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II. APOLOGIE DE MA CONDUITE POLITIQUE. (JUILLET 1757.)

L'on dit ordinairement que les rois ne sont responsables de leur conduite qu'envers Dieu. Cela ne doit s'entendre que dans le sens illimité de leur pouvoir. Aucun prince ne peut les rendre responsables de leurs actions; les états du pays n'ont pas l'autorité de les interroger sur les motifs de leurs résolutions. Il n'en est pas moins vrai qu'un bon prince, sans déroger à sa dignité, peut et doit instruire le peuple, dont il n'est que le chef ou le premier ministre,3_303-a des raisons qui l'ont obligé de prendre un parti plutôt qu'un autre. Pour moi qui, grâce au ciel, n'ai ni l'orgueil qu'inspire le commandement, ni l'insupportable morgue de la royauté, je ne me fais aucun scrupule de rendre compte de ma conduite au peuple dont le hasard de la naissance m'a fait souverain. Mes intentions ont été pures, mes vues n'ont tendu qu'à assurer le repos et la tranquillité de l'État; j'ai<304> la conscience si nette, que je ne crains point de penser tout haut et de montrer à découvert les ressorts les plus cachés de mon âme.

Tout le monde sait que les troubles qui déchirent l'Europe ont pris leur naissance en Amérique, et que la pêche de la merluche en contention entre les Anglais et les Français, avec quelques terres incultes du Canada, ont donné lieu à la guerre cruelle qui afflige notre continent.3_304-a Cette guerre était si éloignée des possessions des princes de l'Allemagne, que l'on a de la difficulté à comprendre comment cet embrasement a passé d'une partie du monde à une autre qui semble n'y être aucunement liée. A présent, grâce à la politique de notre siècle, il n'y a aucune dissension dans le monde, aussi petite qu'elle soit, qui ne puisse gagner et brouiller en peu de temps toute la chrétienté.

