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XI. EXAMEN DE L'ESSAI SUR LES PRÉJUGÉS.[Titelblatt]

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EXAMEN DE L'ESSAI SUR LES PRÉJUGÉS.

Je viens de lire un livre intitulé Essai sur les préjugés. En l'examinant, ma surprise a été extrême de trouver qu'il en était rempli lui-même. C'est un mélange de vérités et de faux raisonnements, de critiques amères et de projets chimériques, débités par un philosophe enthousiaste et fanatique. Pour vous en rendre un compte exact, je me verrai obligé d'entrer en quelque détail; cependant, comme je n'ai point de temps à perdre, je me bornerai à quelques remarques sur les objets les plus importants.

Je m'attendais à trouver de la sagesse et beaucoup de justesse de raisonnement dans l'ouvrage d'un homme qui affiche le philosophe à chaque page; je me figurais de n'y trouver que lumière et qu'évidence : cela en est bien éloigné. L'auteur se représente le monde à peu près tel que Platon avait imaginé sa république, susceptible de la vertu, du bonheur et de toutes les perfections. J'ose l'assurer qu'il n'en est pas ainsi dans le monde que j'habite : le bien et le mal s'y trouvent mêlés partout, le physique et le moral se ressentent également des imperfections qui le caractérisent. Il affirme magistralement que la vérité est faite pour l'homme, et qu'il la lui faut dire en toutes les occasions. Ceci mérite d'être examiné. Je m'appuierai sur l'expérience et sur l'analogie pour lui prouver que les vérités de spécu<152>lation, bien loin de paraître faites pour l'homme, se dérobent sans cesse à ses recherches les plus pénibles; c'est un aveu humiliant pour l'amour-propre, que la force de la vérité m'arrache. La vérité est dans le fond d'un puits, d'où les philosophes s'efforcent de la retirer; tous les savants se plaignent des travaux qu'il leur en coûte pour la découvrir. Si la vérité était faite pour l'homme, elle se présenterait naturellement à ses yeux; il la recevrait sans efforts, sans longues méditations, sans s'y méprendre, et son évidence, victorieuse de l'erreur, entraînerait infailliblement la conviction après elle; on la distinguerait à des signes certains de l'erreur, qui souvent nous trompe en paraissant sous cette forme empruntée; il n'y aurait plus d'opinions, il n'y aurait que des certitudes. Mais l'expérience m'apprend tout le contraire : elle me montre qu'aucun homme n'est sans erreur; que les plus grandes folies que l'imagination en délire ait enfantées en tous les âges sont sorties du cerveau des philosophes; que peu de systèmes de philosophie sont exempts de préjugés et de faux raisonnements; elle me rappelle les tourbillons que Des Cartes imagina, l'Apocalypse que Newton, le grand Newton commenta, l'harmonie préétablie que Leibniz, génie égal à celui de ces grands hommes, avait inventée. Convaincu de la faiblesse de l'entendement humain et frappé des erreurs de ces célèbres philosophes, je m'écrie : Vanités des vanités, vanité de l'esprit philosophique!

L'expérience, en poussant ses recherches plus loin, me montre l'homme, en tous les siècles, dans l'esclavage perpétuel de l'erreur, le culte religieux des peuples fondé sur des fables absurdes, accompagné de rites bizarres, de fêtes ridicules et de superstitions auxquelles ils attachaient la durée de leur empire, et des préjugés qui règnent d'un bout du monde à l'autre.

En recherchant la cause de ces erreurs, on trouve que l'homme même en est le principe. Les préjugés sont la raison du peuple, et il a un penchant irrésistible pour le merveilleux; ajoutez à cela que la<153> plus nombreuse partie du genre humain, ne pouvant vivre que par un travail journalier, croupit dans une ignorance invincible; elle n'a le temps ni de penser ni de réfléchir. Comme son esprit n'est point rompu au raisonnement, et que son jugement n'est point exercé, il lui est impossible d'examiner selon les règles d'une saine critique les choses sur lesquelles elle veut s'éclaircir, ni de suivre une chaîne de raisonnements par lesquels on pourrait la détromper de ses erreurs. De là vient son attachement pour le culte qu'une longue coutume a consacré, dont rien ne la peut détacher que la violence. Aussi fut-ce par la force que les nouvelles opinions religieuses ruinèrent les anciennes; les bourreaux convertirent les païens, et Charlemagne annonça le christianisme aux Saxons en soutenant sa doctrine par le fer et par le feu. Il faudrait donc que notre philosophe, pour éclairer les nations, leur prêchât le glaive en main; mais comme la philosophie rend ses disciples doux et tolérants, je me flatte qu'il y pensera encore avant de s'armer de toutes pièces et de revêtir l'équipage d'un convertisseur guerrier.

La seconde cause de la superstition qui se trouve dans le caractère des hommes est ce penchant, cette forte inclination qu'ils ont pour tout ce qui leur paraît merveilleux. Tout le monde le sent, on ne peut s'empêcher de prêter attention aux choses surnaturelles qu'on entend débiter. Il semble que le merveilleux élève l'âme; il semble qu'il ennoblit notre être en ouvrant un champ immense qui étend la sphère de nos idées et laisse une libre carrière à notre imagination, qui s'égare avec complaisance dans des régions inconnues. L'homme aime tout ce qui est grand, tout ce qui inspire de l'étonnement ou de l'admiration; une pompe majestueuse, une cérémonie imposante le frappe, un culte mystérieux redouble son attention. Si on lui annonce, avec cela, la présence invisible d'une Divinité, une superstition contagieuse s'empare de son esprit, s'y fortifie, et s'accroît jusqu'au point de le rendre fanatique. Ces effets singuliers sont<154> des suites de l'empire que ses sens ont sur lui; car il est plus sensible que raisonnable. Voilà donc la plupart des opinions humaines fondées sur des préjugés, des fables, des erreurs et des impostures. Qu'en puis-je conclure autre chose, si ce n'est que l'homme est fait pour l'erreur, que tout l'univers est soumis à son empire, et que nous ne voyons guère plus clair que les taupes? Il faut donc que l'auteur confesse, d'après l'expérience de tous les âges, que le monde étant inondé des préjugés de la superstition, comme nous l'avons vu, la vérité n'est pas faite pour l'homme.

