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II. DE CE QUI S'EST PASSÉ DE PLUS IMPORTANT EN EUROPE DEPUIS L'ANNÉE 1774 JUSQU'A L'ANNÉE 1778.[Titelblatt]

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DE CE QUI S'EST PASSÉ DE PLUS CONSIDÉRABLE DEPUIS L'ANNÉE 1774 JUSQU'A 1778.

On se persuadera bien que la jalousie, la haine et l'envie qu'avait excitées parmi les puissances de l'Europe le partage de la Pologne, ne se dissipèrent pas tout d'un coup. La chose était récente, et la sensation en avait été trop forte pour que les souverains regardassent avec les yeux de la coutume un événement dont leur amour-propre était choqué. La France se rappelait avec un chagrin secret ses efforts inutiles pour soutenir la confédération de Bar; elle ne pouvait se dissimuler la mauvaise tournure qu'avait prise la guerre qu'elle avait conseillé aux Turcs d'entreprendre contre la Russie; elle était en quelque façon humiliée qu'une monarchie comme la sienne eût eu si peu d'influence dans les troubles qui avaient déchiré la Pologne; elle ne craignait pas moins cette liaison qui commençait à se former entre l'Impératrice-Reine, l'impératrice de Russie et le roi de Prusse. Une telle alliance donnait à ces puissances une prépondérance trop décidée en Europe, pour qu'à Versailles on pût l'envisager avec des yeux indifférents; mais ces apparences étaient trompeuses, et il s'en fallait de<128> beaucoup que ces trois puissances fussent dans une aussi étroite amitié que le public pouvait se le figurer.

Louis XVI venait de monter sur le trône; un évêque lui remit le testament politique que le Dauphin, père du Roi, lui avait confié pour le donner à son fils lorsqu'il parviendrait à la régence. Le Roi se fit une loi de suivre en tout les volontés de son père, et ce fut en conséquence de ce testament que M. de Maurepas, disgracié par Louis XV, devint premier ministre de Louis XVI, que M. d'Aiguillon fut exilé, et que M. de Choiseul perdit à jamais l'espoir de rentrer en faveur. M. de Maurepas touchait à son seizième lustre; il avait été longtemps ministre sous le règne précédent; il possédait la routine des affaires; il avait l'esprit orné, et une tête capable de grands desseins : mais il n'était plus dans l'âge, comme nous l'avons remarqué, où l'âme, remplie d'effervescence, entreprend hardiment de grandes entreprises. La mauvaise administration du règne précédent avait acheminé les finances du royaume vers une banqueroute générale. Il était d'autant plus atterré de cette idée, que cette banqueroute aurait au moins écrasé quarante mille familles qui avaient placé tout leur bien dans les fonds publics; et quoique les ministres ne soient guère sensibles aux malheurs des peuples, ils le sont pourtant au blâme qui en retombe nécessairement sur eux. Le traité de Versailles, quoique peu avantageux à la France, subsistait toujours. M. de Maurepas avait, de plus, à ménager la jeune reine, sœur de l'empereur Joseph, et fille de Marie-Thérèse, qui, avec un peu de complaisance, pouvait d'un jour à l'autre gagner un tel ascendant sur l'esprit du Roi son époux, qu'elle l'eût entièrement gouverné; de sorte que ce vieux mentor d'un pupille qui n'avait aucun caractère fixe, employait tour à tour la prudence et la fermeté pour empêcher que le royaume ne tombât en quenouille. La France, d'autre part, toujours rivale de l'Angleterre, voyait avec plaisir les troubles qui s'élevaient en Amérique entre les colonies et la mère patrie. Elle encourageait sous main l'esprit de<129> révolte qui s'y manifestait, et animait les Américains à soutenir les droits de leur indépendance contre le despotisme que le roi George III voulait y établir, en leur présentant en perspective les secours qu'ils pouvaient attendre de l'amitié du Roi Très-Chrétien.

La cour de Londres nous présente un tableau tout différent de celui que nous venons de crayonner. C'est l'Écossais Bute qui gouverne le Roi et le royaume : pareil à ces esprits malfaisants dont on parle toujours et qu'on ne voit jamais, il s'enveloppe, ainsi que ses opérations, des plus profondes ténèbres; ses émissaires, ses créatures sont les ressorts avec lesquels il meut cette machine politique selon sa volonté. Son système politique est celui des anciens torys, qui soutiennent que le bonheur de l'Angleterre demande que le Roi jouisse d'un pouvoir despotique, et que, bien loin de contracter des alliances avec les puissances du continent, la Grande-Bretagne doit se borner uniquement à étendre les avantages de son commerce. Paris est à ses yeux ce qu'était Carthage à ceux de Caton le censeur. Bute exterminerait en un jour tous les vaisseaux français, s'il en était le maître et s'il pouvait les rassembler. Impérieux et dur dans le gouvernement, peu soucieux sur le choix des moyens qu'il emploie, sa maladresse dans le maniement des affaires l'emporte encore sur son obstination. Ce ministre, pour remplir d'aussi grandes vues, commença par introduire la corruption dans la chambre basse. Un million de livres sterling que la nation paye annuellement au Roi pour l'entretien de sa liste civile, ne suffisait qu'à peine pour contenter la vénalité des membres du parlement. Cette somme, destinée pour l'entretien de la famille royale, de la cour et des ambassades, étant annuellement employée à dépouiller la nation de son énergie, il ne restait au roi George III, pour subsister et pour soutenir à Londres ce qui convient à la dignité royale, que cinq cent mille écus qu'il tirait de son électorat de Hanovre. La nation anglaise, avilie et dégradée par son souverain même, n'eut, depuis, plus d'autre volonté que la sienne; mais<130> comme si ce n'en était pas assez de tant de prévarications, le lord Bute voulut frapper un coup plus hardi et plus décisif, pour établir plus promptement le despotisme auquel il visait : il porta le Roi à mettre arbitrairement des impôts sur les colonies américaines, autant pour augmenter ses revenus que pour donner un exemple qui, par la suite des temps, pût être imité dans la Grande-Bretagne; mais nous verrons que les suites qu'eut cet acte de despotisme, ne répondirent point à son attente.

