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CHAPITRE X.

Campagnes d'Italie, en Flandre, sur le Rhin, et enfin celle du Roi.

La campagne d'Italie s'ouvrit au mois d'avril par le passage du Tanaro47-a et la prise de Nice et de Villefranche. Les généraux français et espagnols ne purent s'accorder sur leurs opérations ultérieures. Le prince de Conti prétendait que les passages qui conduisent de Nice en Piémont n'étaient pas praticables, et qu'il fallait chercher d'autres chemins pour y pénétrer. Dans cette vue il enfile le col de Tende, attaque les troupes savoisiennes à Montalban, force leurs barricades et la nature même, prend d'assaut Fort-Dauphin, et pénètre de cette façon en Piémont. Il faut avouer que ce début de campagne est un des plus brillants qu'on ait vus dans cette guerre. Le prince de Conti avance; il assiège Coni. Le roi de Sardaigne, pour faire lever ce siège, marche à lui : Conti le bat; mais l'enflement des eaux, la vigoureuse résistance des assiégés et le manque de subsistances l'obligent à lever le siège, et à se retirer en Savoie, après avoir fait sauter les fortifications de Démont. Cette campagne fit plus d'honneur à ses talents qu'elle ne fut utile à la France.

<48>Le prince de Lobkowitz, qui alors était en pleine marche pour attaquer le roi de Naples, informé des succès du prince de Conti, se décontenance; il désespère de sa fortune, se retire à Monte Rotondo, et de là à Florence, toujours talonné par Don Carlos et le marquis de Gages. Nous supprimons les petits avantages que les Français et les Espagnols eurent sur les Autrichiens, pour en venir aux expéditions maritimes.

Les flottes française et espagnole sortirent au commencement du printemps de la rade de Toulon : elles attaquèrent dans la Méditerranée la flotte anglaise commandée par l'amiral Matthews. Après la bataille, les Français et les Espagnols se retirèrent à Carthagène, et les Anglais, à Port-Mahon. L'action fut sans doute indécise, puisque les deux flottes se retirèrent; cependant elle ne laissa pas de faire honneur à l'amiral espagnol Navarro et au capitaine français. La cour de France envoya l'amiral Court en exil, et en punissant différents officiers qui avaient servi sur cette flotte, elle en témoigna son mécontentement. De leur côté, les Anglais traduisirent l'amiral Matthews devant le conseil de guerre; le vice-amiral fut conduit en prison : les deux partis étaient donc également mécontents d'une bataille indécise, dont les Français et les Anglais eurent la honte, et les Espagnols, la réputation.

Ces actions de mer n'étaient que le prélude des grands coups que la cour de Versailles se proposait de frapper cette campagne. Son objet capital était d'obliger les Anglais de rappeler dans leur île les troupes qu'ils avaient en Flandre. Pour cet effet, avant même l'ouverture de la campagne, le comte de Saxe se porta à Dunkerque à la tête de dix mille hommes; le fils du Prétendant, nommé le prince Édouard,48-a s'y rendit aussi. On fit des préparatifs pour un embarquement. L'Angleterre, alarmée, appela des secours étrangers : six mille Hollandais et six mille Anglais des troupes du lord Stair furent trans<49>portés dans ce royaume. Les Hollandais, qui manquaient de vaisseaux de guerre, armèrent des vaisseaux marchands, et les envoyèrent à leurs alliés pour remplir leurs engagements. Le roi de la Grande-Bretagne, saisi d'épouvanté, réclama même le contingent prussien. Le Roi répondit qu'il se mettrait à la tête de trente mille hommes pour passer dans cette île, si le Roi était attaqué : George trouva ce secours trop fort, et se désista de ses poursuites. C'était pour l'Europe un problème politique que de deviner les intentions du conseil de Versailles dans cette entreprise. Voulait-il établir le prince Édouard en Angleterre, ou était-ce un leurre pour affaiblir les troupes alliées en Flandre? Ces simples préparatifs d'une descente produisirent aux Français, pour le commencement de la campagne, tout ce qu'aurait produit une diversion réelle. Pour ce qui regarde le projet d'établir le prince Édouard en Angleterre, il avait été formé par le cardinal Tencin : il tenait son chapeau de la nomination du Prétendant, et pour lui témoigner sa reconnaissance, il essaya, autant qu'il était en lui, de procurer à son fils la couronne d'Angleterre. L'expédition manqua, parce que les vents furent contraires : excuse banale de tous les marins. Ce qu'il y a de sûr, c'est que l'amiral de cette flotte, nommé Roquefeuille, n'osa tenter le passage de la Manche en présence d'une flotte supérieure.

Les troupes françaises n'avaient point vu de roi à leur tête depuis que Louis XIV avait cessé d'y paraître; quelques campagnes malheureuses avaient découragé les armées : on crut que la présence du maître serait le seul aiguillon capable d'éveiller l'instinct d'honneur et de gloire qui ne se trouvait plus dans les troupes. Une femme, par amour de la patrie, entreprit de tirer Louis XV de la vie oisive qu'il menait, pour l'envoyer commander ses armées : elle sacrifia à la France les intérêts de son cœur et de sa fortune; c'était madame de Châteauroux. Elle parla avec tant de force, elle conseilla, elle pressa si vivement le Roi, que le voyage de Flandre fut résolu. Une action<50> aussi généreuse et même héroïque, mérite d'autant plus d'être insérée dans les fastes de l'histoire, que les maîtresses qui l'ont précédée, n'ont employé leur crédit que pour le malheur du royaume. Louis XV ouvrit la campagne en Flandre par le siège de Menin. Le gouverneur de la place, peu versé dans son métier, la rendit après une légère résistance. Immédiatement après, les Français entreprirent le siège d'Ypres, qui, quoique mieux défendue, essuya le même destin. La force des armes françaises consiste dans les sièges : ils ont les plus habiles ingénieurs de l'Europe; l'artillerie nombreuse qu'ils emploient dans leurs opérations, les assure de la réussite de leurs entreprises. Le Brabant et la Flandre sont le théâtre de leurs exploits, parce qu'ils y peuvent étaler tout l'art de leurs ingénieurs. Quantité de canaux et de rivières facilitent le transport de leurs munitions de guerre, et ils ont leurs frontières à dos. Ils réussissent mieux dans la guerre de sièges que dans celle de campagne.

Mais revenons aux alliés que nous avons quittés pour un temps. Les troupes que le roi d'Angleterre avait commandées l'année précédente, avaient hiverné, comme nous l'avons dit, dans le Brabant et en Westphalie. Les troupes du prince de Lorraine avaient pris leurs quartiers dans le Brisgau et dans la Bavière. Le maréchal de Coigny commandait en Alsace. Les débris des troupes impériales étaient distribués chez des amis de l'Empereur, la plupart cependant aux environs de la principauté d'Oettingen. La cour de Vienne perdit, cet hiver, le maréchal de Khevenhüller : la reine de Hongrie honora sa mémoire de quelques larmes. Le maréchal Traun le remplaça, et reçut le commandement de la grande armée, qui portait le nom du prince de Lorraine, mais dont en effet il était le chef. Comme ce prince de Lorraine jouera un grand rôle dans cette histoire, nous croyons qu'il ne sera pas inutile de le faire connaître. Il était brave, aimé des troupes, possédant bien le détail des vivres, peut-être trop facile à suivre les impressions que ses favoris lui donnaient, et aimant<51> les charmes de la société; on l'accusait de s'adonner quelquefois trop à la boisson. Ce prince épousa à Vienne l'archiduchesse Marianne, sœur cadette de la Reine : il conduisit sa nouvelle épouse dans le Brabant, dont on l'avait fait gouverneur; après quoi, il revint à Vienne recevoir les ordres de la cour pour la campagne qui allait s'ouvrir.

Le dessein des Autrichiens était de reprendre la Lorraine, et de porter l'Empereur à l'abdication de l'Empire, pour recouvrer par ce sacrifice ses pays héréditaires. Leur armée s'assembla à Heilbronn; de là elle s'avança sur Philippsbourg, où Seckendorff s'était réfugié avec les débris des troupes bavaroises. A la nouvelle de l'approche du prince de Lorraine, M. de Coigny renforça les troupes impériales de tous les régiments allemands qui servaient dans son armée. Tous les préparatifs du prince de Lorraine annonçaient qu'il avait intention de passer le Rhin : ce passage lui était facilité par le traité que le roi d'Angleterre venait de conclure avec l'électeur de Mayence. La partialité de ce prince pour la cour de Vienne était trop marquée pour qu'on s'y trompât, et les subsides qu'il tirait des Anglais ne laissaient aucun doute que, malgré sa neutralité, il n'accordât aux troupes de la Reine le passage par Mayence, si on l'exigeait de lui.

Les Autrichiens, qui jouissaient déjà en imagination de leur fortune, ne pouvaient s'empêcher de laisser échapper de temps en temps des bluettes de fierté et d'arrogance. Ils faisaient construire un pont à Mannheim, et agissaient despotiquement dans le Palatinat. L'Électeur s'en trouva offensé, comme de raison. Cela donna lieu à des piquanteries; enfin cela finit par un message du prince de Lorraine à l'Électeur, pour lui faire signifier que s'il ne donnait pas son pont de Mannheim sur-le-champ, il le lui ferait enlever de force. Le maréchal Traun en fit des excuses à l'Électeur, en lui insinuant que c'était après une longue séance de table, où la tempérance n'avait pas trop été gardée, que le prince de Lorraine s'était expliqué en termes si peu mesurés.

<52>En attendant, le maréchal de Coigny, dont l'intention était de défendre les bords du Rhin depuis Mayence jusqu'à Fort-Louis, s'était posté avec ses forces principales sur les bords de la Queich, d'où il s'avança vers Spire, et poussa ses détachements jusqu'à Worms et même jusqu'à Oppenheim. Ce mouvement se fit sur ce qu'il apprit que M. de Bärenklau, avec un détachement de l'armée de la Reine, avait marché à Germersheim vers Fribourg. Bärenklau fit jeter un pont sur un bras du Rhin près de Stockstadt, pour donner le change aux Français, et les attirer de ce côté-là. En même temps, le prince de Lorraine fit un mouvement avec son armée, comme s'il avait intention de passer le Necker avec sa droite pour se joindre à Bärenklau. Le maréchal de Coigny, trop crédule, se laissa abuser par ces vaines démonstrations, et commit deux fautes tout de suite : l'une, en faisant passer le Rhin à Seckendorff, qu'il chargea de défendre la partie de ce fleuve qui coule entre Spire et Lauterbourg; l'autre, en se portant avec son armée vers Worms et Frankenthal. Il lui était facile de juger que le prince de Lorraine avait résolu de pénétrer en Alsace, et d'user de toutes les ruses de la guerre pour l'en éloigner le plus qu'il le pourrait; il devait savoir d'ailleurs que ce prince pouvait disposer du pont de Mayence, à quoi l'armée française ne pouvait porter aucun obstacle.

