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VI. RÉFLEXIONS SUR LES RÉFLEXIONS DES GÉOMÈTRES SUR LA POÉSIE.[Titelblatt]

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DOUTES SUR LES RÉFLEXIONS DE M. D'ALEMBERT SUR LA POÉSIE.

Moi indigne, le dernier des poëtes français, je prends la défense de mes confrères et de leur art enchanteur, dans le silence de l'univers, contre la secte pernicieuse des géomètres qui l'attaquent. N'a-t-il autre chose à faire que cela? diront ces méchants géomètres. Cela se pourrait, leur répondra-t-on; mais l'honneur d'un art divin à venger, et l'esprit de corps que l'on prend en devenant poëte, forcent à l'action et à rompre un silence qui deviendrait criminel, si on le continuait quand il s'agit d'un si grand intérêt. Venons au fait.

Les géomètres prétendent que des personnes qui ont aimé la poésie dans leur jeunesse la trouvent ennuyeuse dans leur décrépitude. Tant pis pour eux; mais que cela prouve-t-il? Quelle est l'intention des géomètres en avançant le fait? Je crois que je la devine, et suis en conscience obligé de la révéler. Les vieillards sont des gens sages, disent-ils, revenus des erreurs et des préjugés de la jeunesse, instruits par une longue expérience, et considérés du public. Si nous prouvons qu'à cet âge ces sages sont dégoûtés de la poésie, nous dénions la poésie, et en même temps nous faisons honte à toutes les personnes qui veulent passer pour raisonnables, de s'y attacher. Par là nous affaiblirons considérablement son parti, et nous les amuserons délicieusement avec nos courbes, nos tangentes, nos cycloïdes, notre chaî<72>nette et toutes les gentillesses que nous possédons, et dont jusqu'ici le débit a été fort mauvais. Quelle conspiration, et que d'ennui se répandrait sur la surface de la terre, s'il leur était possible d'exécuter leur projet!

La poésie est une peinture vive et harmonieuse de tous les objets de la nature et des sentiments du cœur. Or, je soutiens qu'étant telle, on ne peut s'en dégoûter sans avoir perdu le tact de l'âme, à moins de l'avoir eu toute sa vie paralytique.

Ainsi la poésie ne saurait sortir de mode; elle peut être mieux produite dans un temps que dans un autre; cela dépend du génie ou du peu de talents de ceux qui la cultivent.

Les sonnets, virelais, ballades, bouts-rimés ont été négligés avec raison, parce que leur succès, s'ils réussissent, n'est point acheté par la peine qu ils coûtent. L'élégie est plus à la mode que jamais. On ne fait que changer son nom. Le quart des bonnes tragédies sont-elles autre chose? Une élégie d'appareil déplaît, parce que ce sont des sentiments feints, et que la plupart des auteurs l'allongent trop, ce qui la rend ennuyeuse. On a partagé le département des églogues; ce qui est description champêtre entre dans une infinité de pièces d'agrément, et l'amour, partout où on peut le mettre dans les premiers âges de l'univers. La principale richesse consistait dans les troupeaux. Les pasteurs qui avaient les bergeries les plus nombreuses étaient grands seigneurs, et leurs troubadours représentaient par leurs chants les charmes de la vie champêtre. Théocrite, qui touchait à ces temps, représentait ces mœurs dans ses idylles, et elles plaisaient, parce que la mémoire n'en était pas effacée chez les Grecs. Virgile imita Théocrite, et les Romains instruits dans la belle littérature des Grecs goûtaient leurs ouvrages, quoique les mœurs fussent déjà fort changées. Mais dans le siècle de luxe et de mollesse où nous vivons, nos mœurs sont devenues l'opposite de celte simplicité douce qui régnait dans ces premiers temps. Les bergers que nous voyons sont des gueux à<73> demi abrutis par le commerce perpétuel qu'ils ont avec leurs troupeaux. Il n'y a plus moyen d'en faire des Amaryllis ou des Tircis, et par conséquent ils ne peuvent plus jouer de rôle. Cependant nous avons le Ruisseau de madame Deshoulières, qui est une pièce charmante, et nous plaignons bien les algébristes, auxquels elle n'a pas l'honneur de plaire. La satire en vers, loin d'être ennuyeuse, a un sel qui réveille et qui plaît, parce que l'homme est né malin; mais elle est plus dangereuse que la prose, à cause qu'elle se retient facilement. Ses hémistiches deviennent proverbes, et malheur au nom qui s'y trouve enfermé! La satire en prose a l'avantage de s'oublier plus tôt, et s'il faut de la satire, elle est plus compatible avec l'humanité. Les petits vers, s'ils ont de la gaieté, de la naïveté et de la gentillesse, sont le siége de la bonne plaisanterie. S'il y en a de mauvais, cela n'empêche pas que les bons ne fassent les charmes des sociétés; mais nos géomètres, qui sont perchés sur l'anneau de Saturne, ne savent pas ce que c'est que tout cela; la vapeur des équations les empêche de savoir ce qui se passe sur ce petit globe terraqué.