Mais que deviendra son système? Je m'attends que notre philosophe m'arrêtera ici pour m'avertir de ne pas confondre des vérités spéculatives avec celles de l'expérience. J'ai l'honneur de lui répondre qu'en fait d'opinions et de superstitions il est question de vérités spéculatives; et c'est de quoi il s'est agi. Les vérités d'expérience sont celles qui influent sur la vie civile, et je me persuade qu'un grand philosophe comme notre auteur ne s'imaginera pas d'éclairer les hommes en leur apprenant qu'on se brûle dans le feu, qu'on se noie dans l'eau, qu'il faut prendre des aliments pour conserver la vie, que la société ne peut subsister sans la vertu, et autres choses aussi communes que connues. Mais allons plus loin.

L'auteur dit, au commencement de son ouvrage, que, la vérité étant utile à tous les hommes, il faut la leur dire hardiment et sans réserve; et dans le huitième chapitre, si je ne me trompe, car je cite de mémoire, il s'explique sur un ton différent, et il soutient que les mensonges officieux sont permis et utiles. Qu'il daigne donc se décider lui-même de la vérité ou du mensonge qui doit l'emporter, afin que nous sachions à quoi nous en tenir. Si j'ose hasarder mon sentiment après celui d'un aussi grand philosophe, je serais d'avis qu'un homme raisonnable ne doit abuser de rien, pas même de la vérité; je ne manquerai pas d'exemples pour appuyer cette opinion. Supposons qu'une femme timide et craintive se trouvât en danger de la vie : si on lui<155> venait annoncer inconsidérément le péril où elle se trouve, son esprit, agité, ému et bouleversé par la crainte de la mort, communiquant au sang un mouvement trop impétueux, en hâterait peut-être le moment; au lieu de cela, si on lui faisait entrevoir des espérances pour son rétablissement, la tranquillité de son âme pourrait peut-être aider les remèdes à opérer son rétablissement. Que gagnerait-on à détromper un homme que les illusions rendent heureux? Il en arriverait comme à ce médecin qui, après avoir guéri un fou, lui demandait son salaire. Le fou lui répondit qu'il ne lui donnerait rien, car, pendant la perte de son bon sens, il s'était cru en paradis, et l'ayant recouvré, il se trouvait en enfer.155-a Si, lorsque le sénat apprit que Varron avait perdu la bataille de Cannes, les patriciens avaient crié dans le Forum : Romains, nous sommes vaincus, Annibal a totalement défait nos armées! ces paroles indiscrètes auraient tellement augmenté la terreur du peuple, qu'il aurait abandonné Rome comme après la perte de la bataille de l'Allia, et c'en aurait été fait de la république. Le sénat, plus sage, en dissimulant cette infortune, ranima le peuple à la défense de la patrie, il recruta l'armée, il continua la guerre, et à la fin les Romains triomphèrent des Carthaginois. Il paraît donc constant qu'il faut dire la vérité avec discrétion, jamais mal à propos, et choisir surtout le temps qui lui est le plus convenable.

Si je voulais relancer l'auteur partout où je crois m'apercevoir de quelque inexactitude, je pourrais l'attaquer sur la définition qu'il nous donne du mot paradoxe. Il prétend que ce mot signifie toute opinion qui n'a pas été adoptée, mais qui peut être reçue; au lieu que l'idée ordinaire attachée à ce mot est celle d'une opinion contraire à quelque vérité d'expérience. Je ne m'arrête point à cette bagatelle; mais je ne saurais m'empêcher d'avertir ceux qui prennent le nom de philosophes que leurs définitions doivent être justes, et qu'ils ne doivent se servir des mots que dans leur acception ordinaire.

<156>J'en viens à présent au but de l'auteur. Il ne le déguise point, il donne assez clairement à entendre qu'il en veut aux superstitions religieuses de son pays, qu'il se propose d'en abolir le culte, pour élever sur ses ruines la religion naturelle, en admettant une morale dégagée de tout accessoire incohérent. Ses intentions paraissent pures : il ne veut point que le peuple soit trompé par des fables, que les imposteurs qui les débitent en tirent tout l'avantage, comme les charlatans des drogues qu'ils vendent; il ne veut point que ces imposteurs gouvernent le vulgaire imbécile, qu'ils continuent à jouir du pouvoir dont ils abusent contre le prince et contre l'État; il veut, en un mot, abolir le culte établi, dessiller les yeux de la multitude, et lui aider à secouer le joug de la superstition. Ce projet est grand; reste à examiner s'il est praticable, et si l'auteur s'y est bien pris pour réussir.

Cette entreprise paraîtra impraticable à ceux qui ont bien étudié le monde, et qui ont fouillé dans le cœur humain. Tout s'y oppose, l'opiniâtreté avec laquelle les hommes sont attachés à leurs opinions habituelles, leur ignorance, leur incapacité de raisonner, leur goût pour le merveilleux, la puissance du clergé et les moyens qu'il a pour se soutenir. Ainsi, dans un pays peuplé de seize millions d'âmes, comme on les compte en France, il faut dès le début renoncer à la conversion de quinze millions huit cent mille âmes, que des obstacles insurmontables attachent à leurs opinions; reste donc à deux cent mille pour la philosophie. C'est beaucoup, et je n'entreprendrais jamais de donner le même tour de pensée à ce grand nombre, aussi différent par sa compréhension, son esprit, son jugement, sa manière d'envisager les choses, que par les traits qui distinguent les physionomies. Supposons encore que les deux cent mille prosélytes aient reçu les mêmes instructions; chacun n'en aura pas moins ses pensées originales, ses opinions séparées, et peut-être il ne s'en trouvera pas deux dans cette multitude qui penseront de même. Je vais plus loin, et j'ose presque assurer que, dans un État où tous les préjugés seraient<157> détruits, il ne se passerait pas trente années, qu'on en verrait renaître de nouveaux, et qu'enfin les erreurs s'étendraient avec rapidité, et l'inonderaient entièrement. Ce qui s'adresse à l'imagination des hommes l'emportera toujours sur ce qui parle à leur entendement. Enfin j'ai prouvé que de tout temps l'erreur a dominé dans le monde; et comme une chose aussi constante peut être envisagée comme une loi générale de la nature, j'en conclus que ce qui a été toujours sera toujours de même.

