que si les choses tournent autrement, ce ne sera pas ma faute, étant avec toute la considération et toute l'amitié possible, etc.

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12. AU MÊME.

Le 28 mars 1775.



Monsieur mon frère,

Quelque plaisir que me fassent pour l'ordinaire les lettres de Votre Majesté, je lui avoue que celle que je viens de recevoir m'a plongé dans la plus vive douleur, d'autant plus que le malheur qui nous menace était inattendu pour moi. Je voudrais savoir à tout moment des nouvelles de cette chère sœur, je voudrais voler moi-même à son secours; mais ce sont des choses impossibles. Il ne me reste qu'à faire des vœux pour sa conservation, et d'espérer, s'il est possible, que son bon tempérament surmonte le mal. Je remercie cependant infiniment V. M. de la bonté qu'elle a eue de me communiquer cette triste nouvelle et d'y avoir ajouté la consulte des médecins. Veuille le ciel et la nature la rendre à ses parents qui l'aiment! J'espère que mon sort ne sera pas que, aîné de la famille, j'aie la douleur de voir mourir mes cadets avant moi et d'enterrer ainsi toute ma famille. Que V. M. compatisse à mes alarmes, à mes angoisses, à mes inquiétudes; et si également il se trouve quelque confusion dans ma lettre, qu'elle daigne l'excuser, car ma surprise a été extrême. Veuille le ciel que j'aie la consolation d'apprendre par V. M. même que nos craintes ont été prématurées! Je la prie de me croire avec les sentiments de la plus haute estime et de la plus parfaite considération, etc.

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13. AU MÊME.

Le 30 mars 1775.



Monsieur mon frère,

J'ai mille obligations à Votre Majesté des bonnes nouvelles qu'elle a la bonté de me donner. Je lui avoue qu'elle me tire de cruelles angoisses, car je ne pouvais me cacher le danger où la Reine se trouvait, et comme il est impossible de savoir qui du mal ou du tempérament l'emportera, je n'ai pu calmer mes inquiétudes. Je bénis le ciel de ce qu'il nous a conservé une vie aussi précieuse, et V. M. d'avoir eu la bonté de me l'apprendre. Je souhaite que ceci soit le dernier chagrin domestique que V. M. éprouve de longtemps, et qu'elle jouisse de toutes les bénédictions que doivent lui mériter ses grandes qualités et, en cette occasion encore, les marques de l'attachement filial qu'elle a données à sa digne mère. Puissent les médecins se tromper toujours de même quand ils font les prophètes de malheur, et perdre, ainsi que le reste des charlatans sacrés et profanes, le peu de crédit que l'on ajoute à leurs paroles! Puissiez-vous, Sire, surtout n'avoir jamais besoin des secours de la pharmacie et jouir, pour la satisfaction de vos proches et de vos sujets, d'une santé toujours durable! C'est dans ces sentiments et ceux de la plus haute estime et considération que je suis à jamais, etc.

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14. DU ROI DE SUÈDE.

Le 6 décembre 1775.