Il semble que son projet de défense était défectueux en tout point. Son armée était séparée par corps, qui n'occupaient pas même les vrais postes d'où ils auraient pu disputer aux ennemis le passage du Rhin. Les experts ont été de l'opinion qu'il aurait dû rassembler en un corps les troupes tant impériales que françaises; qu'il devait se camper entre la Queich et le Speyerbach; garnir de petits détachements les bords du Rhin depuis Fort-Louis jusqu'à Philippsbourg; faire battre l'estrade par cette cavalerie, pour être averti à temps de l'endroit où les ennemis se préparaient à passer; tenir ses troupes prêtes à marcher au premier ordre, et attaquer sans balancer, avec<53> toutes ses forces, le premier corps autrichien qui aurait passé le Rhin. Si le prince Charles passait ce fleuve à Mayence, il restait à M. de Coigny à choisir les postes de la Queich ou du Speyerbach, que le prince n'aurait osé attaquer; de plus, M. de Coigny couvrait également par cette position la Basse-Alsace et la Lorraine. Ce maréchal, dont l'armée n'était pas aussi forte que celle des ennemis, et qui avait des ordres trop restreints, prit des mesures bien différentes.

Dès que le prince de Lorraine et Traun furent informés des fausses démarches des Français, ils détachèrent M. de Nadasdy par leur gauche, avec tous les bateaux qu'ils avaient assemblés à la sourdine, pour jeter des ponts sur le Rhin à un village appelé Schröck. Nadasdy fit aussitôt passer le Rhin en bateau à deux mille pandours, sous les ordres du partisan Trenck; ils surprirent et défirent un détachement de trois régiments impériaux, qui, par une négligence impardonnable, ne s'étaient en aucune manière précautionnés contre les surprises. Nadasdy lui-même avait déjà passé le Rhin53-4 à la tête de neuf mille hussards, tandis que l'on achevait tranquillement derrière lui la construction des ponts. Au bruit de ce passage, Seckendorff avec vingt mille hommes se joignit à un corps de Français que le jeune Coigny commandait; ils volèrent au secours de ces trois régiments impériaux dont nous avons fait mention, avant que le prince de Waldeck eût levé son camp de Rettigheim pour joindre Nadasdy. Tous les officiers de cette armée conjurèrent Seckendorff d'attaquer Nadasdy, qu'il aurait pu facilement culbuter dans le Rhin, et anéantir par ce seul coup les desseins du prince de Lorraine. Seckendorff ne voulut jamais s'y prêter : il se contenta d'engager une légère escarmouche avec les Hongrois; et comme il apprit que le maréchal de Coigny s'était retiré à Landau, il marcha par Germersheim pour le joindre au plus tôt.

<54>Dès le 2 de juillet, le prince de Lorraine se vit maître du cours du Rhin depuis Schröck jusqu'à Mayence. Nadasdy et le prince de Waldeck étaient déjà à l'autre bord. Bärenklau avait de même passé ce fleuve du côté de Mayence. Le prince de Lorraine employa trois jours à passer ses ponts avec la grande armée. A peine y eut-il une tête à l'autre bord, qu'il envoya un détachement pour prendre Lauterbourg et s'emparer de ses lignes. Nadasdy poussa jusqu'à Weissenbourg : il le prit de même, et se posta dans ses lignes; les Autrichiens firent seize cents prisonniers dans cette expédition. M. de Coigny s'aperçut alors combien il lui importait de gagner la Basse-Alsace avant le prince de Lorraine, et il le prévint en prenant Weissenbourg par escalade, et en forçant les retranchements, où il éprouva une résistance vigoureuse. Nadasdy, forcé dans ce poste, se retira sur la grande armée qui campait auprès de Lauterbourg, et qui n'osa secourir Weissenbourg, parce que les détachements de Bärenklau et de Léopold Daun ne l'avaient pas encore jointe. M. de Coigny tira parti de ces délais, et de la crue du Rhin, qui empêchait la jonction des corps ennemis : il marcha sur la Sauer, passa la Motter auprès de Haguenau, et se campa à Bischweiler.

L'éloignement de M. de Coigny fit naître l'idée au prince de Lorraine de bloquer Fort-Louis, qu'on disait mal approvisionné. En conséquence, Nadasdy et Bärenklau prirent poste à Wörth,54-5 à Beinheim et sur les îles qui entourent Fort-Louis. Une crue du Rhin sauva cette place : la garnison regagna la communication de Strasbourg; on la renforça, et on la pourvut de vivres. Ce coup manqué, le prince de Lorraine porta ses troupes légères sur les ailes de l'armée française, et dans le bois de Haguenau, ce qui empêchait celle-ci d'envoyer des partis au delà de la Motter. Le maréchal de Coigny embarrassé de la situation où il se trouvait, en avait informé la cour. Louis XV, pour sauver l'Alsace, résolut de mener lui-même quarante<55> mille hommes de l'élite de son armée de Flandre au secours de M. de Coigny, et lui ordonna de temporiser entre ce temps, et surtout de conserver ses troupes. Ce fut ce qui détermina M. de Coigny à changer de mesures, et à éviter tout engagement. Nadasdy, renforcé de troupes réglées, commençait à s'étendre vers les hauteurs de Reichshofen et Wasenbourg, comme s'il avait dessein de tourner le camp français par Lichtenberg et Buchsweiler; sur quoi, M. de Coigny se retira par Brumat à Strasbourg.55-6 Il se posta sur le canal de Molsheim, qu'il abandonna bientôt pour gagner les défilés de Pfalzbourg et de Sainte-Marie-aux-Mines. Il fit ces mouvements pour empêcher le prince de Lorraine, qui était à Brumat et qui faisait construire des ponts sur la Motter, d'occuper les gorges des montagnes par lesquelles l'armée du Roi devait passer pour le joindre.

Le roi de France était arrivé le 4 d'août à Metz, où il attendait les troupes de Flandre, pour fondre à leur tête sur l'armée du prince de Lorraine, et la détruire s'il était possible. Le maréchal de Schmettau avait été envoyé par le roi de Prusse auprès de Louis XV, tant pour rendre compte des mouvements de l'armée française, que pour presser le roi de France à remplir ses engagements, en poursuivant les troupes de la Reine à leur passage du Rhin et jusqu'en Bavière. Schmettau apprit au Roi Très-Chrétien que le roi de Prusse entrerait en campagne le 17 d'août, et qu'il emploierait cent mille hommes à la diversion qu'il allait faire en faveur de l'Alsace. Ce maréchal mit tout en usage pour donner aux armées françaises plus d'activité et de vigueur; et peut-être y aurait-il réussi, si Louis XV n'était pas tombé malade à Metz. Cette maladie commença par des maux de tête, que ses médecins et chirurgiens du corps crurent provenir d'un abcès dans le cerveau; ils déclarèrent ce mal sans ressource. Aussitôt on entoura le Roi de confesseurs, de prêtres, et de tout l'attirail dont se sert l'Église romaine pour envoyer les moribonds dans l'autre monde.<56> L'évêque de Soissons, fanatique imbécille, vendit ses huiles et ses sacrements à son maître au prix de madame de Châteauroux, qu'il fut obligé de lui sacrifier. La duchesse fut obligée de partir de Metz, ayant reçu l'ordre rigoureux de ne jamais reparaître devant le Roi. Ce ne fut ni l'extrême-onction ni les sacrements qui sauvèrent la vie à ce prince. Un chirurgien très-ordinaire se présenta, et assura qu'il le tirerait d'affaire, pourvu qu'on lui donnât la liberté d'agir : il ne trouva point de concurrent; et, moyennant une bonne dose d'émétique, ce prince releva de cette maladie, qui n'avait été causée que par une indigestion. Les médecins de la cour perdirent leur réputation; mais les affaires générales en souffrirent davantage.

Pendant la maladie du Roi, le duc de Harcourt était arrivé à Pfalzbourg. Nadasdy avait déjà pris Saverne, et se disposait à pénétrer par les gorges que le Duc occupait; mais infructueusement : quoique souvent attaqué, le Duc y tint jusqu'au seize, que le secours de Flandre s'approcha pour joindre l'armée. Le prince de Lorraine avait déjà reçu l'ordre de se retirer; il prenait des mesures pour l'exécuter, et il ne tenait qu'au maréchal de Noailles d'en profiter : mais sa circonspection outrée gâta tout; Schmettau perdait sa peine et son temps à l'encourager. Et quel risque courait la France? Quand M. de Noailles aurait été battu, les troupes de la Reine étaient également obligées de quitter l'Alsace; et si les Français étaient victorieux, ils détruisaient l'armée autrichienne, qui, vivement poursuivie, au lieu de repasser ses ponts du Rhin se serait noyée dans ce fleuve. Alors56-7 les Français et les Bavarois s'avancèrent à pas lents vers Hochfelden, où Nadasdy s'était déjà retiré. Noailles fit trois détachements sur la Motter, et il apprit par M. de Löwendal, qui était marché vers Drusenheim, que les Autrichiens avaient abandonné leur camp de Brumat, pour s'approcher vers leurs ponts de Beinheim. Le comte de Belle-Isle fut alors envoyé de Suffelnheim avec un corps; les<57> Français passèrent la Motter, et suivirent les Autrichiens. M. de Belle-Isle obligea l'ennemi à quitter le village de Suffelnheim avec perte, et M. de Noailles se mit en marche pour joindre M. de Löwendal. Le soir même, les grenadiers français attaquèrent le village d'Achenheim, défendu par des grenadiers autrichiens et des troupes hongroises. Les Français emportèrent le village, et s'amusèrent à des formalités superflues, tandis que le prince de Lorraine mit ce temps à profit pour repasser le Rhin sur ses ponts de Beinheim, qu'il rompit avant l'aube du jour. Les Fiançais firent sonner cette affaire fort haut; c'étaient des rodomontades : la perte de part et d'autre ne monta pas à six cents hommes, et le prince de Lorraine continua paisiblement sa marche par la Souabe et le Haut-Palatinat, pour entrer en Bohême. Schmettau, qui était auprès de la personne du Roi, était désespéré de la mollesse des Français. Il présentait des mémoires au Roi, il pressait les ministres, il écrivait aux maréchaux; mais il eût plutôt transporté des montagnes que de tirer cette nation de son engourdissement.