Les Américains, qu'on n'avait pas daigné corrompre, s'opposèrent ouvertement à cet impôt si contraire à leurs droits, à leurs coutumes, et surtout aux libertés dont ils jouissaient depuis leur établissement. Un gouvernement sage se serait hâté d'apaiser ces troubles naissants; mais le ministère de Londres agit d'après d'autres principes : il suscita de nouvelles brouilleries avec les colonies, à l'occasion des marchands qui avaient le monopole de certaines marchandises des Indes orientales, qu'on voulut les forcer d'acheter. La dureté et la violence de ces procédés acheva de soulever les Américains : ils tinrent un congrès à Philadelphie, où, renonçant au joug anglais, qui désormais leur devenait insupportable, ils se déclarèrent libres et indépendants. Dès lors voilà la Grande-Bretagne engagée dans une guerre ruineuse avec ses propres colonies. Mais si le lord Bute se montra maladroit dans la conduite de cette affaire, il le parut encore davantage dans l'exécution et lorsque la guerre commença. Il crut bonnement que sept mille hommes de troupes réglées était un nombre suffisant pour subjuguer l'Amérique; et comme il n'avait pas l'art de Newton dans les calculs, il s'y trompa toujours. Le général Washington, qu'à Londres on appelait le chef des rebelles, remporta, dès les premières hostilités, quelques avantages sur les royalistes assemblés près de Boston. Le Roi, qui s'attendait à des victoires, fut surpris de la nouvelle de cet échec, et le gouvernement se vit obligé de changer de mesures.

Il était évident que le nombre des troupes en Amérique était trop<131> faible pour remplir le dessein qu'on voulait exécuter; il fallait donc avoir une armée, quoiqu'on sentît toutes les difficultés qui s'opposaient à trouver ce monde et à le rassembler. Les Anglais ont manqué de tout temps d'art et de souplesse dans leurs négociations : attachés avec acharnement à leurs intérêts, ils ne savent pas flatter ceux des autres; ils pensent qu'en offrant des guinées, ils peuvent tout obtenir. Ils s'adressèrent d'abord à l'impératrice de Russie, et la choquèrent d'autant plus par leurs demandes, que la fierté de cette princesse regardait comme bien au-dessous d'elle d'accepter des subsides d'une autre puissance. Enfin, ils trouvèrent en Allemagne des princes avides ou obérés qui prirent leur argent; ce qui leur valut douze mille Hessois, quatre mille Brunswicois, douze cents hommes d'Ansbach, autant de Hanau, sans compter quelques centaines d'hommes que leur fournit le prince de Waldeck. Outre cela, la cour envoya quatre mille Hanovriens à Gibraltar et à Port-Mahon pour relever les garnisons anglaises de ces places, lesquelles furent de là conduites en Amérique. Toutes ces troupes servirent sous les auspices du lord Howe et de son frère l'amiral, comme nous le rapporterons en son temps. Chaque campagne coûta à l'Angleterre six millions de livres sterling, ou trente-six millions d'écus. On comptait alors que les dettes de la Grande-Bretagne montaient déjà à neuf cents millions d'écus. Une campagne ne suffisait pas pour soumettre les colonies; ainsi l'on prévoyait dès lors que dans peu la dette nationale dépasserait un milliard.

La campagne suivante ne produisit aucun événement décisif, et les Américains se soutinrent contre le lord Howe et tous les renforts qui l'avaient joint; mais vers la fin de l'année 1777, la fortune commença à se déclarer en faveur des colonies. Sur les ordres de la cour, le général Burgoyne partit du Canada avec treize mille hommes, pour se rendre à Boston, selon le projet qu'on lui avait donné à exécuter; tandis que le lord Howe, qui n'était informé de rien, s'était emparé<132> de Philadelphie. Ce quiproquo acheva de gâter les affaires : Burgoyne, qui manquait de chevaux pour se faire suivre de ses vivres, ayant entrepris une expédition impraticable relativement aux subsistances, fut obligé de se rendre prisonnier avec toutes ses troupes aux Américains qu'il croyait subjuguer. Cet échec, dont des événements semblables auraient autrefois soulevé toute la nation contre le gouvernement, et causé même une révolution, ne produisit alors qu'un léger murmure, tant l'amour des richesses l'emportait sur l'amour de la patrie, et faisait préférer à ce peuple, autrefois si noble et si généreux, l'avantage personnel au bien général.

Le roi d'Angleterre, qui soutenait le système de Bute par caprice et par obstination, se roidissait contre les obstacles qu'il voyait naître sous ses pas. Peu sensible aux malheurs qui retombaient sur son peuple, il n'en devenait que plus ardent pour l'exécution de ses projets; et afin de gagner la supériorité des forces sur les Américains, il faisait négocier dans toutes les cours de l'Allemagne, pour en tirer le peu de secours qu'elles pouvaient encore lui fournir. L'Allemagne se ressentait déjà de la quantité d'hommes qu'on en avait tirés pour les envoyer dans ces climats lointains, et le roi de Prusse voyait avec peine l'Empire dépourvu de tous ses défenseurs, surtout au cas qu'il survînt une nouvelle guerre, car, dans les troubles de 1756, la Basse-Saxe et la Westphalie seules avaient assemblé une armée avec laquelle on avait arrêté et dérangé tous les progrès de l'armée française.132-a Par cette raison, il chicana le passage des troupes des princes qui en donnaient à l'Angleterre, en tant qu'elles se trouvaient obligées de passer par le Magdebourg, le pays de Minden, ou par le Bas-Rhin. Ce n'était qu'une faible revanche des mauvais procédés que la cour de Londres avait eus envers lui au sujet de la ville et du port de Danzig. Toutefois le Roi ne voulut pas pousser les choses trop loin : une longue expérience lui avait appris qu'on trouve une multitude d'ennemis dans<133> le monde, sans qu'on se donne la peine de s'en susciter soi-même de gaieté de cœur. Voilà en gros l'idée qu'on peut se représenter de l'Angleterre pendant le peu d'années dont nous nous sommes proposé de décrire les événements. Nous la quitterons maintenant pour présenter le résumé de ce que, pendant la même époque, il se passa de mémorable en Russie.