Mais il n'est pas question ici de traiter des propositions générales ou de se répandre en vaines déclamations; il faut en venir au fait et entrer en matière. L'année 1755, la Prusse se trouvait alliée de la France et de la Suède. La reine de Hongrie, qui avait sans cesse en vue le recouvrement de la Silésie, à laquelle elle avait renoncé par deux traités formels, la reine de Hongrie, dis-je, remuait toute l'Europe contre nous. Elle était en alliance avec l'Angleterre et la Russie; à force de guinées anglaises elle avait porté les Moscovites à faire tous les ans des ostentations3_304-b sur les frontières de la Livonie et de la Courlande. Le roi de Pologne, comme électeur de Saxe, s'était si fort attaché à la fortune de la maison d'Autriche, son animosité contre la Prusse était si connue, que l'on ne pouvait s'attendre de sa part qu'à des coups de trahison, c'est-à-dire qu'il ne serait pas des premiers à se déclarer contre nous, mais qu'il profiterait du premier malheur pour nous accabler, à quoi la situation de son pays lui donnait toutes<305> les facilités. Depuis l'année 1748, pendant la paix, jusqu'à la guerre d'à présent, j'ai été si bien au fait de toutes les intrigues de ces cours ennemies, que j'ai eu toute leur correspondance entre mes mains; cela est clair et prouvé par les papiers justificatifs de ma conduite, qui sont imprimés et entre les mains de tout le monde. Dès que la guerre commença en Amérique entre les Français et les Anglais,3_305-a je prévis que de conséquence en conséquence j'y pourrais être engagé, et je résolus de faire tout ce qui dépendrait de moi pour n'y point être mêlé. Dès l'automne de l'année 1755, les Français, craignant qu'ils ne pourraient pas gagner la supériorité sur mer sur les Anglais, méditèrent d'attaquer le roi d'Angleterre dans ses possessions d'Allemagne, espérant de terminer dans le pays de Hanovre les différends qu'ils avaient en Amérique avec les Anglais. Ils jetèrent d'abord les yeux sur moi, supposant qu'il me suffisait d'une occasion pour me battre. Notre traité défensif avait exclu en termes précis tous les démêlés qu'ils pouvaient avoir dans un autre monde de nos garanties. M. Rouillé passa légèrement sur cette difficulté, et dit en termes formels à Knyphausen, mon envoyé, « qu'il y avait un bon trésor à Hanovre, et qu'on me l'abandonnerait. » Je lui fis simplement répondre que c'était une proposition à faire à Mandrin,3_305-b et non pas à un roi de Prusse. Sur cela, le roi d'Angleterre rechercha mon amitié, et me fit faire des propositions par le duc de Brunswic, qui tendaient à assurer le repos de l'Allemagne par un traité de neutralité. Je ne voulus m'engager à rien avant que d'être sûr si la Russie suivrait plutôt les impulsions de la cour de Vienne, ou celles des Anglais. J'en écrivis à Klinggräff, à Vienne, qui m'assura que la cour de Vienne n'avait point d'argent, que les Anglais tenaient les cordons de la bourse, et que les Russes, comme les Suisses, n'étaient que pour ceux qui les payaient. La cour de Londres m'assura en termes<306> formels qu'elle pouvait répondre de la Russie, et que je n'avais rien à appréhender de ce côté-là. D'autres nouvelles particulières confirmaient la disette d'argent où l'on se trouvait à Pétersbourg, de sorte que toutes les probabilités me portaient à croire que la Russie suivrait aveuglément le parti des Anglais, du moins qu'elle ne se déclarerait point contre les alliés du roi de la Grande-Bretagne. Mon alliance avec la France finissait au mois de mai de l'année 1756.3_306-a Il fallait prendre un parti. Les Français me pressaient d'agir. Si j'avais déféré à leurs désirs, je me serais vu engagé dans une guerre contre la maison d'Autriche, la Russie, l'Angleterre, et la plupart des princes d'Allemagne; si je faisais une alliance avec le roi d'Angleterre, je ne paraissais avoir à craindre que la reine de Hongrie. Le parti du traité de neutralité me parut donc le plus sûr, et je le choisis préférablement à d'autres, parce que je le crus seul capable de maintenir la paix en Allemagne. L'hiver de l'année 55, le duc de Nivernois vint à Berlin avec des propositions d'un nouveau traité, et pour me faire condescendre à la diversion du pays de Hanovre, il me proposa la possession de l'île de Tabago. Je lui répondis franchement que je ne voulais point aller sur les brisées du comte de Saxe, auquel cette île avait été une fois donnée, et que je ne ferais point la guerre en marchand. Je lui montrai ensuite le traité que j'avais fait avec le roi d'Angleterre, et je lui dis que je n'avais eu d'autre raison de le faire qu'un sincère désir de conserver l'Allemagne tranquille. Les Français furent extrêmement piqués de ce traité, quoiqu'ils n'eussent aucune raison de l'être; ils s'étaient mis dans l'esprit que je serais le Don Quichotte de toutes leurs querelles, et qu'ils me feraient faire la guerre ou la paix comme ils le jugeraient à propos. Pour moi, j'ai cru, et je le crois encore, qu'un prince souverain a le droit de contracter des alliances avec qui il lui plaît, et que ce n'est qu'aux puissances tributaires ou mercenaires à suivre les ordres de leurs maîtres<307> ou de ceux qui les payent. Mon intention était de maintenir la tranquillité de l'Allemagne, et j'avais espérance d'y réussir jusqu'au printemps de l'année 1756, que j'appris qu'un gros corps de Russes s'assemblait en Courlande. Cela me parut d'autant plus extraordinaire, que j'étais bien sûr, par les liaisons que j'avais avec les Anglais, que cela ne pouvait pas venir d'eux. J'entrai sur cela en quelques explications avec le ministère de Londres, et dès que je m'aperçus que les mouvements n'étaient pas concertés avec le roi d'Angleterre, cette manœuvre me donna de grands soupçons sur la conduite des Russes. J'appris au mois de juin, comme j'étais à Magdebourg, que cette armée se renforçait, et toutes les circonstances, jointes à des correspondances qui sont imprimées, me portèrent à présumer que la Prusse avait à craindre une invasion de ce côté; sur quoi je fis marcher quelques régiments en Poméranie pour être à portée de se joindre aux troupes de Prusse. Ce mouvement, qui ne pouvait donner aucune jalousie à la reine de Hongrie, occasionna quelle fit filer un grand nombre de ses troupes en Bohême. L'on sait comme cette démarche donna lieu à des explications qui occasionnèrent la guerre.

Dès que je fus informé que les troupes autrichiennes remuaient dans toutes les provinces, j'envoyai ordre à Knyphausen de parler à M. Rouillé, pour l'avertir qu'un orage se formait en Allemagne, et que, s'il le voulait conjurer, il en était temps en faisant des remonstrations3_307-a à la cour de Vienne, avec laquelle la France venait de conclure une alliance. M. Rouillé répondit sèchement que la France ne pouvait ni ne voulait se mêler de cette affaire. Après la réponse ambiguë et arrogante que le comte Kaunitz donna à Klinggraff, je me voyais forcé à la guerre. La reine de Hongrie l'avait résolue, et si j'avais attendu plus longtemps, ce n'aurait été que donner le temps à mon ennemi pour s'arranger entièrement. Il fallait prévenir pour n'être point prévenu. Si j'attaquais la reine de Hongrie du côté de<308> la Silésie, je sentais l'impossibilité dans laquelle j'étais de lui faire grand mal, et je donnais au roi de Pologne, électeur de Saxe, mon voisin le plus dangereux, le temps de mettre, moyennant des subsides, une armée de quarante mille hommes sur pied. D'ailleurs, s'il y avait moyen de réussir en Bohème, c'était du côté de la Saxe, où l'Elbe et la connexion avec la Marche fournit le moyen de se soutenir.