Il faut cependant que je rende justice à l'auteur, quand elle lui est due. Ce n'est point la force qu'il se propose d'employer pour faire des prosélytes à la vérité; il insinue qu'il se borne à ôter aux ecclésiastiques l'éducation de la jeunesse, dont ils sont en possession, pour en charger des philosophes; ce qui préservera et garantira la jeunesse contre ces préjugés religieux dont jusqu'à présent les écoles l'avaient infectée dès la naissance. Mais j'ose lui représenter que, si même il avait le pouvoir d'exécuter ce projet, son attente se trouverait trompée, en lui citant un exemple de ce qui se passe en France, presque sous ses yeux. Les calvinistes s'y trouvent dans la contrainte d'envoyer leurs enfants aux écoles catholiques : qu'il voie ces pères, comme à leur retour ils sermonnent leurs enfants, comme ils leur font répéter le catéchisme de Calvin, et quelle horreur ils leur inspirent pour le papisme. Ce fait est non seulement connu, mais il est de plus évident que sans la persévérance de ces chefs de famille, il y a longtemps qu'il n'y aurait plus de huguenots en France. Un philosophe peut s'élever contre une telle oppression des protestants, mais il n'en doit pas suivre l'exemple; car c'est une violence d'ôter aux pères la liberté d'élever les enfants selon leur volonté; c'est une violence d'envoyer ces enfants à l'école de la religion naturelle, quand les pères veulent qu'ils soient catholiques comme eux. Un philosophe persécuteur serait un monstre aux yeux du sage; la modération, l'humanité, la justice, la tolérance, ces vertus doivent le caractériser. Il faut que ses prin<158>cipes soient invariables, que ses paroles, ses projets et ses actions y répondent en conséquence.

Passons à l'auteur son enthousiasme pour la vérité, et admirons l'adresse dont il se sert pour arriver à ses fins. Nous avons vu qu'il attaque un puissant adversaire, la religion dominante, le sacerdoce qui la défend, et le peuple superstitieux rangé sous ses étendards. Mais comme si ce n'en était pas assez pour son courage d'un ennemi aussi redoutable, pour illustrer son triomphe et rendre sa victoire plus éclatante il en excite encore un autre; il fait une vigoureuse sortie sur le gouvernement, il l'outrage avec autant de grossièreté que d'indécence, le mépris qu'il en témoigne révolte les lecteurs sensés. Peut-être que le gouvernement, neutre, aurait été le spectateur paisible des batailles qu'aurait livrées ce héros de la vérité aux apôtres du mensonge; mais lui-même il force le gouvernement de prendre fait et cause avec l'Église pour s'opposer à l'ennemi commun. Si nous ne respections pas ce grand philosophe, nous aurions pris ce trait pour une saillie de quelque écolier étourdi, qui lui mériterait une correction rigoureuse de ses maîtres.

Mais ne peut-on faire du bien à sa patrie qu'en renversant, qu'en bouleversant tout l'ordre établi? et n'y a-t-il pas des moyens plus doux qui doivent, par prédilection, être choisis, employés, et préférés aux autres, si on veut la servir utilement? Notre philosophe me paraît tenir de ces médecins qui ne connaissent de remèdes que l'émétique, et de ces chirurgiens qui ne savent faire que des amputations. Un sage qui aurait médité sur les maux que l'Église cause à sa patrie ferait sans doute des efforts pour l'en délivrer; mais il agirait avec circonspection. Au lieu de renverser un ancien édifice gothique, il s'appliquerait à lui ôter les défauts qui le défigurent; il décréditerait ces fables absurdes qui servent de pâture à l'imbécillité publique; il s'élèverait contre ces absolutions et ces indulgences qui ne sont que des encouragements au crime, par la facilité que trouve le pénitent<159> à les expier et en même temps à calmer ses remords; il déclamerait contre toutes ces compensations que l'Église a introduites pour racheter les plus grands forfaits, contre ces pratiques extérieures qui remplacent des vertus réelles par des momeries puériles; il crierait contre ces réceptacles de fainéants qui subsistent aux dépens de la partie laborieuse de la nation, contre cette multitude de cénobites qui, étouffant l'instinct de la nature, contribuent, autant qu'il est en eux, au dépérissement de l'espèce humaine; il encouragerait le souverain à borner et restreindre ce pouvoir énorme dont le clergé fait un usage coupable envers son peuple et envers lui, à lui ôter toute influence dans le gouvernement, et à le soumettre aux mêmes tribunaux qui jugent les laïques. Par ce moyen, la religion deviendrait une matière de spéculation indifférente pour les mœurs et pour le gouvernement, la superstition diminuerait, et la tolérance deviendrait de jour en jour plus universelle.

Venons à présent à l'article où l'auteur traite de la politique. Quelque détour dont il se serve pour ne paraître envisager cette matière qu'en général, on s'aperçoit cependant qu'il a toujours la France devant les yeux, et qu'il ne sort pas des limites de ce royaume. Ses discours, ses critiques, tout s'y rapporte, tout y est relatif. Les charges de la justice ne se vendent qu'en France; aucun État n'a autant de dettes que ce royaume; en aucun lieu on ne crie tant contre les impôts. Lisez les remontrances du parlement contre certains édits bursaux, et nombre de brochures sur le même sujet; le fond des plaintes qu'il pousse contre le gouvernement ne peut s'appliquer à aucun pays de l'Europe qu'à la France; c'est dans ce royaume uniquement que les revenus se perçoivent par des traitants. Les philosophes anglais ne se plaignent point de leur clergé; jusqu'ici je n'ai entendu parler ni de philosophe espagnol, ni portugais, ni autrichien; ce ne peut donc être qu'en France où les philosophes se plaignent des<160> prêtres; enfin tout désigne sa patrie, et il lui serait aussi difficile qu'impossible de nier que ses satires s'y adressent directement.