L'impératrice de Russie sortait de la guerre qu'elle avait faite aux Turcs, couverte de gloire des succès que ses troupes avaient eus contre ses ennemis; mais l'État était presque épuisé d'hommes et d'argent, et la paix, si mal assurée, que le grand vizir déclara lui-même au prince Repnin, ambassadeur à la Porte, qu'à moins que le kan de Crimée ne retournât sous la domination de la Porte, et que l'impératrice de Russie ne restituât Kertsch et Jenikale, la paix qu'on avait extorquée aux Turcs, ne serait ni solide ni durable. Sur cette déclaration, les troupes russes occupèrent Pérécop, et aussitôt les hostilités recommencèrent en Crimée. Ce n'était pas une guerre dans les formes, où deux grandes armées se trouvassent en présence l'une de l'autre; mais c'étaient des incursions où des troupes turques débarquaient en différents parages, ce qui occasionnait de petits combats, dont toutefois les Russes sortirent toujours victorieux. Cependant cet état d'incertitude inquiétait l'Impératrice, parce qu'elle était obligée d'assembler son armée sur les frontières de la Tartarie, et de tenir un gros corps à Kiovie, pour l'opposer, en cas de nécessité, à un corps de quarante mille Turcs campé près de Bender, qui de là, en traversant la Pologne, pouvait facilement se porter vers cette partie des provinces russes située à l'autre bord du Dniester. Ainsi, sans avoir ni la paix ni la guerre, les dépenses de l'Impératrice étaient aussi grandes que si la guerre avait été déclarée entre ces deux puissances.

L'intérieur de la cour de Pétersbourg fournissait des événements d'une autre nature, mais qui tiennent également à l'histoire de ce<134> temps. L'Impératrice, voyant que son fils le grand-duc était en âge d'être marié, délibérait sur le choix de l'épouse qu'elle voulait lui donner. Ce devait être une princesse d'Allemagne, dont l'âge et la personne convinssent à son fils. Ce choix n'était pas indifférent pour la cour de Berlin, cette nouvelle liaison pouvant devenir favorable ou contraire à ses intérêts. L'Allemagne était alors stérile en princesses : il n'y en avait que trois ou quatre qui pussent être proposées, parce que les unes étaient trop vieilles, et les autres, trop jeunes. Celles qu'on pouvait mettre en avant, étaient : une sœur de l'électeur de Saxe, une princesse de Würtemberg, trop jeune, et trois princesses, filles du landgrave de Darmstadt. La sœur aînée de ces princesses de Darmstadt était mariée au prince de Prusse;134-a ainsi il y avait tout à gagner si une de ces princesses devenait grande-duchesse, parce que les nœuds de la parenté, se joignant à ceux de l'alliance, semblaient annoncer que l'union de la Prusse et de la Russie serait par là plus cimentée que jamais. Le Roi mit tout en œuvre pour agencer les choses de la sorte, et il fut assez heureux pour y réussir entièrement. Les princesses de Darmstadt passèrent par Berlin; elles arrivèrent à Pétersbourg; la seconde des filles du landgrave fut celle qui emporta la pomme, et le mariage fut solennellement célébré.134-b

La conduite de la nouvelle grande-duchesse ne fut pas telle qu'on le devait attendre d'une princesse de sa naissance. Elle était arrivée à Pétersbourg dans un temps d'intrigues et de cabales, et où toute la cour était agitée par les intrigues des ministres étrangers. Les ministres de France et d'Espagne mettaient tout en œuvre pour semer la zizanie entre la Russie, l'Autriche et la Prusse, entre lesquelles ils craignaient qu'une union trop étroite ne se formât. Pour remplir leurs vues, ils crurent devoir former un parti dont ils pussent disposer, et ils s'imaginèrent qu'en mettant la grande-duchesse dans<135> leurs intérêts, le reste de l'ouvrage ne serait pas difficile. Pour s'acheminer à ce but, ils gagnèrent un certain prince Rasumoffsky, attaché à la personne du grand-duc. Celui-là, s'étant livré à leur direction, s'enhardit jusqu'à devenir l'amant de la grande-duchesse, auprès de laquelle les faveurs de son maître lui donnaient un libre accès. Cette princesse, imbue des sentiments de son amant, et suivant toutes ses impressions, s'était livrée sans réserve aux insinuations que le ministre d'Espagne lui faisait parvenir. Un an et demi après son mariage, elle devint grosse; mais tout le monde se disait à l'oreille que ce n'était pas de son époux. La cour de Berlin avait vent de toutes ces manigances et de ces dangereuses menées; et, de plus, il s'était élevé en même temps de nouvelles chicanes à Varsovie sur les possessions que les puissances copartageantes occupaient en Pologne. Les Sarmates, en jetant les hauts cris, accusaient les Autrichiens et les Prussiens d'avoir étendu les limites de leurs possessions beaucoup au delà de ce qui leur avait été accordé par les traités. Ces plaintes avaient fait impression sur l'impératrice de Russie, dont l'ambition s'applaudissait d'avoir donné des provinces à de grands souverains, et dont l'orgueil était encore plus flatté d'en fixer les limites.

Pour prévenir les suites que pourrait avoir le mécontentement de l'Impératrice, si on ne l'apaisait pas au plus tôt, le Roi résolut d'envoyer le prince Henri à Pétersbourg, sous prétexte de faire une visite à l'Impératrice, laquelle l'avait invité à se rendre à sa cour. Il faut ajouter à ceci que le Roi s'était concerté avec la cour de Vienne, de manière que les deux puissances conservassent leurs possessions intactes, en laissant crier les Polonais, et en tâchant en même temps d'apaiser la cour de Russie. Mais le prince Kaunitz, attaché à sa politique fallacieuse, dans l'intention de brouiller les cours de Berlin et de Pétersbourg, fit déclarer à cette dernière que l'Impératrice-Reine, par la seule envie d'obliger l'impératrice de Russie, avait résolu de rendre à la république de Pologne une partie du palatinat de Lublin,<136> toutes les terres qui se trouvent au delà de la rive droite du Bug, la ville de Casimir, et encore quelques autres morceaux qu'elle possédait.