Le peuple versificateur est bien à plaindre d'être foudroyé par des curvilignes. Cependant il ne se croit pas perdu, et il est persuadé que trente bons vers font plus de plaisir au public que tout le calcul des éphémérides ne lui en fera jamais. Voici encore un autre tour dangereux de ces barbares géomètres. Ils s'en prennent aux poëtes médiocres, dont par malheur le nombre abonde, et, faisant entrevoir que leur crédit baisse, ils veulent en tirer des principes dont les conséquences tendront à la ruine de la poésie; et cela est si vrai, qu'ils déclarent que Virgile n'a pas l'honneur de les amuser. Ils en attaqueraient encore bien d'autres, mais ils craignent les vivants, et les morts ne mordent point; qu'ils se barbouillent d'algèbre, qu'ils pâlissent sur leur calcul infinitésimal, qui est la chose la plus amusante du monde : mais qu'ils s'abstiennent en même temps de porter la guerre dans une<74> province voisine dont ils ne connaissent ni les lois ni les coutumes, et où ils embrouilleraient tout sous le prétexte spécieux de réformer les abus.

Messieurs les géomètres voudraient être les maîtres du genre humain. Ils se saisissent de la raison comme si eux seuls avaient des droits sur elle; ils vous parlent avec emphase de l'esprit philosophique, comme si on ne pouvait le posséder que par ab minus x, et cent choses pareilles. Qu'ils sachent que la raison appartient à tous les états de la vie, et que l'analyse, la méthode et le jugement sont aussi nécessaires au poëte qu'au calculateur.

En fait de poésie, la raison se prête aux charmes de l'imagination; elle ne dédaigne point le merveilleux, pourvu qu'il ne soit pas extravagant; elle examine sévèrement les pensées, l'exactitude grammaticale, l'invention, le nœud, le développement des pièces, les caractères, s'il y en a, l'ordre, la méthode, la tissure de l'ouvrage, le dialogue, si c'est un drame; mais elle laisse à l'oreille à juger de l'harmonie, et au goût à décider de certains agréments qui plaisent dans un pays et déplaisent dans un autre. Varignon74-a n'a aucun théorème pour former le goût ou l'oreille; Duverney74-a doit s'en tenir à son scalpel, et c'est à un Despréaux à juger les poëtes. Un certain géomètre qui a perdu un œil en calculant74-b s'avisa de composer un menuet par a plus b. Si on l'avait joué devant le tribunal d'Apollon, le pauvre géomètre courait risque d'être écorché vif comme Marsyas.

La poésie est instructive dans le poëme épique, dans le dramatique, où elle représente de grandes vertus et de grands vices; elle reprend aigrement dans la satire; elle corrige les mœurs en badinant dans la comédie, ou en se déguisant dans l'apologue; elle délasse,<75> amuse et réjouit dans d'autres pièces. Cicéron, ce père de la patrie et de l'éloquence, avoue75-a qu'il se délassait le soir des fatigues du barreau par les charmes de la poésie. Les plus beaux génies de l'antiquité faisaient leurs délices de cet art divin. La poésie a des genres différents, tous ont leur mérite; n'en excluons aucun, et gardons-nous de ces sauvages calculateurs qui veulent diminuer le nombre de nos plaisirs.