Voilà au vrai les raisons qui m'ont porté à choisir le parti que j'ai pris, préférablement à d'autres. Comment pouvais-je deviner que la France enverrait cent cinquante mille hommes dans l'Empire? comment pouvais-je deviner que cet Empire se déclarerait, que la Suède se mêlerait de cette guerre, que la France payerait des subsides à la Russie, que les Anglais ne soutiendraient pas le pays de Hanovre, malgré les garanties qu'ils en ont données, que les Hollandais se laisseraient tranquillement enfermer par les Français et les Autrichiens, que le Danemark laisserait agir les Russes et les Suédois sans en prendre de l'ombrage, en un mot, que les Anglais m'abandonneraient? Les politiques ne peuvent point lire dans l'avenir; ce que le vulgaire nomme hasard, et ce que les philosophes appellent causes secondes, échappe à leur calcul. Nous avons des principes pour diriger notre jugement, et ceux-là consistent dans l'intérêt des princes et dans ce qu'exigent d'eux les alliances dans lesquelles ils se trouvent; encore ce dernier point est-il sujet à question. Or, par les traités, la France n'était obligée d'assister la reine de Hongrie que par un secours de vingt-quatre mille hommes. La France n'avait aucun traité avec le roi de Pologne, aucune liaison ne l'obligeait à le secourir. Louis XIV fit la guerre au duc de Savoie, beau-père du duc de Bourgogne. Jamais les liens du sang n'ont influé dans la politique des rois; comment prévoir que les larmes de la Dauphine, les calomnies de la reine de Pologne et les mensonges de la cour de Vienne induiraient la France dans une guerre diamétralement opposée à ses intérêts poli<309>tiques? Depuis un temps immémorial, la France a été en guerre avec l'Autriche, leurs intérêts sont diamétralement opposés; la politique de la France a été de tout temps d'avoir un allié puissant dans le Nord, dont les diversions lui puissent être utiles. La Suède, qui la servait autrefois, a perdu son pouvoir et son influence dans les affaires du continent. Il ne lui restait donc que la Prusse.3_309-a Qui pouvait imaginer qu'un renversement d'esprit inexplicable et l'intrigue de quelques caillettes lui fît abandonner ses intérêts et le seul système qui lui est convenable? Pourquoi payer des subsides en Russie? pourquoi armer la Suède? pourquoi exciter l'Empire contre la Prusse, si ce n'est pour détruire cette puissance? Cette conduite serait-elle en haine du traité de neutralité conclu à Londres? Cette vengeance me paraîtrait bien outrée. Serait-ce en faveur de quelques cessions que la reine de Hongrie aurait faites à la France en Flandre? Ce leurre me paraîtrait bien grossier, et je ne sais si pour les suites la France ne doit pas prévoir que, malgré toutes ces belles apparences, l'accroissement de la maison d'Autriche, pour lequel elle travaille à présent si chaudement, tournera avec le temps à son plus grand désavantage. La France prend pour prétexte de son entrée dans l'Empire la garantie du traité de Westphalie. L'année 1745, lorsque nous entrâmes en Saxe, ces garants de la paix de Westphalie me félicitèrent sur mes heureux exploits. Comment donc ce qui était bon l'année 1745 devient-il mauvais l'année 57? Pourquoi la Suède fait-elle une levée de boucliers, parce que mille hommes de troupes légères ont traversé quelques villages du pays de Würzbourg?3_309-b Nos ennemis<310> n'ont pas pu même donner de couleur à leurs actions, les prétextes même leur ont manqué. Était-il possible de prévoir que dans une guerre très-sérieuse, et qui intéresse la nation anglaise, le système et la liberté de l'Europe, les cabales et les divisions intestines prévaudraient si fort contre l'intérêt de la nation, que les ministres oublieraient les intérêts de l'Europe pour leurs querelles domestiques? Comment pouvais-je prévoir que, m'ayant promis une escadre pour la Baltique, ils me la refuseraient tout net le moment où j'en aurais le plus de besoin? Si je ne dis rien du fantôme de l'Empire qui travaille pour ses tyrans, c'est que sa faiblesse a plié de tout temps sous la puissance prépondérante dont il a craint les menaces. Mais la Hollande qui rompt les traités qu'elle a eus avec l'Angleterre, et qui se laisse entourer de tous les côtés par les Français; mais les Danois qui voient que la Suède revient contre ses traités, et que, après avoir repris la Poméranie, elle pourra de même répéter toutes les cessions qu'elle a faites; mais ce même Danemark qui voit tranquillement le pouvoir que les Russes usurpent dans la Baltique, et qui ne se prépare aucune ressource pour se conserver le Holstein lorsqu'il plaira au grand-duc de Russie devenu empereur de vouloir le reprendre : voilà de ces événements que la prudence humaine ne saurait prévoir. Qu'on m'accuse, si l'on veut, au tribunal de la politique; je soutiens que, depuis la ligue de Cambrai,3_310-a l'Europe n'a pas vu de complot aussi funeste que celui-ci, que même la ligue de Cambrai ne saurait ni ne se peut comparer au dangereux triumvirat3_310-b qui s'élève à présent, qui s'attribue le droit de proscrire des rois, et dont toute l'ambition n'est pas encore développée. Accusera-t-on un voyageur d'imprudence, contre lequel trois voleurs de grand chemin, avec leurs troupes, se sont ligués, s'il est assassiné au coin d'un bois par lequel ses affaires l'obligeaient de passer? Tout le monde ne se mettra-t-il<311> pas plutôt à la piste des voleurs pour les prendre et les consigner entre les mains de la justice, qui leur donnera leur vrai salaire?3_311-a