Le prince Henri arriva donc à Pétersbourg dans des conjonctures aussi singulières que fâcheuses. Il avait à combattre les Français, les Espagnols et les Autrichiens. A peine avait-il été reçu de l'Impératrice, que la grande-duchesse mourut136-a en accouchant d'un enfant mort. Le prince, qui se trouva présent à cette scène, assista l'Impératrice dans cette catastrophe, autant qu'il dépendait de lui; il prit un soin particulier du grand-duc, atterré par un spectacle aussi nouveau pour lui que lugubre. Le prince ne l'abandonna point, et ayant non seulement contribué à rétablir sa santé, son chef-d'œuvre fut de raccommoder entièrement la mère et le fils, dont la mésintelligence et l'inimitié, s'étant beaucoup augmentée depuis le mariage de la grande-duchesse, faisait appréhender qu'il n'en résultât des suites fâcheuses ou pour l'un ou pour l'autre. L'Impératrice fut vivement touchée du service que le prince Henri lui avait rendu, et depuis ce temps, son crédit s'augmenta de jour en jour. Il en fit bientôt un très-bon usage. L'Impératrice était intentionnée de remarier promptement son fils; le prince lui proposa la princesse de Würtemberg, petite-nièce du Roi, qui fut aussitôt agréée. Il fut, outre cela, résolu que le prince Henri mènerait le grand-duc à Berlin, où il verrait cette princesse, et où les promesses se feraient; après quoi il la ramènerait en Russie, pour que les noces se fissent à Pétersbourg.

Le prince trouva plus de difficultés pour éluder les restitutions que les Polonais exigeaient du Roi. La cour de Vienne avait donné l'exemple de ces restitutions; la Russie insistait sur ce que le Roi imitât sa conduite. Cette affaire fut donc remise à la médiation de M. de Stackelberg, ambassadeur de Russie en Pologne, et, après s'être arrangée le mieux possible, la cour de Berlin rendit à la République le<137> lac de Goplo, la rive gauche de la rivière de la Drewenza, et quelques villages aux environs de Thorn.

Nous ne rapporterons point ici en détail la réception du grand-duc. Ce fut une fête perpétuelle depuis les frontières jusqu'à Berlin, où le luxe et le goût se disputèrent lequel des deux honorerait le plus cet illustre étranger. Mais nous ne devons pas passer sous silence le jugement que les connaisseurs portèrent du caractère de ce jeune prince. Il parut altier, haut et violent; ce qui faisait appréhender à ceux qui connaissent la Russie, qu'il n'eût de la peine à se soutenir sur le trône, où, devant gouverner une nation dure et féroce, et gâtée par le gouvernement mou de quelques impératrices, il aurait à craindre un sort pareil à celui de son malheureux père.

On ne croyait point à Vienne que le grand-duc viendrait à Berlin. Le prince Kaunitz, confiant dans le succès de ses ruses et de ses manigances, était persuadé que sa cour ayant été la première à restituer quelques terrains envahis aux Polonais, il avait, par cette complaisance, irrémissiblement brouillé les cours de Berlin et de Pétersbourg; et au moment qu'il pensait préparer son triomphe, il apprend que le grand-duc est à Berlin, qu'il épouse la princesse de Würtemberg, et que l'intimité entre la Prusse et la Russie est mieux resserrée que jamais. Mais si ce ministre avait manqué son coup en Russie, il s'en était dédommagé aux dépens des Turcs; car la cour de Vienne, sous prétexte de régler les limites qui séparent la Hongrie et la Valachie, s'était emparée du district de la Bukowina, qui s'étend jusqu'à un mille de Chotzim. Les Turcs avaient été assez ignorants, ou, pour mieux dire, assez stupides pour consentir à ce démembrement de leurs États, sans qu'il y eût une raison valable pour l'autoriser, et sans se plaindre. Les autres puissances ne pensaient pas ainsi. La Russie avait raison d'être jalouse de l'acquisition de la cour de Vienne vers le Dniester, parce que cette possession, en l'approchant si près de Chotzim, mettait les Autrichiens en état de disputer aux armées russes<138> le passage du Dniester, toutes les fois qu'elles voudraient pousser leurs conquêtes, soit en Moldavie, soit en Valachie; et même, s'ils laissaient passer leurs troupes, les Autrichiens, maîtres de la Bukowina, pouvaient les couper de leurs subsistances, ou du moins tenir la balance dans les guerres entre les Russes et les Turcs, selon qu'ils le jugeraient convenable à leurs intérêts. D'autre part, les Autrichiens intriguaient sans remise à Constantinople, afin d'entretenir l'aigreur que la dernière paix avait laissée entre la Porte et la Russie, et d'occasionner de nouvelles brouilleries. Les Français soufflaient également le feu de leur côté. Ces manœuvres sourdes animèrent enfin le Grand Seigneur, et occasionnèrent les déclarations au prince Repnin dont il a été fait mention, et cette esquisse de guerre dans la Tartarie-Crimée, qui fut apaisée ensuite.