Ces sauvages mesurent tout avec la même toise, le théorème comme une épigramme, et ils voudraient soumettre à l'algèbre l'Art poétique de Despréaux comme le calcul des forces vives. Qu'ils apprennent qu'on ne calcule ni le sentiment ni le plaisir. Qu'ils se défient de leurs organes engourdis par l'opium du calcul intégral et infinitésimal. Ces barbares prétendent nous couvrir de ridicule en rapportant qu'un grand poëte s'était vanté d'avoir mis le mot de perruque dans un vers;75-b qu'ils ne rougissent donc pas d'apprendre ce qu'ils traitent en air de dédain et d'orgueil.

La poésie française attache par délicatesse une idée basse à de certains mots populaires, qu'il faut périphraser quand on a absolument besoin de s'en servir; cette gêne coûte, parce qu'il faut exprimer une idée commune par un tour noble. Racine a même singulièrement réussi à enchevêtrer de ces termes bas entre des épithètes nerveuses qui les éclipsaient, pour ainsi dire. En voici un exemple :

Et son corps désormais privé de sépulture
Des chiens dévorants deviendra la pâture.75-c

<76>Il faut avoir fait soi-même beaucoup de vers pour sentir tout le mérite de la difficulté vaincue; mais qu'est-ce que des vers pour des despotes du firmament? Ces mêmes despotes ont observé, à ce qu'il paraît, par un tube défectueux, que les vrais poëtes dédaignaient les idées riantes; ils n'en ont point eux-mêmes, les pauvres gens, et ils l'avouent assez naturellement, quand ils nous assurent qu'ils s'ennuient de tout. Laissons-les bâiller tout à leur aise, fût-ce au troisième ciel, et ne renonçons aux idées riantes que dans les tragédies et les élégies. Ils ne s'en tiennent pas là, tout en bâillant; ils veulent nous enlever la province de la mythologie; mais nous les accablerons des foudres du redoutable Despréaux :

Bientôt ils défendront de peindre la Prudence,
De donner à Thémis ni bandeau, ni balance, etc.76-a

Ils veulent bannir l'ancienne mythologie pour que nous en imaginions une nouvelle, pour nous mettre aux prises avec ces bourreaux sacrés dans les mains desquels leur Galilée a pensé périr. N'en faisons rien, mes frères, et conservons nos possessions. Qu'importe quel ancien a inventé ces ingénieuses allégories? Servons-nous-en avec jugement et dans les endroits convenables; il n'y a qu'à savoir les mettre en œuvre. S'imaginent-ils qu'on a de nouvelles pensées? Ils se trompent : la sphère de nos idées n'est pas aussi étendue qu'on veut le croire; la plupart des pensées ne paraissent nouvelles que par le tour et la manière dont on les présente; nous resserrer dans nos possessions, c'est nous appauvrir, et notre art veut de la profusion et de l'abondance. Cicéron76-b veut qu'il y ait du superflu à élaguer à un jeune orateur. Il a raison, et nous l'en croirons plutôt qu'Euclide, tout Euclide qu'il est. Salomon l'avait déjà pensé, que tout était dit de son temps. Il ne s'est pas trompé, à l'exception de quelques absur<77>dités métaphysiques, difficiles à deviner que l'esprit humain les enfanterait et en fournirait un système redoutable. Mais voici quelque chose de plus : Leibniz et Newton ont eu l'invention de ce béni calcul infinitésimal presque en même temps. Or, si deux géomètres se rencontrent sur les idées les plus abstraites, si les autres calculent éternellement des courbes, par quel droit nous interdira-t-on de faire usage de la mythologie ancienne? N'y avons-nous pas autant de droit qu'eux au système de Newton ou de Des Cartes? Je le répète, le monde réel et imaginaire est de notre domaine. Faisons usage de tout, en suivant l'exemple de la nature, qui se répète dans ses productions sans s'imiter.