C'est à Votre Majesté que je m'adresse, non pas comme à un souverain qui m'est étranger, et avec qui toute relation, excepté celle qui passe par les ministres ordinaires, est interdite, mais à mon oncle, en qui j'ai placé ma confiance depuis longtemps, et avec qui je suis accoutumé à m'entretenir en particulier. Tout ministre qui se trouvera à ma cour de la part de V. M. me sera certainement agréable, et M. le comte de Nostitz l'est de même. Il est jeune, et je suis persuadé qu'il ne voudra pas me déplaire; mais il me semble qu'il s'est laissé un peu emporter dans une affaire qui, en vérité, n'en valait pas la peine. Il n'a été question que d'un de ses laquais qui n'a pas voulu rester à l'endroit où se tiennent tous les autres domestiques au bal de l'Opéra, qui a fait du train, qui a résisté à ma garde, et qui a pris l'officier qui la commandait par le collet, lorsqu'il voulait le faire sortir d'un vestibule où il était défendu à la livrée de demeurer, afin que les masques qui entraient et qui sortaient du bal n'en fussent point importunés. Ce domestique a été envoyé au corps de garde du château la nuit du vendredi au samedi, et il ne pouvait en sortir qu'à mon réveil, lorsqu'on m'eut fait rapport de ce qui s'était passé. Il le fut dans l'instant, et j'ordonnai à l'officier, quoique insulté, de se rendre auprès de M. de Nostitz pour lui faire excuse de cette méprise. Cela ne pouvait se faire que le lendemain dimanche, parce que le sous-introducteur devait préalablement aller chez M. de Nostitz savoir l'heure où ce ministre voulait rester chez lui pour recevoir la visite de l'officier. Tout cela a été exécuté dans la journée de dimanche; le comte de Cronstedt, qui est l'officier en question, y a été; il a été accompagné du même sous-introducteur, et il a fait à M. de Nostitz une excuse pareille à celle dont je joins ici la copie. C'était,<94> je crois, tout ce qu'on peut faire pour un laquais arrêté; mais ce qui m'a paru étrange, dans une affaire qui ordinairement ne fait pas de sensation dans aucune cour, c'est le ton et la manière dont M. de Nostitz l'a traitée. Il a fait passer dans ces entrefaites deux notes ministérielles à M. de Scheffer, dont j'envoie également des copies à V. M., afin qu'elle juge elle-même si elles se trouvent conformes aux sentiments que V. M. m'a toujours témoignés. Il ne pouvait pas ignorer que mon dessein ne fût de lui rendre toute justice possible. M. de Scheffer l'en avait assuré dans la réponse qu'il fit à sa première note, et je connais trop les égards que demande le caractère de ministre étranger, pour vouloir que personne dans mon royaume y manquât. Certes, ce ne sera pas par celui de V. M. que l'on commencera. Mais après vous avoir mis, mon cher oncle, au fait de cette affaire, je proteste que mon intention n'est point de me plaindre de M. de Nostitz; je serais même au désespoir si le moindre désagrément lui en arrivait. Tout ce que je désire, si V. M. même le juge à propos, c'est qu'il puisse être avisé de mettre un peu plus de douceur et de liant dans sa manière de traiter les affaires. Je suis persuadé que cela est conforme à l'amitié que V. M. m'a toujours témoignée, et dont elle ne voudra pas que celui qui est chargé de l'entretenir puisse s'écarter.

J'ai été alarmé un moment pour la santé de V. M.; je suis heureusement rassuré sur ce sujet, mais ma mère m'inquiète de nouveau par une fièvre dont elle ne peut pas être entièrement guérie. Tous ces sujets d'intérêt augmentent et fortifient les sentiments de la haute considération et de l'attachement parfait avec lesquels je serai pour toujours, etc.

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15. AU ROI DE SUÈDE.

Le 22 décembre 1775.



Monsieur mon frère,

J'ai été fort fâché d'apprendre ce qui vient de se passer à Stockholm à l'occasion d'un domestique du comte Nostitz, mon ministre. L'usage est, dans les cours policées de l'Europe, qu'on n'arrête jamais un domestique d'un ministre étranger avant de l'en avertir; le contraire est regardé comme une insulte faite à son souverain. Je suis persuadé que V. M. terminera aimablement cette affaire, et comme l'insulte faite à mon ministre a été publique, il faut que la réparation le soit également. J'aimerais mieux n'avoir personne à Stockholm que de voir ceux qui y résident en mon nom exposés à de telles avanies. Mais je suis bien persuadé que ce qui s'est fait est arrivé sans la participation de V. M.; elle m'a témoigné trop d'amitié pour que j'aie le moindre doute sur ses sentiments.

Je suis charmé de ce que V. M. est satisfaite du calme qui règne à présent dans sa maison; si mes vœux sont exaucés, il sera inaltérable. J'attribue la maladie de la Reine douairière en partie à l'époque critique où elle se trouve, et j'espère que, ce mauvais pas une fois passé, nous pourrons encore la conserver longtemps. Pour moi, je relève du quatorzième accès de goutte2_95-a que j'ai eu presque sans intervalle depuis trois mois. Je ne puis qu'être sensible à l'intérêt que V. M. prend à ma santé; je l'assure que mes sentiments sont entièrement réciproques, la priant de me croire avec la plus haute estime, etc.

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16. AU MÊME.

Breslau, 2 décembre 1778.