Vienne était alors dans l'Europe le foyer des projets et des intrigues. Cette cour si arrogante et si altière, pour dominer sur les autres, portait ses vues de tous côtés pour étendre ses limites et pour engloutir dans sa monarchie les États qui se trouvaient situés à sa bienséance. Du côté de l'orient, sa cupidité méditait de joindre la Servie et la Bosnie à ses vastes possessions. Au midi, tentée par une partie des possessions de la république de Venise, elle n'attendait que l'occasion de s'en saisir, afin de joindre Trieste et le Milanais au Tyrol par un démembrement qui était à sa bienséance. Ce n'en était pas assez : elle se promettait bien, après la mort du duc de Modène, dont un archiduc avait épousé l'héritière, de revendiquer le Ferrarois, possédé par les papes, et de dépouiller le roi de Sardaigne du Tortonois et de l'Alexandrin, comme pays ayant toujours appartenu aux ducs de Milan. Vers l'occident, la Bavière lui présentait un morceau bien tentant. Voisine de l'Autriche, elle lui ouvrait un passage vers le Tyrol. En la possédant, la maison d'Autriche voyait le Danube courir presque toujours sous sa domination. On supposait, outre cela, qu'il était contraire à l'intérêt de l'Empereur de laisser réunir la Bavière<139> et le Palatinat sous un même souverain; et comme cet héritage eût rendu l'Électeur palatin trop puissant, il valait mieux que l'Empereur le prît pour lui-même. De là, en remontant le Danube, on rencontre le duché de Würtemberg, sur lequel la cour de Vienne pensait avoir des prétentions bien légitimes. Toutes ces acquisitions auraient formé comme une galerie qui, de Vienne, en s'agençant les unes aux autres, la conduisait jusqu'aux bords du Rhin, où l'Alsace, qui avait fait anciennement partie de l'Empire, pouvait être répétée; ce qui menait enfin à cette Lorraine qui naguère avait été le domaine des ancêtres de Joseph. En nous tournant vers le septentrion, nous rencontrons cette Silésie dont l'Autriche ne pouvait oublier la perte, et qu'elle se proposait bien de récupérer aussitôt qu'elle en trouverait l'occasion. L'Empereur n'avait pas assez de maturité pour savoir cacher et voiler ses vastes desseins. Sa vivacité le trahissait souvent, et il ignorait combien la dissimulation est nécessaire dans le maniement des affaires politiques. Pour en rapporter un exemple, il suffit de dire que vers la fin de l'année 1775, le roi de Prusse fut attaqué de quelques forts accès de goutte consécutifs. Van Swieten, fils de médecin, et ministre de la cour impériale à Berlin, supposa que cette goutte était une hydropisie formée, et flatté de pouvoir annoncer à sa cour la mort d'un ennemi qui longtemps avait été redoutable pour elle, il manda hardiment à l'Empereur que le Roi tirait vers sa fin, et qu'il ne passerait pas l'année. Voilà d'abord l'âme de Joseph qui s'exalte; voilà toutes les troupes autrichiennes en marche; leur rendez-vous est marqué en Bohême, et l'Empereur attend plein d'impatience à Vienne la confirmation de cette nouvelle pour pénétrer tout de suite en Saxe, et de là sur les frontières du Brandebourg, pour proposer au successeur du trône l'alternative, ou de rendre tout de suite la Silésie à la maison d'Autriche, ou de se voir écrasé par ses troupes avant de pouvoir se mettre en défense. Toutes ces choses, qui se firent ouvertement, s'ébruitèrent partout, et ne cimentèrent point<140> l'amitié des deux cours, comme il est facile d'en être convaincu. Cette scène parut d'autant plus ridicule au public, que le roi de Prusse, n'ayant été atteint que d'une goutte ordinaire, en était déjà guéri avant que l'armée autrichienne fût rassemblée. L'Empereur alors fit retourner toutes ses troupes dans leurs quartiers ordinaires, et la cour de Vienne fut bafouée de son imprudente conduite.

L'année d'après, savoir en 1777, l'Empereur fit un voyage incognito en France. Le séjour qu'il fit à Paris et à Versailles, ne contribua pas à resserrer l'union des deux nations. Il avait beaucoup plus de monde et d'aménité que Louis XVI. Cela causa des jalousies au monarque français, qui s'en cachait à peine. Joseph voulut ensuite parcourir les provinces de la France, et peut-être que s'observant moins que dans la capitale du royaume, il laissa échapper des marques trop évidentes du chagrin qu'il éprouvait en voyant de bons établissements de manufactures ou de commerce, ou d'autres choses pareilles, qui étaient des monuments de l'industrie nationale. Quelquefois même, et dans des moments d'humeur, il recevait avec des manières brusques et dédaigneuses les marques d'attention et de respect qu'on s'empressait de lui donner. Ces choses, quelque petites qu'elles fussent, n'échappèrent pas à la sagacité française. L'Empereur s'était annoncé par sa politesse à la cour : mais se contraignant moins dans les provinces, il parut plutôt envieux qu'ami de la nation chez laquelle il se trouvait, et perdit tout le crédit que sa gentillesse lui avait acquis.

D'autre part, ce voyage fit un effet tout différent sur Joseph. Il avait parcouru la Normandie, la Bretagne, la Provence, le Languedoc, la Bourgogne et la Franche-Comté, toutes provinces qui, autrefois gouvernées par des souverains, quoique vassaux, avaient été, par la suite des temps, insensiblement incorporées dans la monarchie française. Ces objets, qui le frappaient vivement, occasionnaient la comparaison, humiliante selon lui, qu'il faisait de cette masse réunie<141> sous un chef, et du gouvernement germanique, dont à la vérité il était l'empereur, mais dans lequel il se trouvait des rois et des souverains assez puissants pour lui résister, même pour lui faire la guerre. S'il en avait eu les moyens, il aurait voulu réunir incessamment toutes les provinces de l'Empire à ses domaines, pour se rendre souverain de ce vaste corps, et élever, par ce moyen, sa puissance au-dessus de celle de tous les monarques de l'Europe. Ce projet l'occupait sans cesse, et il pensait que la maison d'Autriche ne devait jamais le perdre de vue.