Le moment décisif où les Français pouvaient ruiner l'armée de la Reine étant passé, sans qu'ils daignassent en profiter, Schmettau tâcha de dissuader les maréchaux du dessein qu'ils avaient de mettre le siège devant Fribourg; ce fut encore en vain. Tout ce qu'il put obtenir, se borna à quelques renforts de troupes allemandes qu'on promit de donner aux troupes impériales, pour que M. de Seckendorff pût déloger les Autrichiens de la Bavière. La cour promit qu'au printemps de l'année 1745 on porterait ces troupes au nombre de soixante mille hommes. Ainsi au commencement de l'alliance des Prussiens et des Français, ces derniers manquèrent aux deux articles principaux de leur traité : ils laissèrent échapper le prince de Lorraine sans le poursuivre, et cette armée qu'ils devaient envoyer en Westphalie, n'y parut point. Cependant M. de Seckendorff marcha pesamment et à pas comptés pour s'approcher du Lech, et Louis XV à la tête de<58> soixante-dix mille Français fit le siège de Fribourg, prit cette place à la fin de la campagne, et en fit raser les fortifications.

Ce furent les avantages du prince de Lorraine en Alsace qui engagèrent le roi de Prusse à se déclarer plus tôt qu'il ne l'avait projeté. Il y avait tout à craindre que l'ascendant des troupes autrichiennes ne forçât les Français à en passer par les conditions que l'arrogance de ces derniers leur voudrait prescrire; et, dans ce cas, il n'était pas douteux que la Reine n'eût employé toutes ses forces pour reprendre la Silésie. Cependant les arrangements politiques que la cour de Berlin s'était proposé de prendre, étaient encore bien éloignés d'être réalisés. Le comte Bestusheff, qui se crut affermi depuis qu'il avait fait chasser de Russie M. de La Chétardie, engagea l'impératrice Élisabeth à faire le voyage de Moscou pour s'y faire couronner, et ensuite à entreprendre le pèlerinage de Kiowie en faveur de je ne sais quel saint. L'Impératrice avait des favoris; Bestusheff voulut leur susciter des rivaux. Il y avait à Troizkoi un archimandrite dont la réputation était étonnante en fait de vigueur. Bestusheff trouva le moyen de lier ce moine avec une femme de chambre d'Élisabeth. Cette femme fit part à sa maîtresse de la découverte admirable qu'elle venait de faire, et des preuves miraculeuses que cet archimandrite savait donner de son amour. L'Impératrice voulut s'assurer de telles merveilles par sa propre expérience. L'archimandrite lui fut présenté. Ni sa barbe longue et dégoûtante, ni ses cheveux crépus, ni les exhalaisons puantes qui sortaient de son corps ne lui firent de tort : il fut aimé et trouvé supérieur à sa réputation. Cette nouvelle flamme rendit l'Impératrice invisible à sa cour : les affaires languirent; elle ne respira, elle ne vécut que pour adorer ce nouvel Hercule. C'était le triomphe du ministre : bientôt les ordres furent donnés, que ceux qui avaient à négocier avec la Russie, au lieu de s'adresser à l'Impératrice, devaient dorénavant s'adresser à son ministre. Ce nouvel arrangement valut de grosses sommes au comte de Bestusheff; et<59> M. de Mardefeld s'aperçut à regret que les guinées anglaises commençaient à gagner plus de crédit chez ce ministre que les écus prussiens. Dans tous les projets que l'on forme, il faut se contenter des à peu près : l'alliance de la Russie n'était pas telle qu'on aurait pu la désirer; mais en poussant la guerre avec vigueur, le Roi pouvait espérer de la finir, avant que la Russie, lente dans ses résolutions, en eût pris d'assez décisives pour le gêner dans ses opérations de campagne.

Tel était l'arrangement général qui fut pris pour entrer en Bohême, et pour forcer la Reine à rappeler ses troupes de l'Alsace. La grande armée prussienne devait entrer sur trois colonnes en Bohême; celle que le Roi voulut conduire, devait longer la rive gauche de l'Elbe, en la remontant jusqu'à Prague; la seconde, sous la conduite du prince Léopold d'Anhalt, devait traverser la Lusace, et, gardant l'Elbe à droite, se rendre en même temps à Prague : ces colonnes couvraient l'artillerie, et des vivres pour trois mois, qu'on avait embarqués sur l'Elbe pour les conduire à Leitmeritz. Le maréchal de Schwerin, avec une troisième colonne, devait déboucher de la Silésie par Braunau, et se joindre au reste de l'armée, pour former en même temps l'investissement de Prague. Outre cette armée, le vieux prince d'Anhalt avait un corps de dix-sept mille hommes dont il couvrait l'Électorat, et M. de Marwitz commandait vingt-deux mille hommes destinés pour la défense de la Haute-Silésie. L'Empereur avait fait expédier des lettres réquisitoriales au roi de Pologne, électeur de Saxe, pour lui demander le passage par ses États pour ses troupes auxiliaires de Prusse pour entrer en Bohême. Auguste était alors à Varsovie. Ces lettres furent insinuées à ses ministres, qui régentaient la Saxe en son absence, par ce Winterfeldt qui avait négocié à Pétersbourg, et s'était si fort distingué dans les premières campagnes. Les Saxons furent étourdis de cette proposition : ils voulaient gagner du temps, mais les Prussiens étaient déjà sur leur territoire. Ils protestèrent et se récrièrent inutilement contre une démarche dont le<60> but principal était d'empêcher que l'Empire ne reçût l'affront de voir opprimer et détrôner son Empereur.

Pendant qu'on murmurait à Dresde, qu'on était furieux à Varsovie, qu'à Londres on se voyait prévenu, et que la crainte se répandait à Vienne, le Roi marcha droit sur Pirna, où les régiments du duché de Magdebourg, qui avaient pris leur route par Leipzig, le joignirent. Toute la Saxe était en mouvement. Les troupes s'assemblaient par pelotons aux environs de Dresde : l'on se hâtait de fortifier cette capitale; les bras des artisans mêmes furent employés pour faire des coupures dans le quartier qu'on appelle la Nouvelle-Ville. Les ministres saxons voulaient marquer de la fierté, et ils étaient en même temps saisis de crainte; ils accordaient trop d'un côté, et refusaient obstinément des bagatelles. Si le Roi avait voulu s'emparer de ce pays, cette besogne aurait été expédiée en huit jours. Enfin ils donnèrent des subsistances; ils prêtèrent des bateaux pour traverser l'Elbe; ils laissèrent passer la flotte chargée de vivres au milieu de Dresde : mais on y doubla la garnison; les canons furent mis en batterie; les portes, fermées et barricadées, et l'on en refusa l'entrée aux officiers prussiens. Cette conduite des Saxons annonçait clairement leur mauvaise volonté : on les jugea de mauvais voisins, capables de profiter des malheurs qui pourraient arriver aux Prussiens dans cette guerre; mais on ne les crut pas assez téméraires pour se sacrifier en faveur de la reine de Hongrie, d'autant plus que le corps qui était à la disposition du vieux prince d'Anhalt, devait leur inspirer une conduite plus prudente.60-a

On fit précéder la marche des troupes d'un manifeste qui contenait en gros les raisons de la ligue de Francfort, formée entre l'Empereur, la Prusse, l'Électeur palatin et la maison de Hesse,60-b pour le<61> soutien du système de l'Empire, de ses libertés et du maintien de son chef; et l'on publia en même temps des lettres patentes en Bohême, par lesquelles on avertissait les sujets de ce royaume de ne point prendre fait et cause contre les troupes auxiliaires de l'Empereur, lequel ils devaient désormais considérer comme leur souverain légitime.

Ce fut le 23 d'août que le Roi arriva sur les frontières de la Bohême :61-a quatre régiments de hussards et quatre bataillons précédaient d'un jour la marche de l'armée, pour amasser les vivres nécessaires aux troupes. Le margrave, qui commandait la seconde ligne, entra dans le camp que le Roi venait de quitter; aucun ennemi ne s'opposa aux opérations des troupes. La petite flotte chargée des magasins fut la première qui rencontra des obstacles en entrant en Bohême; elle était obligée de passer au pied d'un rocher sur lequel est situé le château de Tetschen : les ennemis qui l'occupaient, roulèrent de grosses pierres dans l'Elbe, et y ajoutèrent une estacade pour en rendre la navigation impraticable. On fut obligé de détacher avec quelques troupes le général Bonin, qui attaqua et fit prisonnier un capitaine hongrois avec soixante-dix hommes. La rivière fut promptement déblayée, et la navigation devint libre; cet incident retarda la marche de deux jours. L'armée se porta sur la rivière d'Éger. Les hussards61-b surprirent auprès d'un bourg nommé Muntschifay des troupes de l'ennemi; ils en défirent trois cents, et en amenèrent cinquante prisonniers. On apprit par leur déposition que M. de Batthyani était venu de Bavière sur la Béraun avec un corps de douze mille hommes; on sut aussi qu'il avait jeté trois mille hommes dans Prague, auxquels on avait joint un corps de milice de douze mille combattants.

<62>Le Roi arriva le 2 de septembre auprès de Prague avec tous les corps qui composaient son armée : il se campa près de la chapelle de la Victoire; le maréchal de Schwerin et le prince Léopold investirent ce qu'on appelle le Grand-Côté de la ville. Il fallut huit jours pour transporter de Leitmeritz au camp la grosse artillerie et les vivres. Leitmeritz reçut un bataillon en garnison, pour veiller à la sûreté des magasins, qu'on ne pouvait pas faire avancer, faute de chevaux; car la Moldau, qui se jette à cet endroit dans l'Elbe,62-a n'est point navigable : ce temps fut employé à faire tous les préparatifs du siège. Dans cet intervalle on fut informé par des espions, que M. de Batthyani assemblait un gros magasin dans la ville de Béraun; des hussards qu'on détacha pour reconnaître les chemins qui mènent à cette ville, confirmèrent le même rapport. L'envie d'enlever ce magasin tenta le Roi; il détacha le général Hacke avec cinq bataillons et six cents hussards pour s'en emparer. M. de Batthyani en eut vent, quoiqu'on eût pris toutes les précautions possibles pour que le secret fût gardé. Batthyani renforça ce poste; et lorsque M. de Hacke passa le pont de Béraun, et qu'il eut forcé la porte de la ville, il aperçut deux gros corps de cavalerie qui passaient la rivière à sa droite et à sa gauche pour tomber sur ses deux flancs. Il abandonna aussitôt l'attaque, et se posta sur des hauteurs, où il forma un quarré de son infanterie. Il fut vivement attaqué par cette cavalerie et par un gros corps d'infanterie hongroise; il trouva le moyen de faire savoir au camp de Prague le danger où il se trouvait : le Roi, en l'apprenant, vola à son secours avec quatre-vingts escadrons et seize bataillons; mais M. de Hacke avait vaillamment repoussé les ennemis, et s'était dégagé lui-même avant que le secours pût le joindre. Le projet sur Béraun manqua ainsi, et M. de Batthyani fit transporter en hâte son magasin de cette ville à Pilsen. Il aurait fallu sans doute retourner à Béraun, chasser M. de Batthyani de Pilsen, et lui enlever son maga<63>sin : c'était le moyen d'empêcher l'armée autrichienne de profiter des vivres que M. de Batthyani avait eu le temps d'amasser; de rejeter le prince de Lorraine dans la Haute-Autriche; et de gagner la fin de cette campagne, en demeurant en possession de la Bohême : mais les vivres de l'armée étaient mal administrés, et les Prussiens manquaient d'un M. de Séchelles.