Ah! messieurs les géomètres, que vous êtes de singuliers raisonneurs! Vous ne trouvez point de prise sur Anacréon : vous commencez par rabaisser son genre, et vous finissez par dire que ce doit être un original sans copie. Nous autres poëtes, nous vous demandons humblement pardon de ce que votre tribunal impérieux a si peu d'autorité sur nous. Il faut que quelque nombre vous ait trompé dans ce calcul; car vous permettrez qu'on apprenne à vos grandeurs qu'un certain Chaulieu et un certain Gresset ont heureusement imité cet Anacréon, qu'il y a des choses charmantes dans leurs ouvrages, sur lesquels vous n'avez pas abaissé les yeux, et qu'en un mot vous parlez de nos auteurs comme ceux qui font, de leur cabinet, la description d'une cour où ils n'ont jamais été. La poésie, messieurs, n'est point un art d'imagination, mais d'imitation :

Ut pictura poesis erit.77-a

Je vous l'ai dit, il faut peindre tous les ouvrages de la nature et les passions de l'âme, mêler la force à la douceur, instruire et plaire. C'est en quoi réussissent les poëtes que la nature a doués de génie et de talent. Et si de mauvais poëtes, comme moi par exemple, ne réussissent pas, cela ne prouve rien contre l'art. Il conserve un caractère<78> de beauté indélébile que mille Chapelains78-a et mille Pradons78-a ne lui feront pas perdre.

Après tous les sujets de plainte que nos ennemis nous donnent mes frères, voici un sujet de reconnaissance. Ils s'abaissent à nous appliquer les termes sublimes de leurs hautes sciences. Ils nous honorent de celui de formules, dont nous leur rendons grâce; c'est pour nous dire que nos formules sont insipides dans la prose. La poésie est le langage des dieux, et la prose celui des crocheteurs. Or, comme des langues aussi différentes doivent avoir des phrases qui le soient, je ne vois pas de quoi ils se scandalisent. Serait-ce que de certains mots comme naguère, trépas, coutelas, coursier, qui sont affectés à la poésie noble, ne se trouvent point dans leurs équations? La poésie a sans doute des phrases qui se rendent différemment en prose qu'en vers. Par exemple, Voltaire dit :

Oui, Mitrane, en secret l'ordre émané du trône
Remet entre tes bras Arzace à Babylone.78-b