Pauvres humains que nous sommes! Le public ne juge point de notre conduite par nos motifs, mais par l'événement. Que nous reste-t-il donc à faire? Il faut être heureux.

Les Archives de l'État conservent (F. 80. T) les autographes des deux pièces qui précèdent, pièces composées dans les temps désastreux qui suivirent la bataille de Kolin. M. Eichel, conseiller intime de Cabinet, a mis sur la feuille de papier qui sert d'enveloppe à ces documents : « Fait au mois de septembre 1757. » Mais l'avant-dernier alinéa des Raisons nous fait présumer que le Roi les avait écrites avant le 15 août,3_311-b jour où il marcha contre les Autrichiens, comme il le raconte dans notre t. IV, p. 154 et suivantes. Les Raisons, dix pages in-4, signées Federic, mais sans date, traitent le même sujet que le chapitre VI de ce tome quatrième; l'Apologie, sept pages in-4, sans date ni signature, correspond aux chapitres II et III du même volume. Les Raisons et l'Apologie sont écrites sur du papier à marge noire; le Roi portait le deuil de sa mère, morte le 28 juin 1757.


3_303-a Voyez t. I, p. 142; t. VIII, p. 72, 190 et 335; t. IX, p. 225.

3_304-a Voyez t. IV, p. 12 et suivantes; t. VI, p. 10; et t. XVIII, p. 127.

3_304-b Frédéric emploie ici ce mot au lieu de démonstration, comme il le fait souvent dans son Histoire de la guerre de sept ans, par exemple t. IV, p. 21. Voyez aussi t. XIX, p. 127, no 96.

3_305-a Voyez t. XXVI, p. 131.

3_305-b Voyez t. IV, p. 34, et t. XXVII. I. p. 294.

3_306-a Voyez t. IV, p. 35.

3_307-a Mot formé par le Roi, pour remontrances.

3_309-a A l'occasion du traité conclu avec la France en 1744, Frédéric dit à M. Dumesnil, brigadier des armées du roi de France, qui lui avait été envoyé par le maréchal de Noailles : « Je suis bien aise de remplacer les Suédois, qui étaient autrefois les alliés favoris de la France; à présent, c'est un corps sans âme; pour moi, j'en ai une, et l'on en sera content. » Voyez Flassan, Diplomatie française, seconde édition, Paris, 1811, t. V, p. 228.

3_309-b Voyez t. IV, p. 138 et 139.

3_310-a Voyez t. XIX, p. 252, et t. XXVII. I, p. 336.

3_310-b Voyez t. XII, p. 100, 103, 137 et 161.

3_311-a Voyez t. XIX, p. 177 et 178; t. XXVI, p. 236; et t. XXVII. I, p. 336.

3_311-b On lit dans le Militärischer Nachlass des General-Lieutenants Victor Amadeus Grafen Henckel von Donnersmarck, t. I, partie II, p. 264. et 265, que les Raisons de ma conduite militaire étaient achevées le 1er août. Le comte Henckel les connaissait très-bien, comme on peut le voir par ce qu'il en dit à cette date, l. c., p. 265.