Le 10 au soir, on ouvrit la tranchée devant Prague à trois endroits différents; savoir : au plateau de Saint-Laurent, à Bubenetsch vis-à-vis du moulin de la basse Moldau, et à la montagne de Ziska. Le comte de Truchsess commandait la première attaque; le margrave Charles, la seconde; la troisième était sous la direction du maréchal de Schwerin. On ne perdit rien la première nuit. Le lendemain, le maréchal fit attaquer le fort de Ziska en plein jour, et l'emporta après y avoir fait jeter des bombes; et il prit tout de suite deux petites redoutes qui étaient derrière le premier, et que les Français, qui les avaient construites, appelaient des nids à pie. Le Roi se trouvait précisément à la tranchée de Bubenetsch; il en sortit avec beaucoup d'officiers, pour voir comment tournerait l'attaque du Ziska. Les ennemis aperçurent cette foule de monde, tournèrent leur canon dessus, et un malheureux coup emporta le prince Guillaume,63-a frère du margrave Charles, le même qui avait si vaillamment combattu à Mollwitz pour la gloire de sa patrie. On fit avancer incontinent les batteries, de sorte qu'elles battaient en brèche la courtine qui est entre le bastion de Saint-Nicolas et Saint-Pierre. Le 15, les batteries du margrave Charles, à force de jeter des bombes, mirent le feu au moulin à eau, et détruisirent les écluses de la Moldau : les eaux en devinrent si<64> basses, qu'elle était partout guéable, et qu'on pouvait prendre la ville d'emblée, y ayant de ce côté-là un assez grand espace sans rempart et sans muraille. M. de Harsch, qui commandait dans la ville, commença à désespérer de son salut : ce gouverneur s'aperçut que le 16, de grand matin, un gros corps de grenadiers défilait du côté de Bubenetsch; il prévit l'assaut qu'on se préparait à lui donner, demanda de capituler, et se rendit prisonnier de guerre avec sa garnison, qui consistait en douze mille hommes. Ce siège ne dura que six jours; il coûta aux assiégeants quarante morts et quatre-vingts blessés. Le même jour, les portes furent consignées, et la garnison fut conduite en Silésie, où elle fut distribuée dans les places.

La prise de Prague faisait un beau commencement de campagne. On devait supposer qu'il ferait impression sur les Saxons, et qu'ils se déclareraient moins que jamais pour la reine de Hongrie; il était à présumer qu'en dégarnissant leur électorat, ils ne le livreraient pas eux-mêmes au prince d'Anhalt, qui pouvait ruiner Leipzig, le siège de leur commerce, le nerf de leur État et la ressource de leur crédit : mais for des Anglais l'emporta à Dresde sur des intérêts plus durables.

Il se présentait alors pour l'armée prussienne le choix de deux opérations. L'une, que le Roi préférait, était de passer la Béraun, de pousser M. de Batthyani hors de la Bohême, et de s'emparer de Pilsen et du magasin considérable qu'on y formait pour l'armée du prince de Lorraine, et de pousser jusques aux gorges de Cham et de Furt, qui ouvraient les chemins de la Bohême aux Autrichiens du côté du Haut-Palatinat. Il est sûr que le prince de Lorraine pouvait se jeter sur Éger, où les Saxons l'auraient joint; qu'il pouvait suivre, en longeant l'Éger, le chemin que le maréchal de Belle-Isle avait pris dans sa retraite de Prague : mais d'où seraient venues les subsistances pour cette armée? Le margraviat de Baireuth était trop stérile pour en fournir, et de plus, qui aurait défendu l'Autriche, dont M. de Marwitz seul était en état de faire la conquête, ne trouvant rien devant<65> lui qui pût arrêter ses progrès? C'était donc sans contredit le projet qu'on aurait dû exécuter. L'Empereur, le roi de France, particulièrement le maréchal de Belle-Isle, insistèrent sur ce que les Prussiens devaient se porter du côté de Tabor, de Budweis, de Neuhaus, pour établir une communication avec la Bavière, et donner au prince de Lorraine des jalousies sur l'Autriche. Le maréchal de Belle-Isle soutenait que l'omission d'occuper ces postes, l'année 1741, avait été cause de tous les malheurs que les Français et les Bavarois essuyèrent; mais ce qui est bon dans une conjoncture, l'est-il de même dans une autre? Sans doute que ces postes étaient nécessaires en 1741 aux alliés, qui possédaient encore la Bavière et même la Haute-Autriche; mais en 1744 il n'y avait que des Autrichiens dans ces provinces; d'ailleurs c'était donner beau jeu aux Saxons que de pousser une pointe qui, éloignant l'armée du roi de Prusse de ses frontières, donnait aux Saxons la liberté de se joindre au prince de Lorraine, ou d'entreprendre même sur Prague. De tous les partis, le plus sage aurait été de ne point trop s'éloigner de Prague; d'amasser dans cette capitale, ainsi qu'à Pardubitz et dans d'autres villes, des vivres pour les troupes, et de voir venir les ennemis. Le Roi marqua dans ce moment trop de faiblesse : par une condescendance pour ses alliés, il déféra trop à leurs sentiments; et craignant d'être accusé, s'il tenait son armée clouée à Prague, de n'avoir d'autre objet que de s'assurer des trois cercles qu'on lui avait promis, il entreprit cette malheureuse expédition. On ne fit pas moins de fautes dans l'exécution de ce projet : on négligea le transport des farines de Leitmeritz à Prague; on ne renvoya point en Silésie l'artillerie qui avait servi au siège de Prague, et Ton ne laissa en garnison dans une ville immense comme Prague, que six bataillons, qui ne suffisaient pas pour en défendre la moitié.

Quand vous remontez à la droite de la Moldau, laissant Prague derrière vous, vous traversez un pays montueux et difficile, aussi<66> mal peuplé qu'aride. Si vous avancez onze milles en tirant vers l'orient, vous découvrez la ville de Tabor, située sur un rocher, bâtie au XVe siècle par Ziska, ce fameux brigand hussite qui ravagea sa patrie en combattant pour elle. Dans ces temps reculés, Tabor passait pour imprenable; de nos jours elle se prendrait d'emblée : la situation est avantageuse; mais la ville est petite, et n'a pour défense qu'une mauvaise muraille. De là en tirant vers le midi, vous trouvez la Luschnitz, petite rivière guéable de toute part, mais dont les bords, dans beaucoup d'endroits, sont escarpés; après l'avoir passée, vous traversez des bois et des rochers, pendant trois milles, au sortir desquels vous entrez dans une plaine abondante, et trouvez Budweis à deux milles devant vous. Cette ville est située sur la Moldau, fortifiée d'ouvrages de terre, et d'une enveloppe que d'un côté l'on avait commencée vis-à-vis de Budweis, vers le sud. A trois quarts de lieue, de l'autre côté de la Moldau, se trouve le château de Frauenberg. Ce château occupe le haut d'une colline, et est devenu fameux par un siège de six mois que les Français y ont soutenu. Tel était le pays où l'armée prussienne allait opérer.

Comme les Saxons ne s'étaient point encore déclarés, l'armée se mit en marche le 17 septembre pour Kundratitz. De là, le général de Nassau fut détaché avec dix bataillons et quarante escadrons, pour faire l'avant-garde de l'armée, et celle-ci fut partagée en deux colonnes : la droite, sous les ordres du prince Léopold, côtoyait la Moldau, et fut obligée de se faire des chemins; la colonne de la gauche, conduite par le maréchal Schwerin, enfilait le grand chemin de Prague à Tabor, en suivant pied à pied l'avant-garde. On avait réglé de plus que ces colonnes ne laisseraient entre leurs camps qu'une étendue au plus d'un demi-mille d'Allemagne; derrière la colonne de la gauche suivaient les caissons de farine, couverts par quinze cents hommes, sous la direction du général Posadowsky.

<67>Tabor, Budweis et Frauenberg se rendirent presque sans se défendre au général Nassau. L'armée arriva le 26 à Tabor, où les colonnes se rejoignirent; mais Posadowsky n'amena que la moitié de ses caissons, c'est-à-dire pour quinze jours de farine; les chevaux et les bœufs de cet attirail avaient été négligés au point que la moitié en étaient crevés de misère, sans cependant qu'on eût vu d'ennemi pendant toute la marche. Ce fut là le principe de tous les malheurs qui arrivèrent depuis. A peine l'armée était-elle à deux marches de Prague, que M. de Batthyani envoya un détachement de quelques milliers de Croates et de hussards à Béraun et à Königssaal; cette dernière ville est située au confluent de la Béraun dans la Moldau, à deux milles au-dessus de Prague. Ces troupes légères infestèrent tellement les avenues, qu'elles interceptèrent toutes les livraisons que le plat pays devait faire, et que, les communications étant coupées, l'armée prussienne fut quatre semaines sans recevoir de nouvelles ni de Prague, ni de ce qui se passait dans le reste de l'Europe. On enleva deux malles destinées pour le Roi, de sorte qu'il ignorait non seulement la marche des Saxons, mais encore où pouvait être l'armée du prince de Lorraine.