Il a cependant des moments où sa colère se calme, et où son esprit plus tranquillisé lui permet de raisonner avec plus de sagesse. Lorsqu'il soutient que le devoir du prince est de faire le bonheur de ses sujets, tout le monde convient avec lui de cette ancienne vérité. Lorsqu'il assure que l'ignorance ou la paresse des souverains est préjudiciable à leurs peuples, on l'assure que chacun en est persuadé. Lorsqu'il ajoute que l'intérêt des monarques est inséparablement lié avec celui de leurs sujets, et que leur gloire consiste à régner sur une nation heureuse, personne ne lui disputera l'évidence de ces propositions. Mais quand, avec un acharnement violent et les traits de la plus âcre satire, il calomnie son roi et le gouvernement de son pays, on le prend pour un frénétique échappé de ses chaînes et livré aux transports les plus violents de sa rage.

Quoi! monsieur le philosophe, protecteur des mœurs et de la vertu, ignorez-vous qu'un bon citoyen doit respecter la forme de gouvernement sous laquelle il vit? Ignorez-vous qu'il ne convient point à un particulier d'insulter les puissances, qu'il ne faut calomnier ni ses confrères, ni ses souverains, ni personne, et qu'un auteur qui abandonne sa plume à de tels excès n'est ni sage ni philosophe?

Rien ne m'attache personnellement au Roi Très-Chrétien, j'aurais peut-être autant à me plaindre de lui qu'un autre; mais l'indignation contre les horreurs que l'auteur a vomies contre lui, et surtout l'amour de la vérité, plus forte que toute autre considération, m'obligent à réfuter des accusations aussi fausses que révoltantes.

Voici ces chefs d'accusation. L'auteur se plaint que les premières maisons de France sont seules en possession des premières dignités; qu'on ne distingue point le mérite; qu'on honore le clergé, et qu'on méprise les philosophes; que l'ambition du souverain allume sans cesse de nouvelles guerres ruineuses; que des bourreaux mercenaires,<161> épithète élégante dont il honore les guerriers, jouissent seuls des récompenses et des distinctions; que les charges de justice sont vénales, les lois mauvaises, les impôts excessifs, les vexations intolérables, et l'éducation des souverains aussi mal entendue que blâmable. Voici ma réponse.

L'avantage de l'État demande que le prince reconnaisse les services importants rendus au gouvernement; et lorsque ses récompenses s'étendent jusqu'aux descendants de ceux qui ont bien mérité de la patrie, c'est le plus grand encouragement qu'il puisse donner aux talents et à la vertu. Produire des familles devenues florissantes par les belles actions de leurs ancêtres, n'est-ce pas exciter le publie à bien servir l'État pour laisser sa postérité comblée de semblables bienfaits? Chez les Romains, l'ordre des patriciens l'emportait sur celui des plébéiens et sur celui des chevaliers; il n'y a qu'en Turquie où les conditions soient confondues, et les choses n'en vont pas mieux. Dans tous les États de l'Europe la noblesse jouit des mêmes prérogatives. La roture se fraye quelquefois le chemin aux places distinguées, quand le génie, les talents et les services l'ennoblissent. D'ailleurs, ce préjugé, si vous voulez le qualifier ainsi, ce préjugé, dis-je, si généralement reçu, empêcherait même le roi de France d'envoyer un roturier en mission à de certaines cours étrangères. Ne pas rendre à la naissance ce qui lui est dû n'est point l'effet d'une liberté philosophique, mais d'une vanité bourgeoise et ridicule.

Autre plainte de l'auteur, de ce qu'on ne distingue point en France le mérite personnel. Je soupçonne apparemment que le ministre se trouve en défaut envers lui, et coupable de lui avoir refusé quelque pension, ou de n'avoir pas découvert dans son galetas ce sage précepteur du genre humain, si digne de l'assister, que dis-je? de le diriger dans ses travaux politiques. Vous assurez, monsieur le philosophe, que les rois se trompent souvent dans le choix qu'ils font des personnes qu'ils emploient. Rien de plus vrai; les raisons en sont faciles<162> à déduire : ils sont hommes, sujets aux erreurs comme les autres. Ceux qui aspirent aux grands emplois ne se présentent jamais à leurs yeux que le masque sur le visage. Il arrive sans doute que les rois se laissent surprendre; les artifices, les ruses, les cabales des courtisans peuvent prévaloir dans de certaines occasions : mais si leur choix n'est pas toujours heureux, ne les en accusez pas seuls. Le vrai mérite et les hommes à talents supérieurs sont beaucoup plus rares en tout pays que ne l'imagine un rêveur spéculatif qui n'a que des idées théoriques d'un monde qu'il n'a jamais connu. Le mérite n'est pas récompensé, c'est une plainte de tout pays; tout présomptueux peut dire : J'ai du génie et des talents, le gouvernement ne me distingue pas; donc il manque de sagesse, de discernement et de justice.

Notre philosophe ensuite s'échauffe dans son harnois, en traitant un sujet qui l'intéresse plus directement. Il paraît excessivement irrité de ce qu'on préfère, dans sa patrie, les apôtres du mensonge à ceux de la vérité. On le prie de faire quelques légères réflexions, peut-être indignes de l'impétuosité de son génie, mais toutefois capables d'apaiser sa colère. Qu'il se rappelle que le clergé forme un corps considérable dans l'État, et que les philosophes sont des particuliers isolés. Qu'il se souvienne de ce qu'il a dit lui-même, que ce clergé puissant par l'autorité qu'il a su prendre sur le peuple, s'étant rendu redoutable au souverain, doit être ménagé à raison de son pouvoir. Il faut donc bien, par la nature des choses, que ce clergé jouisse de prérogatives et de distinctions plus marquées qu'on n'en accorde communément à ceux qui par état ont renoncé à toute ambition, et qui, au-dessus des vanités humaines, méprisent ce que le vulgaire désire avec tant d'empressement. Notre philosophe ignore-t-il que c'est le peuple superstitieux qui enchaîne le monarque jusque sur le trône? C'est le peuple qui le contraint à ménager ces prêtres récalcitrants et factieux, ce clergé qui veut établir statum in statu, et qui est encore capable de reproduire des scènes aussi tragiques que celles qui terminèrent les<163> jours de Henri III et du bon roi Henri IV. Le prince ne peut toucher au culte établi qu'avec dextérité et délicatesse. S'il en veut à l'édifice de la superstition, il faut qu'il y aille à la sape; mais il risquerait trop, s'il entreprenait de l'abattre ouvertement. Lorsqu'il arrive par hasard que des philosophes écrivent sur le gouvernement sans connaissance et sans circonspection, les politiques les prennent en pitié, et les renvoient aux premiers éléments de leur science. Il faut se défier des spéculations théoriques, elles ne soutiennent pas le creuset de l'expérience. La science du gouvernement est une science à part; pour en parler congrûment, il faut en avoir fait une longue étude. Ou l'on s'égare, ou l'on propose des remèdes pires que le mal dont on se plaint; et il peut arriver qu'avec beaucoup d'esprit on ne dise que des sottises.