C'était de ces principes ambitieux que partait l'ardeur avec laquelle il convoitait la Bavière; et quoique la mort de l'électeur de Bavière ne parût point devoir être un événement prochain, l'Empereur n'épargna ni corruption ni intrigues pour mettre l'Électeur palatin et ses ministres dans ses intérêts. Et qui croirait que ces choses aussi odieuses que révoltantes se traitaient avec si peu de secret et de retenue à Mannheim, que non seulement l'Allemagne, mais toute l'Europe en était informée? Le roi de Prusse, qui ne perdait jamais de vue la cour de Vienne, fut des premiers à découvrir ce mystère d'iniquité. Cette cour était trop dangereuse et trop puissante pour être négligée, d'autant plus qu'il faut connaître les projets de son ennemi, si l'on veut s'y opposer.

Il résulte des différents faits que nous venons d'exposer, que la paix de l'Europe était menacée de tous les côtés : le feu couvait sous les cendres, un rien pouvait en exciter les flammes. La Russie croyait d'un moment à l'autre d'être attaquée par les Turcs. La guerre n'était point déclarée, mais les hostilités se commettaient de part et d'autre. La dernière guerre avait occasionné des dépenses énormes à l'Impératrice; la Russie en était presque épuisée, surtout si l'on y ajoute les ravages de Pugatscheff le long du Jaïk, dans la province de Kasan, et la ruine des mines qui sont dans ces contrées, et dont le rapport est très-considérable. Cette situation n'était pas des plus<142> avantageuses : l'armée était mal entretenue, l'artillerie, négligée; peu d'argent, peu de crédit; enfin tout faisait craindre que si la Porte lui faisait la guerre, l'empire de Russie ne devait pas s'attendre à des succès aussi brillants que ceux dont il s'était glorifié dans les temps passés.

A Vienne, c'était un jeune empereur dévoré d'ambition, avide de gloire, qui n'attendait qu'une occasion pour devenir le perturbateur du repos de l'Europe. Il avait deux généraux, Lacy et Loudon, qui s'étaient acquis de la réputation dans la guerre précédente. Son armée était mieux entretenue et sur un meilleur pied qu'elle ne l'avait jamais été. Il avait augmenté le nombre des canons de campagne, et l'avait porté jusqu'à deux mille. Ses finances, qui se ressentaient encore des prodigieuses dépenses qu'avait coûté la dernière guerre, n'étaient pas sur un pied tout à fait solide. On évaluait les dettes de l'État à cent millions d'écus, dont on avait réduit le dividende à quatre pour cent; mais le peuple était surchargé des plus durs impôts, et chaque jour on en ajoutait de nouveaux; et malgré tout l'argent qu'à force de presser les provinces on rassemblait à Vienne, en déduisant la dépense fixe et couchée sur l'ordre du tableau, il ne restait à l'Impératrice-Reine que deux millions dont elle pût disposer. Ainsi il n'y avait d'autre fonds que celui de quatre millions d'écus que le maréchal de Lacy avait ramassés par ses lésines sur l'entretien de l'armée; mais par l'exactitude de la banque de Vienne à payer les intérêts des capitaux que la cour avait empruntés, elle avait assuré et consolidé son crédit, tant en Hollande qu'à Gênes, de sorte que si la cour trouvait nécessaire de recourir à de nouveaux emprunts, elle pouvait se flatter de trouver de nouvelles ressources. Ajoutez à ce crédit si bien établi une armée de cent soixante-dix mille hommes toujours entretenus, et tout lecteur conviendra que l'Autriche faisait alors une puissance plus formidable que ne l'avait jamais été celle des empereurs précédents, sans en excepter Charles-Quint même.

<143>La France, telle que nous l'avons dépeinte, était bien déchue, si nous comparons son état politique présent à ce qu'il était durant les belles années de Louis XIV. Il semblait que sa fécondité épuisée n'eût plus la force de produire d'aussi grands génies que ceux qu'elle formait alors. Écrasée par le poids de dettes énormes, elle en était sans cesse aux expédients. Un contrôleur général des finances était regardé comme un adepte : on voulait qu'il fît de l'or, et quand il n'en fournissait point à proportion des besoins, on le chassait aussitôt. On fit enfin choix du sieur Necker, tout calviniste qu'il était. On espérait peut-être qu'un hérétique, maudit pour maudit, en faisant un pacte avec le diable, fournirait les sommes nécessaires aux vues du gouvernement. L'État entretenait cent mille hommes de troupes réglées et soixante mille de milices. Ses ports étaient dégarnis de vaisseaux; à peine en trouvait-on douze en état d'aller en mer. M. de Maurepas se servit du temps où l'Angleterre faisait si mal à propos la guerre à ses colonies, pour relever la marine française. On travailla dans tous les chantiers dès l'année 1776. Trente-six vaisseaux de ligne étaient déjà construits, et dès l'année 1778, le nombre en était augmenté et montait à soixante-six, sans compter les frégates et les autres bâtiments. Les îles et les colonies américaines étaient toutes bien fournies de troupes. Peut-être n'avait-on pas eu la même attention pour les possessions françaises des Indes orientales. Tant de mesures préalables auraient dû ouvrir les yeux aux Anglais et leur pronostiquer une prochaine rupture avec la France, s'ils avaient su prévoir. La situation de la France, quoique n'étant pas des plus brillantes, n'en méritait pas moins l'attention des autres puissances. Ses dettes la mettaient dans l'impuissance de soutenir une longue guerre; mais forte de l'alliance de l'Espagne et de l'assistance qu'elle en pouvait tirer, on la voyait épier le moment pour tomber comme un faucon sur sa proie, et se venger sur la Grande-Bretagne des maux qu'elle lui avait causés durant la guerre précédente; et, en général, on ne pouvait rien<144> traiter d'important en Allemagne, ni dans le sud de l'Europe, sans se concerter ou s'entendre avec cette puissance.

