<60>Quoique jeune, M. de Voltaire n'était pas regardé comme un enfant ordinaire : sa verve s'était déjà fait connaître; c'est ce qui l'introduisit dans la maison de madame de Rupelmonde. Cette dame, charmée de la vivacité d'esprit et des talents du jeune poëte, le produisit dans les meilleures sociétés de Paris; le grand monde devint pour lui l'école où son goût acquit ce tact fin, cette politesse et cette urbanité à laquelle n'atteignent jamais ces savants érudits et solitaires qui jugent mal de ce qui peut plaire à la société raffinée, trop éloignée de leur vue pour qu'ils puissent la connaître. C'est principalement au ton de la bonne compagnie, à ce vernis répandu dans les ouvrages de M. de Voltaire, que ceux-ci doivent la vogue dont ils jouissent.

Déjà sa tragédie d'Œdipea et quelques vers agréables de société avaient paru dans le public, lorsqu'il se débita à Paris une satire en vers indécents contre le duc d'Orléans, alors régent de France. Un certain La Grange,b auteur de cette œuvre de ténèbres, pour éviter d'être soupçonné, trouva le moyen de la faire passer sous le nom de M. de Voltaire. Le gouvernement agit avec précipitation; le jeune poëte, tout innocent qu'il était, fut arrêté et conduit à la Bastille, où il demeura quelques mois : mais comme le propre de la vérité est de se faire jour plus tôt ou plus tard, le coupable fut puni, et M. de Voltaire, justifié et relâché. Croiriez-vous, messieurs, que ce fut à la Bastille même que notre jeune poëte composa les deux premiers chants de sa Henriade? Cependant cela est vrai : sa prison devint un Parnasse pour lui, où les Muses l'inspirèrent. Ce qu'il y a de certain, c'est que le second chant est demeuré tel qu'il l'avait d'abord


a Cette tragédie, commencée longtemps auparavant, fut représentée à Paris le 18 novembre 1718. L'auteur l'avait corrigée à la Bastille, où il demeura depuis le 17 mai 1717 jusqu'au 11 avril 1718. La première édition d'Œdipe est de 1719.

b La Grange-Chancel est, en effet, l'auteur des Philippiques, odes pour lesquelles il subit plusieurs années de prison; mais elles n'ont jamais été attribuées à Voltaire. La pièce pour laquelle Voltaire fut mis à la Bastille était intitulée, Les J'ai vu. On la trouve dans les Œuvres de Voltaire, publiées par M. Beuchot. A Paris, 1834, t. I, p. 325. Le véritable auteur de ces vers est, selon M. Beuchot, Antoine-Louis Le Brun, qui ne paraît pas avoir été puni.