Voici une autre déclamation contre l'ambition des princes. Notre auteur est hors de lui-même, il ne ménage plus les termes; il accuse les souverains d'être les bouchers de leurs peuples et de les envoyer égorger à la guerre pour divertir leur ennui. Sans doute qu'il s'est fait des guerres injustes, qu'il y a eu du sang répandu qu'on aurait dû et qu'on aurait pu ménager. Cela n'empêche pas qu'il n'y ait plusieurs cas où les guerres sont nécessaires, inévitables et justes. Un prince doit défendre ses alliés quand ils sont attaqués. Sa propre conservation l'oblige à maintenir par les armes l'équilibre du pouvoir entre les puissances de l'Europe. Son devoir est de défendre ses sujets contre les invasions des ennemis; il est très-autorisé à soutenir ses droits, des successions qu'on lui dispute, ou autres choses pareilles, en repoussant l'injustice qu'on lui fait, par la force. Quel arbitre ont les souverains? Qui sera leur juge? Comme donc ils ne peuvent plaider leur cause devant aucun tribunal assez puissant pour prononcer leur sentence et la mettre en exécution, ils rentrent dans les droits de la nature, et c'est à la force d'en décider. Crier contre de telles guerres, injurier les souverains qui les font, c'est marquer plus de haine pour<164> les rois que de commisération et d'humanité pour les peuples qui en souffrent indirectement. Notre philosophe approuverait-il un souverain qui, par pusillanimité, se laisserait dépouiller de ses États, qui sacrifierait l'honneur, l'intérêt et la gloire de sa nation au caprice de ses voisins, et qui, par d'inutiles efforts pour conserver la paix, se perdrait, lui, son État et ses peuples? Marc-Aurèle, Trajan, Julien furent continuellement en guerre, cependant les philosophes les louent; pourquoi blâment-ils donc les souverains modernes de suivre en cela leur exemple?

Non content d'insulter à toutes les têtes couronnées de l'Europe, notre philosophe s'amuse, en passant, à répandre du ridicule sur les ouvrages de Hugo Grotius. J'oserais croire qu'il n'en sera pas cru sur sa parole, et que le Droit de la guerre et de la pair ira plus loin à la postérité que l'Essai sur les préjugés.

Apprenez, ennemi des rois, apprenez, Brutus moderne, que les rois ne sont pas les seuls qui font la guerre; les républiques en ont fait de tout temps. Ignorez-vous que celle des Grecs, dans des dissensions continuelles, fut sans cesse en proie aux guerres civiles? Ses annales contiennent une suite continuelle de combats contre les Macédoniens, les Perses, les Carthaginois et les Romains, jusqu'au temps que la ligue des Étoliens accéléra sa ruine entière. Ignorez-vous qu'aucune monarchie n'a été plus guerrière que la république romaine? Pour vous faire une récapitulation de tous ses faits d'armes, je serais obligé de vous copier son histoire d'un bout à l'autre. Passons aux républiques modernes. Celle des Vénitiens a combattu contre celle de Gênes, contre les Turcs, contre le pape, contre les Empereurs, et contre votre Louis XII. Les Suisses ont soutenu des guerres contre la maison d'Autriche et contre Charles le Hardi, duc de Bourgogne; et, pour me servir de vos nobles expressions, plus bouchers que les rois, ne vendent-ils pas leurs citoyens au service des princes qui se battent? L'Angleterre, autre république, je ne vous en dis rien; vous<165> savez par expérience si cette puissance fait la guerre, et comme elle la fait. Les Hollandais, depuis la fondation de leur république, se sont mêlés de tous les troubles de l'Europe. La Suède a fait autant de guerres dans un temps donné, étant république, qu'elle en a entrepris étant monarchie. Quant à la Pologne, je vous demande ce qui s'y passe à présent, ce qui s'y est passé dans ce siècle, et si vous croyez qu'elle a joui d'une paix perpétuelle. Tous les gouvernements de l'Europe et de tout l'univers, j'en excepte les quakers, sont donc, selon vos principes, des gouvernements tyranniques et barbares. Pourquoi donc accuser les monarchies seules de ce qu'elles ont de commun avec las républiques?

Vous déclamez contre la guerre. Elle est funeste en elle-même; mais c'est un mal comme ces autres fléaux du ciel qu'il faut supposer nécessaires dans l'arrangement de cet univers, parce qu'ils arrivent périodiquement, et qu'aucun siècle n'a pu se vanter jusqu'à présent d'en avoir été exempt. Si vous voulez établir une paix perpétuelle, transportez-vous dans un monde idéal où le tien et le mien soient inconnus, où les princes, leurs ministres et leurs sujets soient tous sans passions, et où la raison soit généralement suivie; ou bien associez-vous aux projets de défunt l'abbé de Saint-Pierre;165-a ou, si cela vous répugne, parce qu'il a été prêtre, laissez aller les choses leur train; car dans ce monde-ci il faut vous attendre qu'il y aura des guerres, comme il y en a toujours eu depuis que les actions des hommes nous ont été transmises et connues.