Il doit paraître étrange qu'une armée aussi forte que la prussienne, n'ait pu tenir le plat pays en respect; le contraindre aux livraisons nécessaires; se procurer des subsistances; et avoir des espions en abondance pour être informée du moindre mouvement des ennemis : mais il faut savoir qu'en Bohême la grande noblesse, les prêtres et les baillis sont très-affectionnés à la maison d'Autriche; que la différence de religion causait une aversion invincible à ce peuple aussi stupide que superstitieux; et que la cour avait ordonné aux paysans, qui tous sont serfs, d'abandonner leurs chaumières à l'approche des Prussiens, d'enfouir leurs blés sous terre, et de se réfugier dans les forêts voisines, leur ajoutant la promesse de leur bonifier tout le dommage<68> qu'ils pourraient souffrir des Prussiens. L'armée ne trouvait donc que des déserts sur son passage, des villages vides : personne n'apportait au camp de denrées à vendre; et le peuple, qui craignait la dureté rigoureuse des punitions autrichiennes, ne se laissait persuader par aucune somme qu'on lui offrait de donner. Ces embarras furent encore augmentés par un corps de dix mille hussards que les Autrichiens avaient fait venir de Hongrie, et qui coupèrent les communications à l'armée dans un pays qui n'était qu'un composé de marais, de bois, de rochers, et de tous les défilés qu'un terrain peut produire. L'ennemi avait, avec cette supériorité en troupes légères, l'avantage de savoir tout ce qui se faisait dans le camp du Roi; et les Prussiens n'osaient aventurer leurs batteurs d'estrade, à moins de les compter pour perdus, vu la supériorité de ceux des ennemis : de sorte que l'armée du Roi, toujours retranchée à la romaine, était réduite à l'enceinte de son camp.

Le manque de vivres joint à cette gêne où se trouvaient les Prussiens, les obligea de retourner sur leurs pas. Le maréchal de Schwerin était d'avis qu'il fallait se porter sur Neuhaus, pour augmenter la jalousie que les ennemis pouvaient avoir sur l'Autriche; le prince Léopold soutenait qu'il fallait se porter sur Budweis, qui était occupé par M. de Nassau. Sur ces entrefaites, un espion apporte la nouvelle que l'armée du prince de Lorraine était à Protiwin. Cet avis décida du parti qu'il y avait à prendre. L'armée repassa la Moldau, et se campa sur les hauteurs de Wodnian; mais à peine y fut-on arrivé, que la fausseté de cet avis fut connue : cela mit de la mésintelligence entre M. de Schwerin et le prince Léopold, et le Roi fut souvent dans le cas d'interposer son autorité, pour empêcher que la jalousie de ces deux maréchaux ne nuisît au bien général.

M. de Jahnus, lieutenant-colonel dans les hussards de Dieury, avait été détaché pour presser les livraisons que les gens de ces contrées devaient faire à Tabor : le besoin en était d'autant plus pressant, que<69> les farines de l'armée tiraient vers leur fin. Jahnus marcha avec deux cents hussards à un village nommé Mühlhausen, situé au bord de la Moldau. L'ennemi en fut informé : un corps considérable de hussards tomba sur lui; c'était un brave homme, et il perdit la vie pour ne point avoir la réputation d'être battu; tout son corps fut dissipé. Nadasdy fit des ponts à cet endroit même, et s'avança droit à Tabor pour l'attaquer. Le prince Henri, frère du Roi, qui y était tombé malade, et le colonel Kalnein qui y commandait, lui firent comprendre qu'on ne s'empare pas d'une ville défendue par des Prussiens, avec de la cavalerie légère.

Ce fut alors qu'on apprit que le prince de Lorraine occupait un camp fort, derrière la Wotawa, à deux milles de Pisek; que les Saxons l'avaient joint, et que son intention était de couper les Prussiens de la Sasawa, et par conséquent de Prague, en passant la Moldau derrière l'armée. Le manque de subsistances, l'obstacle que Nadasdy mettait à en amasser, la possibilité que les Autrichiens eussent fait ce mouvement, détermina les Prussiens à s'approcher de Tabor : ils passèrent, le 8 d'octobre, la Moldau, sur le pont de Teyn. L'arrière-garde fut vivement harcelée par des pandours et des hussards; ils ne réussirent point comme ils s'y étaient attendus. Le brave colonel Ruesch69-a des hussards leur prit tout un bataillon de Dalmatiens qui s'aventura trop, et rejoignit l'armée, en triomphant d'un corps bien supérieur au sien, qui l'avait attaqué. L'armée reprit le camp de Tabor, pour donner au général Du Moulin, qui était détaché à Neuhaus, le temps de la rejoindre. Les Autrichiens étaient si sûrs de couper l'armée prussienne de Prague, que par leurs ordres on amassait des magasins pour eux à Beneschau et même dans le cercle de Chrudim. Le Roi se repentit trop tard de n'avoir pas mieux garni la ville de Prague de<70> troupes. Le projet de prendre des quartiers d'hiver entre Tabor, Neuhaus, Budweis et Frauenberg était mal conçu : il n'y avait de là à Prague aucune ville qui eût seulement des murailles, ni par conséquent dont on pouvait se servir pour établir la communication avec la capitale. La Moldau était partout guéable, et couverte, à sa rive gauche, de forêts impénétrables, dont des troupes légères pouvaient tirer parti pour harceler sans cesse les quartiers des Prussiens. Si cependant les vivres n'eussent pas manqué, le Roi aurait pu se soutenir entre la Sasawa et la Luschnitz; mais le défaut de vivres est le plus fort argument à la guerre, et le danger de perdre Prague s'y joignant, l'armée prussienne fut obligée de rétrograder.

On était encore irrésolu si l'on abandonnerait ou conserverait les postes de Tabor et de Budweis, en s'en éloignant entièrement avec l'armée. On avait sans doute à craindre que l'ennemi ne forçât ces villes; d'autre part, il fallait considérer qu'on avait été obligé de laisser à Tabor trois cents malades ou blessés qu'on n'avait pu transporter, faute de voitures : on ne voulait pas abandonner ces braves gens; on résolut donc de laisser garnison dans ces deux endroits, dans l'espérance que si Ton en venait à une bataille avec les Autrichiens, comme cela paraissait probable après leur jonction avec les Saxons, les ennemis battus trouveraient ces postes sur leur chemin, et seraient contraints de se rejeter vers Pilsen. Ce raisonnement était entièrement faux; car, dans un cas pressant, il vaut mieux perdre trois cents malades que de hasarder quelques milliers d'hommes dans des villes où ils ne peuvent se défendre. Au contraire, si l'on se proposait de se battre, il fallait rassembler toutes les forces que l'on avait, pour être mieux en état de battre l'ennemi, et ces deux misérables trous ne pouvaient pas empêcher le prince de Lorraine de faire sa retraite comme il le jugerait à propos. Mais, disait-on, le maréchal de Seckendorff était déjà arrivé en Bavière; il avait rejeté Bärenklau en Autriche; il avait nettoyé d'ennemis tout cet électorat,<71> à la réserve d'Ingolstadt, de Braunau et de Straubing : cela était très-bon, mais les succès des Impériaux ne devaient pas empêcher les Prussiens de se conduire prudemment, et ces avantages n'étaient pas assez forts pour qu'on pût impunément commettre des fautes.

Dans cette situation, le poste de Beneschau devenait de la dernière importance : il fallait l'occuper avant le prince de Lorraine, parce qu'il était inattaquable, et qu'il pouvait décider entre les mains des ennemis du destin de l'armée. La seule ressource qu'on aurait eue encore, aurait été de passer la Sasawa à Rattay, pour tirer des vivres de Pardubitz. Le maréchal de Schwerin se mit pour cet effet à la tête de quinze mille hommes; il prit non seulement le camp de Beneschau, mais il s'empara encore des magasins considérables qu'on y avait amassés pour les Autrichiens. Le Roi le joignit le 14 d'octobre; l'avant-garde de l'ennemi était déjà en marche pour s'y rendre. L'armée séjourna huit jours entre Beneschau et Konopischt. On y apprit la nouvelle désagréable, à laquelle cependant on devait s'attendre, qu'un détachement de dix mille Hongrois avait fait prisonnier à Budweis le régiment de Kreytzen, et à Tabor, celui des pionniers. Ainsi, pour sauver trois cents malades, on perdit trois mille hommes. Le Roi, qui se repentait d'avoir, pour ainsi dire, abandonné ces régiments, envoya ordre par huit personnes différentes au général Kreytzen qui commandait dans Budweis, d'évacuer la ville et de suivre l'armée; mais aucune n'arriva jusqu'à lui. Budweis se rendit, après avoir consommé toutes les munitions que les circonstances avaient permis d'y laisser. Tabor fut pris à tranchée ouverte, par une brèche que l'ennemi avait faite à la muraille. La première de ces villes soutint un siège de huit jours; Tabor, un de quatre; et Frauenberg se rendit parce que les Autrichiens avaient coupé le seul canal par lequel la garnison recevait ses eaux. Comme il était à craindre que les vivres ne manquassent à l'armée, M. de Winterfeldt fut détaché, avec quelques bataillons et un régiment de hussards, pour<72> transporter le magasin72-a de Leitmeritz à Prague. Mais l'avant-garde du prince de Lorraine dont nous avons parlé, s'étant aperçue que les Prussiens les avaient prévenus à Beneschau, se retira sur Neweklow, et de là sur Marschowitz, où elle fut jointe par l'armée combinée des Autrichiens et des Saxons.

Le Roi apprit cette nouvelle avec plaisir, dans l'espérance que le moment de venger les affronts qu'il avait reçus à Tabor et à Budweis, était arrivé. Dans cette vue, le 24 d'octobre après midi, il mit l'armée en marche sur huit colonnes, pour attaquer l'ennemi, après avoir passé des chemins que jamais troupes n'avaient traversés; il arriva, au déclin du jour, sur une hauteur qui n'était qu'à un quart de mille de l'armée autrichienne; les Prussiens s'y formèrent, et y passèrent la nuit. Le lendemain, le Roi et les principaux officiers de ses troupes allèrent reconnaître l'ennemi dès la pointe du jour. On trouva qu'il avait changé de camp, et qu'il s'était posté vis-à-vis du flanc droit des Prussiens, sur une hauteur escarpée, au pied de laquelle, dans un terrain marécageux, coulait une eau bourbeuse; ce fond séparait les deux armées. Ce côté était entièrement inattaquable. On prit quelques bataillons de grenadiers, qu'on plaça dans un taillis d'où la droite de l'ennemi pouvait être vue : on la trouva aussi avantageusement placée que sa gauche. L'impossibilité de réussir dans une telle attaque, en fit abandonner le dessein, et l'on résolut de retourner au camp de Beneschau. Les grenadiers qui avaient servi à reconnaître l'ennemi, firent l'arrière-garde. Les Autrichiens, qui se préparaient à être attaqués, ne s'aperçurent pas de la retraite de leurs ennemis, dont une montagne leur dérobait les mouvements : il n'y eut qu'une légère escarmouche à l'arrière-garde, et les Prussiens reprirent paisiblement leur poste de Beneschau.