Monsieur mon frère,

La goutte dont j'ai été tourmenté pendant quelque temps m'a empêché de recevoir plus tôt, par l'aide de camp de V. M., la lettre qu'elle a la bonté de m'écrire. Je la félicite sur l'heureuse délivrance de la Reine, en souhaitant à V. M. toutes les prospérités qu'elle peut désirer elle-même. Le général Hordt2_96-a ne se trouve point ici; il est à l'armée de mon frère, et je ne l'ai pas vu depuis mon départ de Berlin. Mais comme il ne me convient pas d'entrer dans de certains détails, il ne me reste qu'à désirer que la bonne harmonie et l'union puisse toujours se conserver entre des personnes qui me sont chères et précieuses, et que les liens du sang unissent le plus étroitement ensemble. C'est ma façon de penser invariable; c'est de quoi je prie V. M. d'être persuadée, ainsi que de la singulière considération avec laquelle je suis, etc.

17. AU MÊME.

Le 15 mai 1780.



Monsieur mon frère,

J'embrasse toutes les occasions avec plaisir qui se présentent pour donner à V. M. des marques de mon amitié et de ma considération. M. de Lilljehorn pourra voir ici ce qu'il jugera à propos, quoique je<97> doute qu'il trouve des objets dignes d'exciter sa curiosité. V. M. a bien de la bonté de s'intéresser aux restes de mon existence, que l'âge et les infirmités minent journellement; mais tant que je conserverai la vie, je me ferai un plaisir de lui donner des marques de la considération et de l'attachement avec lequel je suis, etc.

18. AU MÊME.

Le 30 juillet 1782.



Monsieur mon frère et neveu,

La mort inattendue de ma sœur la reine douairière de Suède m'a été d'autant plus accablante, que je n'y étais aucunement préparé. Je la connaissais trop pour n'être pas persuadé qu'elle conserverait toujours le tendre cœur d'une mère, et qu'elle respecterait en toute occasion les liens indissolubles par lesquels la nature l'avait unie à sa famille. J'avoue à V. M. que j'ai le cœur déchiré de cette perte; j'en suis trop vivement touché pour m'étendre davantage sur ce triste sujet. Je fais des vœux pour que V. M. n'éprouve de longtemps des pertes semblables, en la priant de me croire avec les sentiments les plus distingués, etc.

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19. AU MÊME.

Le 7 septembre 1782.



Monsieur mon frère,

La lettre dont Votre Majesté a eu la bonté de charger M. de Piper a renouvelé le sujet de ma douleur et de mes justes regrets. Ce sont de ces plaies ressenties qui saignent aussitôt qu'on y touche. Je souhaite que V. M. soit préservée à jamais d'aussi justes sujets d'affliction, et qu'elle n'ait que des sujets de contentement, étant avec tous les sentiments de considération possibles, etc.

20. AU MÊME.

Le 27 octobre 1783.



Monsieur mon frère et neveu,

J'ai appris par mes parents de Brunswic que Votre Majesté avait pris ce chemin pour se rendre en Italie, et qu'elle s'est souvenue de moi en parlant à ma sœur, de même qu'au duc de Brunswic. Je souhaite que le grand voyage qu'elle entreprend ne lui fasse aucune peine, et que son bras se guérisse, sans que les Alpes et les mauvais chemins y portent préjudice. Elle verra en Italie un exemple célèbre des vicissitudes humaines, les ruines d'une monarchie qui, dans ses beaux jours, avait subjugué une partie du monde connu, des cardinaux<99> au lieu de sénateurs, et un pape assis sur le trône des Césars. Chez nous, elle n'a vu que du sable et des soldats, et un vieillard qui maintenant s'achemine à grands pas vers son tombeau. Je lui souhaite toute sorte de bonheur pour son voyage et pour son retour, étant avec autant de considération que d'attachement, etc.


2_83-a La princesse Sophie-Albertine de Suède. Voyez ci-dessous les lettres que Frédéric lui a écrites.

2_85-a Voyez t. VI, p. 26, 53 et 54; t. XXVII. I, p. 47 et suivantes.

2_87-a Envoyé de Prusse à Stockholm depuis le mois de mai 1771 jusqu'au mois de juin 1775.

2_90-a Voyez t. XXV, p. 93.

2_90-b Valère Maxime, livre VIII, chap. II; Suétone, Vie de Jules César, chap. LXXXI; Plutarque, Vie de Jules César, chap. LXIII.

2_95-a Voyez t. XXIII, p. 405, et t. XXVI, p. 426.

2_96-a Voyez t. V, p. 14; t. XIX, p. 338; et t. XXVI, p. 273.