Le prosateur dira : « L'ordre en secret émané du trône, Mitrane, remet entre tes bras Arzace à Babylone. » Si nous n'avons pas eu l'honneur de les comprendre, nous les supplions de vouloir nous éclaircir leurs idées sublimes, que nous serions, sans cela, tentés de trouver obscures. La poésie a ses règles, la prose a les siennes; ce sont les lois de Sparte et d'Athènes, dont chacunes étaient adaptées au génie de la nation pour laquelle elles étaient faites. Peut-être encore ces nouveaux législateurs ont-ils voulu nous apprendre que la prose a des règles différentes des nôtres, et en ce cas nous les remercions de la profondeur et de la nouveauté de la remarque dont ils daignent nous honorer. Cependant il me souvient d'en avoir ouï parler quelque part, et, si je ne me trompe, car je ne suis pas infaillible, c'est un larcin que,<79> tout géomètres qu'ils sont, ils ont fait à Vaugelas.79-a Or, je leur demande si c'est un vice à la poésie d'être supérieure à la prose; si une cadence d'un air de trois temps sera réputée mauvaise parce qu'elle ne peut pas entrer dans un air de quatre temps. Heureusement que nous ne raisonnons pas ainsi, ou, comme on saurait bien nous le reprocher, que nous ne sommes pas géomètres, et que nous ne savons ce que c'est que l'esprit philosophique. Pour eux, ils ont le privilége d'avancer autant de paradoxes qu'il leur plaît. Tout sophisme est sanctifié par l'esprit géométrique. Voici une nouvelle découverte : ils nous avertissent que le siècle se refroidit sur l'ode. En ce cas nous le réchaufferons. Cependant examinons, avant toute chose, si le fait est certain. Je vois qu'Horace et Rousseau sont entre les mains de tout le monde, et que des personnes d'esprit en font leurs délices. Ils ont la réponse prête : « Tant pis pour ces gens, diront-ils, ils n'ont pas l'esprit philosophique. » C'est l'abrégé des controverses, et cette formule mène à de promptes conclusions. Nos nouveaux pédagogues nous instruisent que l'ode doit être sublime d'un bout à l'autre; et moi, je les supplie de lire le Traité du Sublime de Longin,79-b qu'assurément ils ne connaissent pas. Mais les promptes décisions ont quelque chose d'imposant qui les contente plus que des discussions de matières aussi puériles. Si cependant nous osions les instruire à notre tour, nous prendrions la liberté de leur apprendre en toute humilité qu'il y a plus d'un genre d'odes. Il y en a de pindariques, où l'on fait entrer autant de pensées sublimes que l'on peut; il y en a de moins élevées qui ne manquent pas d'agrément; en un mot, chez nous le style doit se proportionner au sujet : nous enflons toutes les voiles de l'éloquence quand il faut dépeindre Jupiter foudroyant les Titans; nous diminuons de ton, s'il<80> s'agit d'Apollon qui poursuit Daphné, et nous le rabaissons encore d'un carat, s'il faut chanter l'histoire d'Argus. Quel effort de modestie! Nos despotes curvilignes avouent qu'ils ne savent ce que c'est que le beau désordre de l'ode : et j'ose conclure de là que le reste de leurs connaissances poétiques ne sont pas plus étendues. Pour leur expliquer cependant ce que c'est que ce désordre de l'ode, ils permettront qu'on leur apprenne qu'autrefois Apollon rendait des oracles par le ministère d'une prêtresse, ou pythonisse. Elle entrait en fureur, et proférait les paroles sacrées avec enthousiasme. On suppose donc que le poëte ressent une inspiration toute pareille; l'esprit alors transporté avec rapidité passe des idées intermédiaires qui servent à la liaison du discours commun et auxquelles un lecteur sensé supplée facilement, et l'enthousiasme le pousse aux objets les plus frappants, négligeant le reste comme des bagatelles qui ne mènent pas directement au fait. Ainsi ses paroles se précipitent pour ne dire que de grandes choses; ces coups de force ne peuvent pas se soutenir à la longue; les poëtes judicieux les lancent comme des traits de lumière, pour rabaisser ensuite de ton, par la raison que tout ce qui est de la grande vivacité doit être court, comme le sont les plaisirs les plus sensibles de l'humanité.

Oserions-nous demander ce que dirait de ce raisonnement un écolier de logique : « Il a paru de mauvaises odes, donc le siècle s'est dégoûté des odes. » Ne verrait-il pas que le siècle se dégoûte des mauvaises odes, mais non pas du genre? Enfin, nos législateurs se déclarant, ils publient leurs lois, nous leur en faisons des remercîments. Apparemment que Racine, Boileau et Voltaire faisaient des vers sans règles, et qu'il en fallait établir pour l'avenir; mais ils ne disent rien que l'on ignore, et peut-être permettront-ils qu'on leur fasse comprendre le sens de certaines choses qu'apparemment ils ne se sont pas donné le temps de débrouiller. On veut que le vers soit aussi naturel<81> et aussi exact grammaticalement que la prose ne pourrait s'exprimer mieux. C'est le grand mérite de Racine, et qui fera durer sa réputation tant que la langue française ne se corrompra pas; mais ce n'est pas à dire qu'il n'y ait des exceptions pour la poésie, et qu'il faille absolument la juger comme de la prose. L'ellipse est une beauté en vers; Racine a bien dit :81-a

Je l'aimais inconstant; qu'aurais-je fait fidèle?