L'Angleterre, comme nous l'avons dit, était sous le joug des torys, accablée de dettes, engagée dans une guerre ruineuse qui augmentait les dettes nationales de trente-six millions d'écus par an; pour frapper son bras droit de son bras gauche, elle épuisait toutes ses ressources, et s'acheminait à grands pas vers sa décadence. Ses ministres accumulaient les fautes : la principale consistait à porter en Amérique la guerre, dont il ne pouvait lui revenir aucun avantage; les autres fautes, à se brouiller aussi sans raison avec tout le monde; nous en exceptons les Français, perpétuels ennemis de l'Angleterre. Mais la cour de Londres était également mal avec l'Espagne, touchant les chicanes qui s'étaient élevées entre ces nations pour l'île de Falkland; et depuis la mort du dernier roi de Portugal, l'Angleterre avait entièrement perdu l'influence qu'elle avait dans ce royaume. Ses procédés hauts, durs et despotiques à l'égard du gouverneur de Saint-Eustache lui avaient aliéné et fait perdre l'amitié et la confiance des Provinces-Unies. Le roi d'Angleterre, comme électeur de Hanovre, avait indisposé la cour de Vienne, en lui refusant des passe-ports pour des chevaux de remonte, que l'on accorde toujours en pareils cas. Il avait indisposé l'impératrice de Russie, la traitant comme une petite puissance vénale dont il voulait acheter le secours. Depuis l'aventure de sa sœur la reine Mathilde, l'inimitié du Danemark était manifeste. Le roi de Prusse avait encore plus de griefs que les autres. Il pouvait reprocher au roi d'Angleterre l'indigne paix conclue avec la France, par laquelle il l'abandonna, la perfidie avec laquelle il voulut le sacrifier à la cour de Vienne, les indignes intrigues pour le brouiller avec l'empereur de Russie Pierre III, et enfin toutes les intrigues que l'Angleterre mit en jeu pour le déposséder du port de Danzig. L'Angleterre ne pouvait donc attribuer qu'à sa propre inconduite le délaissement et l'abandon général où elle se trouvait alors.

<145>La Suède, quoiqu'elle eût changé sa forme de gouvernement, n'avait point gagné des forces nouvelles. La balance de son commerce lui était défavorable; elle ne recevait point de subsides de la France : aussi avait-elle à peine les moyens de se défendre, et se trouvait-elle hors d'état d'attaquer personne; et elle était à l'égard des puissances de l'Europe encore moins que ces sénateurs de Rome qu'on nommait pédaires, parce qu'ils n'opinaient jamais, et qu'ils se contentaient de passer vers celui de l'avis duquel ils se rangeaient. Le Danemark avait une bonne flotte et trente mille soldats; mais sa faiblesse le mettait presque de niveau avec la Suède. Le roi de Sardaigne se trouvait comme garrotté par l'alliance de la France et de l'Autriche; il ne pouvait rien par lui-même; il ne pouvait figurer qu'avec le secours d'un allié puissant, de sorte que, dans l'état actuel des choses, on ne pouvait pas plus l'apprécier que la Suède et le Danemark. La Pologne, pleine de têtes remuantes mais légères, n'entretenait que quatorze mille hommes, et ses finances n'étaient pas même suffisantes pour mettre en action ce petit nombre de troupes. Le ministre de Russie gouvernait ce royaume au nom de l'Impératrice, à peu près comme autrefois les proconsuls romains gouvernaient les provinces de l'empire. Il ne s'agissait donc point réellement de ce qu'on pensait ou projetait à Varsovie; il suffisait de savoir ce qu'on avait résolu à Pétersbourg, pour porter son jugement sur la Pologne.

La Prusse avait joui de quelque tranquillité pendant cette paix; attentive aux projets que forgeaient ses voisins, mais ne se mêlant directement d'aucune affaire, elle s'était appliquée principalement à rétablir ses provinces ruinées. La population avait pris des accroissements considérables; les revenus de l'État se trouvaient augmentés de plus d'un quart de ce qu'ils étaient en 1756; l'armée était entièrement rétablie, et depuis l'année 1774, le Roi entretenait cent quatre-vingt-six mille hommes bien disciplinés et prêts à mettre en action d'un jour à l'autre. Ses forteresses étaient, pour la plupart, achevées et en<146> bon état, ses magasins, remplis pour une campagne, et des sommes assez considérables, en réserve pour soutenir seul la guerre pendant quelques années. La Russie était l'unique alliée de la Prusse. Cette liaison aurait été suffisante, si l'on n'avait pas eu lieu de craindre qu'une nouvelle guerre éclatant en Crimée n'empêchât l'impératrice de Russie de fournir au Roi les secours qu'elle lui devait selon les traités. D'ailleurs, la cour de Berlin, ayant ménagé toutes les puissances, n'était brouillée avec aucune; mais les soupçons que donnaient les vues ambitieuses de l'Empereur, faisaient pronostiquer avec certitude que le premier événement inattendu donnerait lieu à l'explosion de ce volcan. Il s'était déjà élevé des troubles dans l'Empire, à l'occasion de la Visitation de la chambre impériale à Wetzlar. Ce tribunal de justice, ayant très-injustement rempli ses fonctions, occasionna les plaintes de nombre de princes qui souffraient de ses prévarications. La cour de Vienne, loin de punir ou de chasser les coupables, qui étaient ses créatures, s'obstinait à les soutenir. Le roi de Prusse et le roi d'Angleterre, comme électeurs, avec un parti considérable, contraignirent les Autrichiens à céder sur plusieurs points. L'esprit despotique de l'Empereur en fut choqué, et son ressentiment couvait des projets de vengeance. Enfin, de quelque côté qu'on jetât ses regards, on voyait la tranquillité de l'Europe sur le point d'être troublée.