<73>Lorsqu'une armée où il se trouve cent cinquante escadrons, séjourne au delà de huit jours dans le même camp, il n'est pas étonnant que les fourrages viennent à lui manquer, surtout lorsque c'est un pays de montagnes et de bois, et qu'il est impossible de forcer le plat pays à livrer des subsistances. Ceci força le Roi à choisir un autre camp, où il put trouver des fourrages, et qui en même temps le rapprochât de sa boulangerie. L'armée décampa donc le lendemain, passa la Sasawa à Porschitsch, et vint se poster auprès de Pischelli. En même temps, M. de Nassau fut détaché avec dix bataillons et trente escadrons, pour déloger de Kammerbourg un corps ennemi de dix mille hommes, tant troupes réglées que hongroises. M. de Nassau l'attaqua sur une hauteur avantageuse qu'il occupait : quelques coups de canon mirent l'ennemi en désordre; il abandonna son poste pour repasser la Sasawa à Rattay. M. de Nassau le côtoya, et s'apercevant qu'il voulait gagner Kolin avant lui, il le prévint, et s'empara de ce poste.

Depuis l'escarmouche de Kammerbourg, personne n'eut des nouvelles de M. de Nassau, ni ne put lui en faire parvenir, tant les troupes légères des Autrichiens avaient par leur nombre la supériorité sur celles des Prussiens : ils étaient dans un terrain fourré, avaient la faveur du pays, étaient informés de tout, tandis que les Prussiens n'étaient instruits de rien. Les Autrichiens agissaient de tous les côtés pour se procurer cette supériorité sur les Prussiens : ils pensèrent surprendre à Pardubitz le colonel Zimmernow, qui avait dans ce fort la garde du magasin avec son régiment. Un détachement de quinze cents grenadiers et de six cents hussards, venus de la Moravie, se déguisèrent en paysans; et, sous prétexte de livrer au magasin, ils essayèrent de s'introduire dans la ville au moyen de leurs chariots. La trame fut découverte par un Autrichien qui lâcha imprudemment un coup de pistolet : les gardes des portes et des ravelins firent feu sur cette troupe, qui y perdit soixante hommes. Cette défense fit<74> beaucoup d'honneur à la vigilance de M. de Zimmernow,74-a et laissa aux ennemis le regret d'avoir inutilement perdu du monde.

Peu après que le Roi eut pris le camp de Pischelli, le prince de Lorraine prit celui de Beneschau : il avait le pays à sa dévotion; les cercles lui livraient ses vivres, et il parvint à subsister quelques jours là où les Prussiens seraient péris de faim s'ils y fussent restés. Il se porta ensuite sur Kammerbourg, où il passa la Sasawa, dirigeant sa marche sur Janowitz, en gardant ses marais à dos. Le dessein du prince, ou pour mieux dire du vieux maréchal Traun, était d'obliger le Roi d'opter entre la Silésie ou la Bohême, laquelle de ces deux provinces il voudrait soutenir : si le Roi restait auprès de Prague, les ennemis lui coupaient la communication avec la Silésie, et si le Roi tirait vers Pardubitz, Prague et la Bohême étaient perdues. Ce projet était beau et digne d'admiration : le maréchal Traun y ajoutait la sage précaution de choisir toujours des camps inattaquables, pour ne point être forcé à combattre malgré lui.

Si le Roi avait pu aller aux ennemis au moment où ils décampèrent, il aurait pu les forcer au combat, ou il aurait gagné sur eux le poste de Kuttenberg, ce qui aurait ruiné tous leurs desseins. Le manque de pain, raison si souvent alléguée dans le récit de cette campagne, empêcha cette opération. Cependant, pour tenter l'impossible, le Roi avança le lendemain avec l'aile de l'armée; le prince Léopold devait suivre le lendemain, avec le pain qu'on attendait de Prague. Le bonheur voulut qu'à Kosteletz,74-b où le Roi prit son camp, il trouvât pour trois jours du pain, du vin et des viandes destinées aux ennemis, qu'il fit distribuer à ses troupes. Son intention était de gagner le lendemain Janowitz; mais il fut trompé par des espions qui assurèrent que le prince de Lorraine y était déjà. On tourna<75> donc sur la gauche, et l'armée se campa à Kaurzim, à un mille de l'Elbe. Ce ne fut qu'alors qu'on apprit que M. de Nassau était à Kolin, et qu'un convoi de pain arriverait incessamment de Leitmeritz à l'armée : pour en faciliter le transport, on garnit de grenadiers Brandeis et Nimbourg.

Le lendemain, le prince Léopold rejoignit l'armée; le jour d'après, on se porta sur Planian. L'ennemi avait eu dessein d'y venir; aussi y trouva-t-on des subsistances en abondance. L'aile droite des Prussiens était au couvent de Zasmuk, éloigné d'un quart de mille de la gauche des Autrichiens : des marais et des bois séparaient les deux armées. Cependant il y avait tout à craindre pour Pardubitz; les Autrichiens en étaient plus près d'une demi-marche que les Prussiens. On y envoya, avec huit bataillons et dix escadrons, M. Du Moulin, qui passa par Kolin, et couvrit Pardubitz et les magasins. Le point principal alors était de gagner Kuttenberg : il n'y avait point de temps à perdre, si l'on voulait y devancer les ennemis. Quoique les troupes fussent fatiguées de trois marches consécutives, il fut résolu que par un effort de vigueur on arriverait le lendemain à Kuttenberg, ou que l'on forcerait le prince Charles au combat. Ni l'un ni l'autre n'arriva : un brouillard épais qui dura depuis six heures du matin jusqu'à midi, fit perdre la moitié de cette journée, et quelque diligence qu'on fit dans la suite, il fut impossible d'arriver à la fin du jour plus loin qu'à Gross-Gbell, où l'on dressa les tentes. L'armée avait la ville de Kolin et l'Elbe à dos, à la distance d'un demi-mille; ses deux ailes étaient appuyées à des villages; une petite plaine était devant le front, bornée par un bois touffu, où campait le prince de Lorraine. Ce prince se servit de l'avance que sa position lui donnait sur celle des Prussiens, et dès le soir il envoya un gros détachement pour occuper la hauteur de Jean-Baptiste, fort escarpée, et qui domine sur tout le terrain des environs. Le Roi aurait voulu se battre avant d'avoir consommé ses magasins : une affaire générale aurait<76> convenu à ses intérêts; mais elle ne convenait pas à ceux des Autrichiens, et ils l'évitèrent toujours soigneusement. Tandis que le prince de Lorraine et Traun s'établissaient sur la cime des rochers, Nadasdy vint se placer sur la droite des Prussiens avec six mille Hongrois; Ghilany, avec un corps de la même force, se mit dans le bois qui bornait le front de la plaine; Trenck et Moracz se mirent sur la gauche avec leurs troupes légères, pour resserrer l'armée dans son camp, et l'empêcher d'en sortir pour aller fourrager.

Il paraîtra peut-être étrange que les Prussiens n'aient rien tenté pour déloger ces corps de leur voisinage; mais ces corps avaient des défilés devant eux, et on ne pouvait venir à eux qu'avec désavantage. La mauvaise nourriture des troupes, la misère, et les fatigues qu'elles avaient souffertes, occasionnèrent un grand nombre de maladies : il n'y avait pas cent hommes par régiment exempts de la dyssenterie; les officiers n'étaient pas mieux; les fourrages du camp étaient consommés; on ne pouvait avoir des vivres que de l'autre côté de l'Elbe; la saison devenait plus rude de jour en jour : toutes ces raisons obligèrent à repasser l'Elbe à Kolin, et à cantonner les troupes pour conserver et rétablir les malades. L'armée décampa le 9 de novembre, et fit sa retraite en si bon ordre, que, quand même le prince de Lorraine aurait voulu l'entamer, on aurait pu, sur ce terrain, engager avec avantage une affaire générale. Dix bataillons garnirent la ville de Kolin, postés derrière des murailles qui formaient un retranchement naturel; on plaça les batteries sur des éminences plus près de la ville, d'où elles dominaient sur tout le terrain : Kolin et Pardubitz devenaient alors des postes importants, parce qu'ils assuraient la communication avec la Silésie comme avec Prague. Entre ces deux têtes, on établit des postes le long de la rivière, et derrière cantonnaient les troupes. A peine les Prussiens eurent-ils passé l'Elbe, que les pandours attaquèrent Kolin; mais ils y furent si mal reçus, qu'ils perdirent l'envie d'y revenir. La nuit du 12, les grenadiers de la Reine<77> avec toutes les troupes hongroises tentèrent une nouvelle attaque, et furent partout repoussés vigoureusement; ils y perdirent trois cents soldats tués; Trenck, ce fameux pillard, y fut blessé. Le prince de Lorraine croyait la campagne finie, et aurait voulu donner aux troupes un repos qu'elles avaient bien mérité par les fatigues qu'elles avaient essuyées en Alsace et en Bohême : la cour de Vienne pensa autrement, et elle donna des ordres exprès au prince de Lorraine de continuer les opérations.

Le Roi se flattait de l'idée que l'ennemi prendrait ses quartiers entre l'Elbe et la Sasawa, dans le dessein de tomber dessus par Pardubitz et Kolin, et de déblayer d'Autrichiens les cercles de Czaslau et de Chrudim. Le Roi avait pris son quartier à Trnowa, proche de Pardubitz; celui du prince Léopold était peu éloigné de Kolin. L'ennemi fit dans ce temps-là des mouvements qui semblaient dénoter qu'il avait quelque dessein sur Pardubitz; ce qui engagea ce prince à s'approcher davantage des quartiers de la gauche. Sur ces entrefaites, on intercepta des lettres de Vienne, qui annonçaient un grand dessein, qui devait s'exécuter le 18 de novembre. Le général d'Einsiedel, qui commandait à Prague, mandait que l'ennemi faisait travailler à des échelles dans tous les villages voisins, et le général Nassau avertissait qu'il s'attendait dans quelques jours à être attaqué à Kolin; il n'y avait rien à craindre pour Pardubitz, où se trouvait l'aile gauche de l'armée.