Voyons à présent si vos exagérations vagues contre le gouvernement français ont quelque fondement. Vous accusez Louis XV, en le désignant et sans le nommer, qu'il n'a entrepris que des guerres injustes. Ne pensez pas qu'il suffise d'avancer de tels faits avec autant d'effronterie que d'impudence; il faut les prouver, ou, tout philosophe que vous voulez paraître, vous passerez pour un insigne calom<166>niateur. Examinons donc les pièces du procès, et jugeons si les raisons qui ont déterminé Louis XV aux guerres qu'il a entreprises ont été mauvaises ou valables. La première qui se présente est celle de 1733. Son beau-père est élu roi de Pologne. L'empereur Charles VI, ligué avec la Russie, s'oppose à cette élection. Le roi de France, ne pouvant atteindre à la Russie, attaque Charles VI pour soutenir les droits de son beau-père deux fois élevé sur le même trône; et ne pouvant prévaloir en Pologne, il procure en dédommagement la Lorraine au roi Stanislas. Condamnera-t-on un beau-fils qui assiste son beau-père, un roi qui soutient les droits d'une nation libre dans ses élections, un prince qui empêche des puissances de s'arroger le droit de donner des royaumes? A moins que d'être transporté d'une animosité et d'une haine implacable, il est impossible de blâmer jusqu'ici la conduite de ce prince.

La seconde guerre commença en 1741; elle se fit pour la succession de la maison d'Autriche, dont l'empereur Charles VI, dernier mâle de cette maison, venait de mourir. Il est certain que cette fameuse pragmatique sanction sur laquelle Charles VI fondait ses espérances ne pouvait déroger aux droits des maisons de Bavière et de Saxe à la succession, ni porter le moindre préjudice aux prétentions que la maison de Brandebourg formait sur quelques duchés de la Silésie. Il était très-vraisemblable, au commencement de cette guerre, qu'une armée française envoyée alors en Allemagne rendrait Louis XV l'arbitre de ces princes qui étaient en litige, et les obligerait, selon sa volonté, de s'accommoder à l'amiable pour cette succession. Il est sûr qu'après le rôle que la France avait joué à la paix de Westphalie, elle ne pouvait en jouer ni de plus beau ni de plus grand que celui-là. Mais parce que la mauvaise fortune et toute sorte d'événements concoururent à déranger ces desseins, faut-il condamner Louis XV, parce qu'une partie de cette guerre fut malheureuse? Un philosophe doit-il juger d'un projet par l'événement? Mais il est plus facile de dire des injures à<167> tout hasard que d'examiner et de réfléchir à ce qu'on veut dire. Quoi! cet homme qui se donne, au commencement de son ouvrage, pour un zélateur de la vérité, n'est qu'un vil exagérateur qui associe le mensonge à sa méchanceté pour insulter les souverains!

J'en viens à la guerre de 1756. Il faut que cet auteur des Préjugés ait bien des préjugés lui-même, et beaucoup d'aigreur contre sa patrie, s'il ne convient pas de bonne foi que ce fut alors l'Angleterre qui força la France à prendre les armes. Reconnaîtrai-je ce tyran sanguinaire et barbare que vous nous peignez avec de si sombres couleurs, dans le pacifique Louis XV, qui usa d'une patience et d'une modération angélique avant de se déclarer contre l'Angleterre? Que peut-on lui reprocher? Prétend-on qu'il ne devait pas se défendre? Mon ami, ou tu es un ignorant, ou tu as le cerveau brûlé, ou tu es un insigne calomniateur, choisis; mais pour philosophe, tu ne l'es pas.

En voilà pour les souverains.167-12 Qu'on ne s'imagine pas que l'auteur ménage davantage les autres conditions; chacune est en butte à ses sarcasmes. Mais avec quel mépris insultant, avec quelle indignité ne traite-t-il pas les gens de guerre! A l'entendre, il semble que ce ne soient que les plus vils excréments de la société. Mais en vain son orgueil philosophique tente-t-il d'abaisser leur mérite; la nécessité de se défendre en fera toujours sentir le prix. Mais souffrirons-nous qu'un cerveau brûlé insulte au plus noble emploi de la société, celui de défendre ses concitoyens? O Scipion, toi qui sauvas Rome des mains d'Annibal, et qui domptas Carthage; Gustave, grand Gustave, le protecteur de la liberté germanique; Turenne, le bouclier et l'épée de ta patrie; Marlborough, dont le bras soutint l'Europe en équilibre; Eugène, l'appui, la force et la gloire de l'Autriche; Maurice, le dernier héros de la France! dégagez-vous, ombres magnanimes,<168> des prisons de la mort et des liens du tombeau! Avec quel étonnement n'entendrez-vous pas comme en ce siècle de paradoxes on insulte à vos travaux et à ces actions qui vous ont valu à juste titre l'immortalité! Reconnaîtrez-vous vos successeurs aux épithètes élégantes de bourreaux mercenaires, par lesquelles des sophistes les désignent? Que direz-vous en entendant un cynique, plus impudent que Diogène, aboyer du fond de son tonneau contre vos réputations brillantes, dont la splendeur l'offusque? Mais que peuvent ses cris impuissants contre vos noms environnés des rayons de la gloire et contre les justes acclamations de tous les âges, dont vous recueillez encore le tribut? Vous qui marchez sur les pas de ces vrais héros, continuez à imiter leurs vertus, et méprisez les vaines clameurs d'un sophiste insensé qui, se disant l'apôtre de la vérité, ne débite que des mensonges, des calomnies et des injures.