C'est dans un moment de passion qu'Hermione s'exprime ainsi. En prose il faut nécessairement : « s'il eût été fidèle. » Donc, en jugeant Racine sur les règles des despotes, ce vers ne vaudrait rien. J'en conclus donc que des lois qui ne sont pas justes ne valent rien; et si je conclus mal, vous verrez que c'est pour n'avoir point l'esprit philosophique.

On demande d'un poëte de la justesse dans les pensées, une élégance harmonieuse et continue, de l'ordre et de la liaison dans les idées, un ton proportionné au sujet qu'il traite, des grâces, de l'abondance et de la variété, surtout l'art de plaire. Tout cela sont des dons de la nature qu'on appelle génie et talent, qui se perfectionnent par l'étude des bons auteurs, et se raffinent par le goût. Nous osons répondre que ceux qui seront doués de ces faveurs divines n'auront pas besoin d'un privilége de nos despotes pour trouver des lecteurs et des admirateurs. Ces talents vraiment divins sont si rares chez toutes les nations policées et dans tous les âges, que les noms de ceux qui les ont possédés ne parviendront jamais à charger la mémoire des amateurs. Peut-être nous serait-il permis d'avancer que les géomètres ont été plus communs, parce qu'avec de l'application et un calcul tout mécanique, cave des courbes qui veut. Mais nous nous abstiendrons d'avancer une assertion aussi téméraire, hérétique et sentant<82> l'hérésie; nous nous contentons d'assurer que la poésie exige le plus grand génie, joint à une imagination vaste, mais réglée.

Je commençais à trembler en voyant les nouvelles règles des géomètres législateurs de la poésie, et je ne craignais pas sans raison qu'il ne leur prît fantaisie de supprimer la rime et d'établir à sa place des chiffres au bout des vers, en valeur de certain nombre de syllabes. Cela les aurait peut-être réconciliés avec la poésie, et ils auraient acquis des droits légitimes sur les vers qu'ils se seraient assujettis par les nombres et les calculs. Mais, heureusement pour nous, cette idée ne leur est pas venue; ils ont la grâce d'approuver la rime et de la trouver même nécessaire à la versification française. Nous sommes humiliés de ce qu'ils promulguent leurs lois si sèchement sans les motiver. Nous devions nous flatter qu'ils auraient employé leur esprit philosophique à examiner si c'est la rime ou le mètre qui rendent nos grands vers monotones. S'il y a quelque chose qui peine à la longue dans la lecture de ces vers, c'est le retour perpétuel de la même cadence, inconvénient auquel il serait facile d'obvier par le mélange de différents mètres. Nous pensions que nos pédagogues auraient fait quelque réflexion physique prise des sens par rapport à la rime, qu'ils auraient justifié le sentiment du plus grand poëte de nos jours. Le peintre et le sculpteur doivent travailler pour les yeux, le poëte et le musicien, pour les oreilles; chaque artiste est adressé au tribunal du sens pour lequel il travaille. C'est donc aux oreilles et non aux yeux à juger de la rime. Mais des géomètres qui prostitueraient leur génie à ces détails croiraient employer la massue d'Hercule pour écraser des cirons. Ces mêmes géomètres prétendent bannir la poésie de la musique et la remplacer par une prose cadencée. Nous avons lieu de croire qu'ils étaient en extase de l'harmonie des sphères célestes quand cette pensée leur est échappée. Ce n'est pas de la prose qu'il faut à la musique, mais, s'il faut le dire, des vers dont les rimes soient toutes<83> masculines; nous qui n'imposons pas des lois en despotes, nous sommes obligés de rendre raison de nos opinions. Voici les miennes. Dans la déclamation, l'e muet ne choque point l'oreille, parce que la langue française n'appuie pas sur la dernière syllabe. Il n'en est pas ainsi de la musique; la note jointe sur la dernière syllabe oblige d'appuyer, et cette espèce de tenue rend l'e muet, qui de soi-même est sourd, désagréable et choquant.