De mille en mille, le long de l'Elbe, il y avait des postes d'infanterie, et quarante escadrons de hussards étaient distribués entre-deux, pour veiller aux patrouilles et sur les moindres mouvements des troupes de la Reine. Par ces précautions, le Roi devait toujours être averti d'avance, au cas que l'ennemi tentât le passage de l'Elbe : il n'y avait donc proprement que la ville de Prague pour laquelle il y eût à appréhender. Le Roi y envoya M. de Rottembourg avec ses dragons et trois bataillons, pour en renforcer la garnison. Ce jour<78> critique, le 18, arriva enfin, et ne produisit de la part de l'ennemi que beaucoup de marches et de contre-marches; le 19 parut plus décisif. On entendit dès les cinq heures du matin des décharges du gros canon et un feu d'infanterie assez vif. Le Roi envoya de tous côtés pour savoir l'endroit où l'on tirait; tout le monde était dans la prévention que c'était quelque nouvelle tentative de l'ennemi sur Kolin. Les coups qu'on entendait, se tiraient à la droite de l'armée, et comme le général Nassau s'était attendu à quelque entreprise du prince de Lorraine sur son poste, et qu'on ne recevait point d'autre nouvelle, on ajouta trop légèrement foi à ces apparences. On demeura dans cette incertitude jusqu'à midi, qu'un officier de hussards fit au Roi le rapport, que pendant la nuit les troupes de la Reine avaient fait des ponts auprès de Selmitz; que la négligence des patrouilles avait été cause qu'on ne s'en était aperçu qu'à la pointe du jour; que le lieutenant-colonel de Wedell,78-a dont le bataillon se trouvait le plus proche, y était marché; que malgré le feu de cinquante canons, il avait repoussé trois fois les grenadiers autrichiens; que pendant cinq heures il avait disputé ce passage au prince de Lorraine; que les hussards qu'il avait envoyés à l'armée pour l'avertir de sa situation, ayant été tués en chemin par des uhlans qui s'étaient glissés dans les bois voisins, faute de secours il s'était retiré en bon ordre par la forêt de Wischenjowitz pour rejoindre l'armée.

Ce passage de l'Elbe était fâcheux, que les hussards en fussent cause par leur négligence ou non. Cette entreprise décidait de toute la campagne. Le temps employé à se plaindre du destin aurait été perdu; on ne songea qu'à remédier au mal autant que les circonstances le permettaient. L'armée reçut d'abord ordre de se rassembler<79> à Wischenjowitz, qui était au centre de ses cantonnements; on ne laissa à Pardubitz que trois bataillons sous les ordres du colonel Retzow. L'armée se trouva à son rendez-vous le soir, à neuf heures, campée en ordre de bandière, à l'exception du corps de M. de Nassau qui était à Kolin, et de deux bataillons détachés, l'un à Brandeis et l'autre à Nimbourg. Le bataillon de Wedell perdit deux officiers et cent hommes, tant morts que blessés, à l'affaire de Selmitz, qui sera à jamais mémorable dans les fastes prussiens. Cette belle action valut à Wedell le nom de Léonidas. Le prince de Lorraine, surpris qu'un seul bataillon prussien lui eût disputé pendant cinq heures le passage de l'Elbe, dit aux officiers qui l'accompagnaient : " La Reine serait trop heureuse si elle avait dans son armée des officiers comme ce héros. "

La situation critique où se trouvaient les affaires, porta le Roi à rassembler les principaux officiers de ses troupes, pour délibérer avec eux sur le parti qu'il y avait à prendre. Cela roulait sur deux objets : ou de marcher à Prague, pour soutenir ce royaume, ou d'évacuer Prague et la Bohême, pour se retirer en Silésie. Chacun de ces partis avait des inconvénients. Le prince Léopold était d'avis de marcher à Prague, puisqu'il y avait encore quelque amas de farine à Leitmeritz, et qu'en abandonnant Prague on serait en même temps obligé d'abandonner la grosse artillerie, que les chemins ne permettraient pas de traîner avec soi, outre le risque que la garnison avait à courir par une retraite au moins de trente milles, jusqu'à ce qu'elle pût regagner par Leitmeritz et la Lusace les frontières de la Silésie. Le Roi était du sentiment qu'il fallait marcher en Silésie, parce que c'était le plus certain. Le projet de maintenir Prague donnait à l'ennemi la facilité de couper l'armée de toute communication avec la Silésie. Les Saxons en auraient fait autant sur leurs frontières, de sorte que cette armée aurait été ruinée avant le printemps, faute de vivres, de recrues, d'armes, de munitions de guerre, et de chevaux de remonte pour la cavalerie. D'ailleurs, les communications bouchées, d'où seraient<80> venues les sommes pour payer les troupes, acheter des magasins, etc.? Comment le général de Marwitz avec vingt-deux mille hommes pouvait-il couvrir les deux Silésies contre l'armée du prince de Lorraine? Ces raisons décidèrent pour le retour en Silésie, où l'armée trouvait toutes les ressources dont elle avait besoin pour son rétablissement; où les places fortes étaient remplies de magasins, le pays, de subsistances; où l'on regagnait la communication avec le Brandebourg; où enfin ni argent, ni chevaux, recrues, ni ressources ne pouvaient manquer : et, pour prendre les choses réellement telles qu'elles étaient, le Roi ne faisait de perte, en se retirant de la Bohème, que celle de sa grosse artillerie. Tous les généraux se rangèrent de cet avis.

Cette résolution qui avait été prise sur-le-champ, devait être exécutée de même. Le Roi fit partir un homme de confiance et de ressource, nommé Bülow,80-a son aide de camp, pour porter à tous les corps détachés, ainsi qu'à la garnison de Prague, l'ordre d'évacuer la Bohême. M. de Nassau fut instruit de prendre le chemin de Chlumetz ou de Néchanitz pour rejoindre l'armée, tandis que le Roi ferait vis-à-vis du prince de Lorraine les mouvements les plus convenables pour faciliter cette jonction. Bülow fut assez heureux pour traverser des détachements de hussards ennemis, et pour porter ses ordres à ceux auxquels il devait les rendre. Ce parti devenait d'autant plus nécessaire, que la garnison de Prague n'avait de subsistances que pour six semaines, et que la faim l'aurait contrainte de se rendre, si l'on avait attendu ce terme. Le 20 de novembre, le Roi s'approcha de Chlumetz, pour seconder les mouvements de M. de Nassau; il demeura en panne dans ce poste, pour laisser à ce détachement le temps de gagner Bidschow et Néchanitz. Le 22, l'armée se mit entre Pardubitz et Königingrätz, au village de Wosnitz, qui couvrait le<81> défilé de Néchanitz. Les malades et le bagage, sous une bonne escorte, prirent les devants pour la Silésie, afin d'alléger la marche des troupes. M. de Retzow évacua Pardubitz. Le 24, toute la cavalerie marcha à la rencontre de M. de Nassau, et l'amena rejoindre l'armée. On fit défiler l'infanterie par Königingrätz, pour se cantonner dans les villages qui sont en deçà de l'Elbe : on resta le 25 et le 26 dans cette position. Le 27, l'armée se partagea en trois colonnes, dont l'une prit le chemin de la principauté81-a de Glatz; la seconde, que le Roi conduisait, passa par les gorges de Braunau; et la troisième, conduite par M. Du Moulin, enfila le chemin de Trautenau à Schatzlar. La première colonne ne fut point inquiétée dans sa marche. La brigade de Truchsess, qui était à la seconde colonne et qui en faisait l'arrière-garde, fut attaquée, en passant le ruisseau de la Mettau, proche du village de Pless. Truchsess s'amusa mal à propos à escarmoucher avec les pandours, et il eut quarante hommes tant morts que blessés. Ce qui caractérise bien l'esprit hongrois, c'est qu'au milieu de cette escarmouche quelques cochons se mirent à crier dans le village de Pless; ce fut le signal de la trêve : les pandours abandonnèrent les Prussiens, et coururent tous au village égorger des bêtes qu'ils aimaient mieux manger que de se battre; il y a sûrement dans l'histoire peu d'exemples d'escarmouches aussi vives, qui aient eu un dénoûment aussi grotesque. La colonne de M. Du Moulin fut attaquée au village d'Else,81-b mais avec si peu de vigueur, que cela ne mérite aucune considération. La colonne où était le Roi arriva le 4 décembre à Tannhausen; le vieux prince d'Anhalt y arriva presque<82> en même temps. Le prince Léopold avait pris une maladie qui faisait craindre pour ses jours. Le maréchal de Schwerin avait pris de l'humeur, et quitta l'armée avant son retour en Silésie. Le Roi fut obligé de se rendre à Berlin,82-a pour y prendre les arrangements nécessaires pour la campagne prochaine, et pour préparer en même temps le chemin à quelques négociations, que l'on pouvait rendre plus vives au cas que les circonstances l'exigeassent.