Pour ne point agir inconsidérément pendant ces conjonctures critiques, il était nécessaire que la Prusse s'entendît avec d'autres puissances, et qu'elle sût au vrai dans quelles dispositions se trouvait la France. Les anciennes liaisons de la cour de Berlin et de celle de Versailles étaient rompues depuis l'année 1756. La guerre qui se faisait alors, l'enthousiasme des Français pour l'Autriche, les efforts qu'ils firent pour écraser le roi de Prusse, phrase qu'ils avaient souvent employée, enfin l'animosité qui s'en était ensuivie, n'avaient pas rapproché les esprits. Ces sortes de plaies sont trop douloureuses pour<147> qu'elles se consolident promptement. Après la paix de l'année 1763, l'animosité se tourna en froideur; ensuite la cour de Berlin s'unit par des traités à celle de Pétersbourg; et il est nécessaire de savoir que l'impératrice de Russie avait une espèce d'aversion pour tout ce qui était français, parce que, du temps de l'impératrice Élisabeth, les ministres des cours de Vienne et de Versailles avaient opté qu'il fallait enfermer dans un couvent l'Impératrice, alors grande-duchesse, pour marier le grand-duc avec la princesse Cunégonde de Saxe. De pareils traits laissent des traces si profondes dans l'esprit féminin, qu'elles ne s'effacent plus. Le roi de Prusse ne pouvait donc pas alors, s'il voulait ménager son unique alliée, se rapprocher trop des Français. Ce fut par cette raison que M. de Guines, créature de Choiseul, ministre de la cour de Versailles à Berlin, ne put pas avancer dans ses négociations, d'autant plus que, dès l'année 1770, les affaires de Pologne commençaient à s'agiter, et que le Roi ne pouvait pas en même temps être du parti des Russes, qui soutenaient le roi Poniatowski, et du parti des Français, qui soutenaient la confédération de Bar. Bientôt après survinrent les affaires qui menaient au partage de la Pologne dont nous avons parlé précédemment, qui dès lors interdisaient plus que jamais toute intimité avec la cour de Versailles.

Outre ces obstacles que nous venons d'exposer, il y avait, de plus, l'alliance qui subsistait entre la France et l'Autriche, qui mettait des empêchements encore plus considérables à toute liaison qu'on aurait pu contracter avec la France, vu qu'aussi longtemps que ce traité subsistait, elle ne pouvait, sans l'enfreindre, entrer dans les vues de la cour de Berlin. A M. de Guines, qui fut rappelé, succéda M. de Pons,147-a dont le caractère n'était guère propre au poste qu'il occupait. C'était un homme sans routine, né avec un esprit borné, et qui s'abandonnait pour toute sa conduite à la volonté d'un ex-jésuite qui avait dirigé son éducation. Cet abbé Mat dont nous parlons, s'était<148> laissé subjuguer à tel point par van Swieten, ministre de l'Empereur, qu'il n'entendait, ne pensait et ne jugeait que ce que l'Autrichien lui avait suggéré. Cela allait au point qu'on avait donné le sobriquet à M. de Pons de chambellan de van Swieten, et que par conséquent les ministres prussiens ne pouvaient s'ouvrir envers lui, à moins de vouloir que la cour de Vienne fût aussitôt informée de tout ce qui s'était dit, dont on pouvait prévoir qu'elle ferait un usage contraire aux intérêts du Roi.

Mais comme vers l'année 1777 toutes les affaires de la Pologne furent terminées, et que le théâtre de la politique présentait des décorations nouvelles; que, outre cela, un nouveau roi et d'autres ministres gouvernaient la France, il y eut dès lors moyen de rapprocher les cours de Pétersbourg et de Versailles, parce que les mêmes acteurs ne subsistaient plus. Le ressentiment de l'impératrice de Russie ne pouvait pas s'étendre sur leurs successeurs.

La difficulté n'était donc que de savoir à qui s'expliquer. Le Roi jugea qu'il était plus convenable de faire passer ses insinuations par M. de Goltz, son ministre à la cour de Versailles, que par toute autre voie. Celui-là s'adressa directement à M. de Maurepas, en lui exposant le désir de son maître de se rapprocher de la France, et, en même temps, que le peu de confiance que sa cour pouvait avoir en M. de Pons, lui faisait désirer qu'on pût envoyer quelqu'un à Berlin envers lequel on pût s'expliquer librement et sûrement. M. de Maurepas reçut cette offre avec plaisir, et fit choix d'un M. de Jaucourt, qui, étant militaire, pouvait, sans donner de soupçon, entreprendre le voyage de Berlin, sous prétexte de voir les manœuvres des troupes prussiennes. M. de Jaucourt arriva148-a pendant les revues de Magdebourg. Le hasard voulut que le prince de Lichtenstein s'y trouvât également, ce qui occasionna des ménagements et beaucoup de circonspection de la part du Roi et de l'envoyé, pour que l'Autrichien<149> ne se doutât en aucune manière des choses dont il était question. On sut si bien s'observer, que ce prince retourna à Vienne tel qu'il en était venu, et sans soupçonner le moins du monde qu'il y eût de l'intelligence entre la France et la Prusse. Après son départ, le Roi trouva l'occasion de s'expliquer avec M. de Jaucourt sans que cela causât le moindre ombrage. Les choses furent reprises depuis la paix jusqu'au temps où l'on était; bien des matières relatives aux conjonctures passées et aux circonstances présentes furent discutées. On poussa les conjectures dans l'avenir. L'ambition démesurée de l'Empereur ne fut pas mise en oubli. Enfin, après avoir discuté à fond les intérêts des deux cours, M. de Jaucourt convint que l'alliance de la Prusse convenait mieux en tout sens à l'avantage de la France que celle de la cour de Vienne. Pour mieux cacher son jeu, M. de Jaucourt alla, pour assister aux manœuvres des troupes autrichiennes, à Prague, et l'on sut, après son retour à Versailles, que M. de Maurepas n'avait pas été mécontent de ces conférences; et quoique rien n'eût été stipulé entre les deux cours, cela donna lieu toutefois à plus de confiance et à plus d'harmonie qu'il n'y en avait eu depuis longtemps entre la France et la Prusse.

Tel était l'état des affaires de l'Europe jusqu'à la mort de l'électeur de Bavière, dont nous aurons lieu de parler dans l'article suivant.


132-a Voyez t. IV, p. 119, 120 et 156.

134-a Voyez ci-dessus, p. 25.

134-b Voyez ci-dessus, p. 63.

136-a Le 26 avril 1776.

147-a Le marquis de Pons arriva à Berlin le 5 juin 1772. Voyez ci-dessus, p. 23.

148-a Le 26 mai 1777.