Nos géomètres nous ramènent pour la seconde fois leur vieillard sur la scène. Comme il paraît que c'est leur argument favori, examinons-le attentivement, et voyons si en effet il peut prouver contre la poésie. Pour prouver que la poésie n'est qu'un amusement frivole, il faudrait que dans tout l'univers, à un certain âge de raison, tout le monde se dégoûtât de la poésie, comme les enfants, des poupées, sans que des choses étrangères s'en mêlassent; mais qu'il y ait à Paris quelque vieillard qui radote, qu'il y en ait de misanthropes, hypocondres, malades, paralytiques, apoplectiques, que cela prouve-t-il, sinon qu'un vieillard malade et chagrin n'est plus susceptible des plaisirs dont il jouissait dans sa jeunesse? Qu'un Pascal, qu'un Malebranche n'aient pas aimé la poésie, et que ces deux grands hommes d'ailleurs en aient jugé comme des imbéciles, cela prouve qu'on parle de travers de ce qu'on ne connaît pas, et c'est une grande leçon pour le vulgaire et pour les philosophes mêmes de s'instruire avant de décider. Nous consentons donc de bon cœur que tous les vieillards qui ont les ressorts de l'âme usés ne lisent plus de vers, et qu'ils se fassent géomètres.

Il semble que notre législateur s'adoucisse quelquefois. Il fait grâce à Racine; et pourquoi ne traite-t-il pas de même les bonnes pièces de Corneille, et Boileau, ce vrai législateur du Parnasse, et Rousseau, l'Horace français? Il semble que La Fontaine l'emporte sur les autres; mais voici ce qui démasque encore les funestes intentions des géo<84>mètres. Après nous avoir donné selon leur style des lois rigoureuses, ils s'avisent ici de nous présenter pour modèles les aimables négligences de La Fontaine. La dialectique des algébristes est en vérité incompréhensible pour nous autres pauvres poëtes, qui nous contentons de raisonner selon les règles ordinaires de la logique. Mais rapportons leurs propres paroles :

« L'esprit exige que le poëte lui plaise toujours, et il veut cependant des repos; c'est ce qu'il trouve dans La Fontaine, dont la négligence même a ses charmes, et d'autant plus grands, que son sujet la demandait. » Ainsi les géomètres se reposent dans la négligence des poëtes, et il y a des sujets qui demandent des poëtes négligents. Voilà des jugements de philosophes. Il est clair que ces gens se moquent de nous, et qu'ils ne veulent dominer au Parnasse que pour y mettre tout en combustion et en désordre. S'ils s'ennuient de Virgile, c'est pour le décrier, et pour insinuer que sa réputation ne subsiste que par un préjugé d'école : s'ils louent le Tasse, la raison en est qu'après avoir abattu Virgile, il ne faut que deux coups de plume pour découvrir les absurdités du Tasse et pour le perdre à son tour; et quand il n'y aura plus de poëme, le public s'amusera avec des courbes de toutes les espèces. Les dames calculeront les précessions équinoxiales à leur toilette. Les propos de ruelles rouleront sur les angles d'incidence et de réflexion, sur les sections coniques, et sur toute l'algèbre de l'univers. J'ose cependant avertir nos législateurs curvilignes que cet heureux temps n'arrivera pas, ou que, s'il arrive, il ne durera guère. Citoyens de l'Empyrée, ils ne connaissent pas les hommes; ce serait leur rendre un triste service que de les détromper de la poésie et de leurs plaisirs, ne fussent-ils qu'erreur et qu'illusions, et de les priver d'un art charmant qui adoucit leurs mœurs, console, élève l'esprit, et les amuse.

Au reste, nous ne prétendons pas que tout le monde ait le même<85> goût; nous ne forçons pas ceux qui aiment la poésie à lire préférablement un auteur à un autre; mais nous pensons qu'il est injuste qu'on fasse de ses goûts des lois générales pour le public.