Voici ce qui arriva aux autres corps dans leur retraite. M. de Winterfeldt ramena heureusement son détachement de Leitmeritz en Silésie; il fut harcelé en chemin, mais ses bonnes dispositions tinrent les Hongrois en respect. La garnison de Prague ne suivit pas littéralement les dispositions qu'elle avait reçues. M. d'Einsiedel devait faire sauter les ouvrages du Wyssehrad et de Saint-Laurent; il devait faire crever les canons de la grosse artillerie et en brûler les affûts, jeter dans l'eau les fusils dont la garnison de la Reine avait été armée. M. d'Einsiedel crut faussement que ce premier ordre serait révoqué; il en suspendit l'exécution jusqu'au moment de son départ : alors ce fut trop tard. Comme il vit que le moment d'évacuer la ville approchait, il assembla tous les chevaux qu'il put trouver, pour emmener avec lui quarante-deux pièces de campagne autrichiennes, à la place du gros canon qu'il fallait abandonner. Ce fut le 26 de novembre que la garnison sortit de Prague. M. d'Einsiedel avait si mal pris ses précautions,82-b que ses troupes défilaient encore par la porte Saint-Charles, que déjà quatre cents pandours s'étaient, d'un autre côté, introduits dans la ville. Ces Hongrois attaquèrent l'arrière-garde : M. de Rottembourg, qui s'y trouvait, fit tirer sur eux quelques canons<83> chargés à mitraille, qui les continrent. Cette garnison arriva le 30 à Leitmeritz : on s'y arrêta quelques jours, pour s'y pourvoir de pain et de provisions. Quand M. d'Einsiedel arriva à Leipa, il apprit que les Saxons voulaient lui disputer le chemin de la Silésie; car le prince de Lorraine n'avait suivi le Roi que jusqu'à Nachod, d'où il avait pris la route de la Moravie, et les Saxons, celle des cercles de Bunzlau et de Leitmeritz. Il y eut quelques escarmouches en chemin avec les troupes légères des ennemis, mais peu importantes. Comme il arriva à Hochwald, bourg situé à deux milles de Friedland et à trois des frontières de la Silésie, il aperçut un gros corps, et apprit par des transfuges et des espions que c'était une partie du corps saxon aux ordres du chevalier de Saxe, auquel deux mille grenadiers autrichiens s'étaient joints. M. d'Einsiedel, qui ne s'était jamais trouvé en pareil cas, perdit entièrement contenance; il fut longtemps indécis s'il attaquerait ces Saxons, qui s'étaient fait des retranchements avec de la neige entassée, ou s'il traverserait la Lusace pour rentrer en Silésie. Les ennemis avaient fait de si grands abatis sur le chemin de Friedland, qu'il était devenu impraticable dans cette saison. M. de Rottembourg, voyant que l'incertitude de M. d'Einsiedel laisserait périr les troupes de froid et de misère, fit reconnaître les chemins de la Lusace, et prit en même temps la résolution d'attaquer le chevalier de Saxe, en se chargeant de l'événement. Un capitaine, nommé Kottwitz, Saxon de naissance, déserta la nuit, et avertit le chevalier des desseins de Rottembourg. Rottembourg se voyant trahi, profita de la trahison même : il se mit le lendemain de bon matin en marche par sa gauche, et entra en Lusace. Les Saxons n'étaient occupés qu'à leur défense, et ils furent instruits en même temps qu'un gros corps prussien aux ordres de M. de Nassau défilait par la Silésie pour leur tomber à dos; ils étaient si occupés de ces nouvelles, que la garnison de Prague leur échappa heureusement. M. de Rottembourg cheminait toujours; un colonel Vitzthum, qui commandait sur la frontière<84> de la Lusace, voulut s'opposer à son passage; mais lorsque le colonel vit le nombre des Prussiens auxquels il aurait affaire, il se désista de son opposition. Le général saxon Arnim, sous les ordres duquel il était, envoya un autre officier pour interdire le passage aux Prussiens; mais Rottembourg, en l'accablant de politesses, poursuivit sa route, et arriva le 13 décembre aux frontières de la Silésie, où ces troupes furent employées à former la chaîne des quartiers84-a depuis la Lusace jusqu'à la principauté de Glatz. Telle fut la fin de cette campagne, dont les préparatifs annonçaient les plus heureux succès. Ce grand armement, qui devait engloutir la Bohême et même inonder l'Autriche, eut le sort de cette flotte, nommée l'Invincible, que Philippe II d'Espagne mit en mer pour conquérir l'Angleterre.

Il faut convenir qu'il est plus difficile de faire la guerre en Bohême que partout ailleurs. Ce royaume est environné d'une chaîne de montagnes qui en rendent l'entrée et la sortie également dangereuses. Si l'on prend même la ville de Prague, il faut une armée pour la garder; ce qui affaiblit trop le corps qui doit agir contre l'ennemi. On n'y peut assembler des magasins qu'en hiver, où les habitants sont contraints par la rigueur de la saison de demeurer dans leurs villages. Quelques contrées fertiles peuvent fournir des subsistances pour de grandes armées; les fourrages secs et le fourrage vert ne sauraient y manquer : mais d'autres cercles montueux et chargés de bois sont trop stériles pour qu'une armée y séjourne longtemps. D'ailleurs on n'y trouve aucune place tenable; et si les Autrichiens veulent chasser l'ennemi de ce royaume sans en venir à une bataille, ils sont maîtres de l'affamer en lui coupant ses communications : à quoi cette chaîne de montagnes dont la Bohême est environnée, fournit tout ce qu'un officier intelligent peut désirer en fait de gorges et de postes où il<85> puisse intercepter les convois. Il n'y a qu'une seule méthode pour prendre ce royaume.

Aucun général ne commit plus de fautes que n'en fit le Roi dans cette campagne. La première de toutes fut certainement de ne s'être pas pourvu de magasins assez considérables pour se soutenir au moins six mois en Bohême : on sait que qui veut bâtir l'édifice d'une armée, doit prendre le ventre pour fondement.85-a Mais ce n'est pas tout. Il entre en Saxe; il sait que ces Saxons avaient accédé au traité de Worms : ou il fallait les forcer à changer de parti, ou il fallait les écraser avant de mettre le pied en Bohême. Il fait le siège de Prague, et envoie un faible détachement à Béraun contre M. de Batthyani : si les troupes n'avaient pas fait des prodiges de valeur, il aurait été cause de leur perte. Prague prise, il était certainement de la bonne politique de marcher avec la moitié de l'armée droit à M. de Batthyani, de l'écraser avant l'arrivée du prince de Lorraine, et de prendre le magasin de Pilsen, la perte duquel aurait empêché aux Autrichiens leur retour en Bohême : ils auraient été obligés d'amasser de nouveau des subsistances, ce qui demande du temps; de sorte que cette campagne aurait été perdue pour eux. Si l'on ne s'y est pas pris avec assez de zèle pour remplir les magasins prussiens, il ne faut point l'imputer au Roi, mais aux commis des vivres, qui se faisaient payer les livraisons et laissaient les magasins vides. Mais comment ce prince eut-il la faiblesse d'adopter le projet de campagne du maréchal de Belle-Isle, qui le mena à Tabor et à Budweis, lorsqu'il convenait lui-même que ce projet n'était conforme ni aux conjonctures, ni à ses intérêts, ni aux lois de la guerre? Il n'est pas permis de pousser la condescendance aussi loin : cette faute en entraîna une foule d'autres à sa suite. Enfin était-il bien permis de mettre son armée en cantonnements, quand l'ennemi ne campait qu'à une marche de<86> ces quartiers? Tout l'avantage de cette campagne fut pour les Autrichiens : M. de Traun y joua le rôle de Sertorius, et le Roi, celui de Pompée. La conduite de M. de Traun est un modèle de perfection, que tout militaire qui aime son métier doit étudier, pour l'imiter s'il en a les talents. Le Roi est convenu lui-même qu'il regardait cette campagne comme son école de l'art de la guerre, et M. de Traun comme son précepteur. La fortune est souvent plus funeste aux princes que l'adversité : la première les enivre de présomption; la seconde les rend circonspects et modestes.


47-a Du Var.

48-a Charles-Édouard.

53-4 1er juillet.

54-5 12 juillet.

55-6 31 juillet.

56-7 13 août.

60-a Le prince Léopold d'Anhalt-Dessau fut chargé par le Roi, au quartier général de Wotitz le 25 septembre 1744, du commandement ici mentionné.

60-b Le mot Hesse est omis dans le manuscrit. La ligue fut conclue avec le roi de Suède, en sa qualité de landgrave de Hesse.

61-a D'après les gazettes de Berlin, ce fut le 15 août que le Roi partit de Potsdam pour l'armée. Il arriva le même jour à Jessen, au delà de Wittenberg, et le quitta le 18 pour se rendre à l'armée. Du 19 au 22, il séjourna à Gross-Döbritz, près de Meissen : le 25, il se rendit à Péterswalde.

61-b Du régiment de Zieten.

62-a La Moldau se jette dans l'Elbe vis-à-vis de Melnik; l'Éger, vis-à-vis de Leitmeritz.

63-a Frédéric-Guillaume, margrave de Brandebourg, général-major et commandeur du premier bataillon de la garde, né le 28 mars 1715, fut tué le 12 septembre 1744 : c'est le seul officier qui périt à l'attaque de Prague. Ce prince était le troisième fils du margrave Albert-Frédéric, et par conséquent le petit-fils du Grand Électeur : il se trouvait être ainsi le frère cadet du margrave Frédéric, dont nous avons mentionné la mort, t. II, p. 85.
     Le margrave Charles, né en 1705, était alors lieutenant-général.

69-a Jean-Théodore de Ruesch, nommé colonel et chef des hussards noirs le 10 mars 1744, parvint au grade de général-major en 1750, et fut fait baron en 1753; sa démission lui fut donnée le 9 mai 1762.

72-a Entre hussards et le magasin, le Roi a oublié quelques mots : nous avons intercalé pour transporter, sans autre changement. Les éditeurs de 1788 s'étaient permis cette, phrase toute nouvelle : " pour assurer la communication avec le magasin de Leitmeritz. " Voyez ci-dessus, p. 62 et 65.

74-a Le colonel Jean-Ernest Zimmernow fut nommé, le 2 juillet 1744, chef du régiment d'infanterie no 43. Il n'a jamais existé de famille noble du nom de Zimmernow.

74-b Il est question de Schwarz-Kosteletz.

78-a George-Vivigenz de Wedell, né en 1710 à Malchow dans la Marche-Ukraine, fut tué à la bataille de Soor. Dans son Épître à Stille, sur l'emploi du courage, et sur le vrai point d'honneur, le Roi a dit :
     

O Wedell, notre Achille, et vous Goltz, notre Ulysse,
A vos bras généreux nous devons nos succès, etc.

80-a Daniel-Gottlieb de Bülow, frère du général de cavalerie et du général d'infanterie, était colonel quand il fut blessé à mort au siège de Prague, en 1757. Né en 1718, il avait été nommé major en 1742.

81-a Dans tout le cours de l'Histoire de mon temps, le Roi a employé, certainement à dessein, l'expression de principauté de Glatz. Les éditeurs de 1788 ont conservé fidèlement cette dénomination dans tout le tome premier; dans le tome second, ils y ont partout substitué de leur propre autorité comté de Glatz. Dans le manuscrit original de l'Histoire de la guerre de sept ans, l'Auteur l'appelle lui-même partout comté de Glatz : dans l'énumération de ses titres, le Roi conserva toujours cette dernière dénomination, et la plaça après Silésie, Orange, Neufchâtel et Valengin, mais avant Gueldre, Magdebourg, Clèves, etc.

81-b Golden-Oelse ou Golden-Oesel.

82-a Le 14 décembre 1744, le Roi arriva à Berlin, venant de la Silésie. Le 17, il se rendit à Potsdam; mais d'après les gazettes de Berlin, il repartit le 21 en toute hâte pour la Silésie, parce que les Autrichiens venaient d'envahir le comté de Glatz. Il revint à Berlin le 25 du même mois.

82-b Le lieutenant-général d'Einsiedel fut déclaré innocent le 16 février 1745, par jugement d'un conseil de guerre.

84-a " La chaîne des quartiers " ne se trouve pas dans le manuscrit original, mais c'est un complément nécessaire qu'ont donné les éditeurs de 1788.

85-a Iliade, chant XIX, v. 160-170.