Indigne déclamateur, faut-il t'apprendre que les arts ne se cultivent en paix qu'à l'abri des armes? N'as-tu pas vu, durant les guerres qui se sont faites de ton temps, que, tandis que le soldat intrépide veille sur les frontières, le cultivateur s'attend à recueillir le fruit de ses travaux par d'abondantes moissons? Ignores-tu que, tandis que le guerrier s'expose sur terre et sur mer à la mort qu'il donne ou qu il reçoit, le commerçant, sans être distrait de ses soins, continue à rendre son négoce florissant? Es-tu assez stupide pour n'avoir pas remarqué que, tandis que ces généraux et ces officiers que ta plume traite si indignement bravaient les rigueurs de la saison, et s'exposaient aux plus dures fatigues, tu méditais tranquillement dans ton taudis les rapsodies, les balivernes, les impertinences, les sottises que tu nous débites? Quoi! sera-t-il dit que tu embrouilleras toutes les idées? et par des sophismes grossiers prétendras-tu de rendre équivoques les prudentes mesures qu'emploient des gouvernements sages et prévoyants? Faudra-t-il prouver en notre siècle que, sans de vaillants soldats qui défendent les royaumes, ils deviendraient la proie<169> du premier occupant? Oui, monsieur le soi-disant philosophe, la France entretient de grandes armées. Aussi n'est-elle plus exposée à ces temps de confusion et de trouble où elle se déchirait par des guerres civiles, plus pernicieuses et plus cruelles que les guerres étrangères. Il paraît que vous regrettez ces temps où de puissants vassaux ligués ensemble pouvaient résister au souverain qui n'avait pas des forces suffisantes à leur opposer. Non, vous n'êtes point l'auteur de l'Essai sur les préjugés; ce livre ne peut avoir été écrit que par quelque chef de parti de la Ligue ressuscité, qui, respirant encore l'esprit de faction et de trouble, veut exciter le peuple à la rébellion contre l'autorité légitime du souverain. Mais que n'auriez-vous pas dit, si dans le cours de la dernière guerre il fût arrivé que les Anglais eussent pénétré jusqu'aux portes de Paris? Avec quelle impétuosité ne vous seriez-vous pas déchaîné contre le gouvernement qui aurait si mal pourvu à la sûreté du royaume et de la capitale! Et vous auriez eu raison. Pourquoi donc, homme inconséquent et ivre de tes rêveries, tâches-tu de flétrir et d'avilir ces vraies colonnes de l'État, ce militaire respectable aux yeux d'un peuple qui lui doit la plus grande reconnaissance? Quoi! ces défenseurs intrépides qui s'immolent, les victimes de la patrie, tu leur envies les honneurs et les distinctions dont ils jouissent à si juste titre! Ils les ont payés de leur sang, et c'est au risque de leur repos, de leur santé et de leur vie qu'ils les ont obtenus. O l'indigne mortel, qui veut avilir le mérite, qui veut lui enlever les récompenses qui lui sont dues, la gloire qui l'accompagne, et étouffer les sentiments de reconnaissance que lui doit le public!

Ne pensez pas que les militaires soient les seuls qui aient à se plaindre de notre auteur. Il ne se trouve aucune condition dans le royaume à l'abri de ses traits. Il nous apprend que les places de la justice sont vénales en France. Il y a longtemps qu'on le sait. Pour connaître la source de cet abus, il faut remonter, si je ne me trompe,<170> aux temps où le roi Jean 170-a fut prisonnier des Anglais, ou, pour plus de sûreté, à la prison de François Ier. La France se trouvait engagée par honneur à délivrer son roi des mains de Charles-Quint, qui ne voulait lui rendre la liberté que conditionnellement. Le trésor étant épuisé, et ne pouvant trouver une somme aussi considérable qu'on l'exigeait pour la rançon du Roi, on eut recours au funeste expédient de mettre en vente les charges de judicature, pour en racheter la liberté de ce prince. Des guerres presque continuelles qui suivirent après la délivrance de François Ier, les troubles intestins et les guerres civiles qui s'allumèrent sous ses descendants, empêchèrent les monarques d'acquitter cette dette, dont ils payent encore actuellement la finance. Le malheur de la France a voulu que jusqu'en nos jours Louis XV ne s'est pas trouvé dans une situation plus favorable que ses ancêtres; ce qui l'a empêché de restituer aux propriétaires les avances considérables qu'ils avaient faites dans ces temps calamiteux. Faut-il donc s'en prendre à Louis XV, si cet ancien abus n'a pas encore pu être aboli? Sans doute que le droit de décider de la fortune des particuliers ne devrait pas s'acquérir par de l'argent; mais qu'on en accuse les auteurs, qui seuls en sont coupables, et non pas un roi qui en est innocent. Quoique ces abus subsistent, l'auteur sera néanmoins obligé d'avouer qu'on ne peut avec vérité charger le parlement de Paris de prévarication, et que la vénalité des charges n'a point influé sur son équité. Que l'auteur se plaigne, à la bonne heure, d'un nombre confus de lois, variant de province en province, qui dans un royaume comme la France devraient être simples et uniformes. Louis XIV voulut entreprendre la réforme des lois; mais toutes sortes d'obstacles l'empêchèrent de perfectionner son ouvrage. Que notre auteur sache donc, s'il l'ignore, et comprenne, s'il le peut, les peines infinies et les obstacles renaissants que rencontrent ceux qui veulent toucher aux usages consacrés par la coutume. Il faut descendre dans<171> des détails infinis pour s'éclaircir de la liaison intime de différentes choses que la succession du temps a formées, et auxquelles on ne peut toucher sans tomber dans des inconvénients pires que le mal qu'on veut guérir; c'est le cas où l'on peut dire que la critique est aisée, mais l'art difficile.