O mes frères en Apollon! c'est à présent à vous que je m'adresse, après vous avoir découvert les tours rusés et fallacieux dont nos ennemis se servent pour nous perdre. Vous voyez que ces géomètres portent la guerre dans nos États, qu'ils veulent nous enlever la province de la mythologie. Préparons-nous à temps à nous défendre, et comme les Romains réussirent par la diversion de Scipion à transporter la guerre d'Annibal sur les terres de Carthage, faites-en de même, portez la guerre sur le terrain de l'ennemi. On nous accuse que nous nous parons des plumes de la mythologie. Prouvez-leur que leur Newton est un plagiaire qui a pris son calcul du mouvement des planètes de Huyghens, son attraction des vertus plastiques ou vertus occultes des platoniciens, qui a pris le vide d'Épicure, et a donné de l'existence au rien, et, ce qui pis est, qui a calculé le rien. Voici comment. Toutes les planètes nagent dans le vide; or, la distance qu'il y a d'une planète à l'autre est calculée; par exemple, on compte trois millions de lieues d'ici à Jupiter. Voilà donc trois millions de riens calculés; or, ce qu'on calcule existe; donc le rien ne peut pas exister. C'est en les attaquant que vous les réduirez à vous offrir la paix, et les conditions seront que désormais personne ne parlera que de ce qu'il entend bien, et qu'on se gardera de donner des règles sur les arts sans en avoir étudié la matière; que les architectes ne commenceront point par bâtir les toits des maisons, mais par en jeter les fondements; et qu'on étudiera l'histoire selon la chronologie, et non à rebours. Pour moi, je vous déclare que, tout vieillard que je suis, j'aime aussi passionnément la poésie que dans ma jeunesse, et je prie Apollon qu'il me fasse, par sa grâce efficace, persévérer dans la foi orthodoxe et vraiment poétique qu'Homère nous a enseignée, que<86> Virgile a étendue, qu'Horace a expliquée et commentée, dont le Tasse, Pétrarque, l'Arioste, Milton, Boileau, Racine, Corneille, Voltaire, Pope, ont été les apôtres, et qui, par une tradition non interrompue, est parvenue à nous, dans laquelle je veux vivre et mourir, afin qu'après ma mort mon âme puisse se joindre à cette troupe d'esprits sublimes et bienheureux dans l'Élysée qu'ils habitent.


74-a Pierre Varignon, mathématicien célèbre, né à Caen en 1654, mort en 1722. Joseph-Guichard Duverney, célèbre anatomiste, né à Feurs en Forez, en 1648, mort en 1730.

74-b Léonard Euler.

75-a Pro Archia poeta. chap. VI.

75-b Boileau Despréaux, Épître X, v. 26, et Lettre IX, à M. de Maucroix.

75-c Ces vers, dont le second est défectueux, ne sont pas de Racine; il est probable que c'est une réminiscence imparfaite des vers suivants :
     

Et moi, je lui tendais les mains pour l'embrasser;
Mais je n'ai plus trouvé qu'un horrible mélange
D'os et de chair meurtris et traînés dans la fange,
Des lambeaux pleins de sang, et des membres affreux
Que des chiens dévorants se disputaient entre eux.

Athalie

, acte II, scène V.

76-a Boileau, L'Art poétique, chant III, v. 227 et 228.

76-b De Oratore, livre II, chap. 21.

77-a Horatii Ars poetica, v. 361.

78-a Mauvais poètes tournés en ridicule par Boileau.

78-b Sémiramis, tragédie de Voltaire, acte I, scène I.

79-a Claude Favre de Vaugelas, né à Bourg-en-Bresse en 1585, grammairien célèbre, traducteur de Quinte-Curce, et, jusqu'à sa mort, arrivée en 1650, un des principaux rédacteurs du Dictionnaire de l'Académie française, dont la première édition parut en 1694.

79-b Traité du Sublime ou du Merveilleux dans le discours, traduit du grec de Longin par Boileau.

81-a Andromaque, acte IV, scène V. Le Roi altère légèrement le texte.