Approchez à présent, monsieur le contrôleur général des finances, et vous, messieurs les financiers, voici votre tour. L'auteur, de mauvaise humeur, s'emporte contre les impôts, contre les perceptions des deniers publics, contre les charges que porte le peuple et dont il prétend qu'il est foulé, contre les traitants, contre ceux qui administrent ces revenus, qu'il accuse généralement de malversations, de concussions et de rapines. Cela est très-bien, s'il prouve le fait. Mais comme, en le lisant, je me suis mis en garde contre ses exagérations perpétuelles, je le soupçonne d'outrer infiniment les choses dans l'intention de rendre le gouvernement odieux. Cette épithète de tyran barbare, idée inséparable dans son esprit de celle de la royauté, et qu'il applique, quand il peut, indirectement à son souverain, me rend ses déclamations suspectes de mauvaise foi. Voyons à présent s'il connaît les choses dont il parle, et s'il s'est donné la peine d'examiner l'état de la question. D'où sont venues ces dettes immenses dont la France est chargée? Quelles causes les ont produites? Il est connu qu'une grande partie datent encore du règne de Louis XIV, contractées pendant la guerre de succession, la plus juste de toutes celles que ce monarque avait entreprises. Depuis, le duc d'Orléans, régent du royaume, se flatta de les acquitter au moyen du système que Law lui proposa; mais en outrant ce système, il bouleversa le royaume, et les dettes ne furent acquittées qu'en partie, mais non pas entièrement éteintes. Après la mort du Régent, et sous la sage administration du cardinal de Fleury, le temps consolida quelques anciennes plaies du royaume; mais les guerres qui s'allumèrent depuis obligèrent Louis XV d'en contracter de nouvelles. La bonne foi, le soutien du<172> crédit public, veulent que ces dettes s'acquittent, ou qu'au moins le gouvernement en paye exactement le dividende. Les revenus ordinaires de l'État étant couchés sur le tableau des dépenses courantes, d'où le Roi prendrait-il les sommes nécessaires pour payer le dividende et pour amortir ces dettes, s'il ne les recevait de ses peuples? Et comme un long usage de ce pays a introduit que les perceptions de certaines fermes et de nouveaux impôts passassent par les mains des traitants, le Roi se trouve, en quelque façon, nécessité de se servir de leur ministère. On ne nie point que dans la finance ce nombre de commis et d'employés, peut-être trop multiplié, ne commette des concussions, des brigandages, et que le peuple n'ait pas quelquefois raison de se plaindre de la dureté de leurs exactions; mais le moyen de l'empêcher dans un royaume aussi vaste que la France! Plus une monarchie est grande, plus il y régnera d'abus; quand même on proportionnerait le nombre des surveillants à celui des exacteurs, ces commis, par des ruses et des artifices nouveaux, parviendraient encore à tromper les yeux attentifs de ceux qui doivent les éclairer. Si les intentions de l'auteur avaient été pures, s'il avait bien connu la cause des dépenses ruineuses à l'État, il aurait averti modestement de mettre plus d'économie dans les dépenses des guerres, d'abolir ces entrepreneurs qui s'enrichissent de gains illicites, tandis que l'État s'appauvrit, d'avoir l'œil à ce que des contrats pour des livraisons ne soient pas portés, comme il est arrivé, au double de leur valeur, enfin, il aurait pu insinuer qu'en retranchant tout le superflu des pensions et des dépenses de la cour, ce serait un moyen d'alléger le fardeau des impôts digne de l'attention d'un bon prince. S'il avait pris un ton modeste, ses avis auraient pu faire impression; mais les injures irritent, et ne persuadent personne. Qu'il propose donc des expédients, s'il en sait, d'acquitter les dettes sans blesser la foi publique et sans fouler les sujets, et je lui réponds qu'aussitôt il sera nommé contrôleur général des finances.

<173>Un vrai philosophe aurait examiné impartialement si ces armées nombreuses, entretenues pendant la paix, si ces guerres si coûteuses, comme elles le sont aujourd'hui, sont plus ou moins avantageuses que l'usage ancien d'armer à la hâte des paysans quand un voisin paraissait à craindre, d'entretenir cette milice par la rapine et par le brigandage, sans lui assigner de paye régulière, et de la licencier à la paix. L'unique avantage qu'avaient les anciens consistait en ce que le militaire ne leur coûtait rien en temps de paix; mais quand le tocsin sonnait, tout citoyen devenait soldat, au lieu qu'à présent, les conditions étant séparées, le cultivateur, le manufacturier continuent chacun leurs ouvrages sans interruption, pendant que la partie des citoyens destinée à défendre les autres s'acquitte de son emploi. Si nos grandes armées, entretenues dans leurs expéditions aux frais de l'État, sont coûteuses, il en résulte au moins l'avantage que les guerres ne peuvent durer que huit ou dix années au plus, et qu'ensuite l'épuisement des ressources oblige les souverains à se montrer, dans de certains cas, plus pacifiques qu'ils ne le seraient par inclination. Il résulte donc de nos usages modernes que nos guerres sont plus courtes que celles des anciens, moins ruineuses aux provinces qui leur servent de théâtre, et que nous devons aux grandes dépenses qu'elles entraînent les paix passagères dont nous jouissons et que l'épuisement des puissances rendra probablement plus longues.

Je passe plus outre. Notre ennemi des rois assure que les souverains ne tiennent point leur puissance d'autorité divine. Nous ne le chicanerons point sur cet article; il lui arrive si rarement d'avoir raison, que ce serait marquer de l'humeur de le contredire quand les probabilités sont pour lui. En effet, les Capet usurpèrent l'empire, les Carlovingiens s'en emparèrent par adresse et par artifice, les Valois et les Bourbons eurent la couronne par droit de succession. Nous lui sacrifions encore les titres d'images de la Divinité, de représentants de la Divinité, qu'on leur attribue si improprement. Les rois<174> sont hommes comme les autres; ils ne jouissent point du privilége exclusif d'être parfaits dans un monde où rien ne l'est; ils apportent leur timidité ou leur résolution, leur activité ou leur paresse, leurs vices ou leurs vertus sur le trône où les place le hasard de leur naissance; et dans un royaume héréditaire il faut de nécessité que des princes de tout caractère se succèdent. Il y a de l'injustice à prétendre que les princes soient sans défauts, quand on ne l'est pas soi-même. Quel art y a-t-il à dire : un tel est fainéant, avare, prodigue ou débauché? Pas plus qu'à lire, en se promenant dans une ville, les enseignes des maisons. Un philosophe, qui doit savoir que la nature des choses ne change jamais, ne s'amusera pas à reprocher à un chêne de ne point porter des pommes, à un âne de ne point avoir les ailes d'un aigle, à un esturgeon de ne point avoir les cornes d'un taureau; il n'exagérera point des maux réels, mais difficiles à remédier; il n'ira pas crier : tout est mal! sans dire comment tout pourrait être bien; sa voix ne servira point de trompette à la sédition, de signe de ralliement aux mécontents, de prétexte à la rébellion; il respectera les usages établis et autorisés par la nation, le gouvernement, ceux qui le composent, et ceux qui en dépendent. C'est ainsi que pensait le pacifique Du Marsais, auquel on fait composer un libelle deux ans après qu'il est mort et enterré, mais dont le véritable auteur ne peut être qu'un écolier aussi novice dans le monde qu'étourdi. Mais que me reste-t-il encore à dire? Quoi! dans un pays où l'auteur de Télémaque éleva le successeur du trône, on se récrie contre l'éducation des princes! Si l'écolier répond qu'il n'y a plus de Fénelon en France, il doit s'en prendre à la stérilité du siècle, et non pas à ceux qui dirigent l'éducation des princes.

Voici en substance mes remarques générales sur l'Essai des préjugés. Le style m'en a paru ennuyeux, parce que c'est toujours une déclamation monotone où les mêmes idées répétées se représentent trop souvent sous la même forme. Parmi ce chaos j'ai cependant<175> trouvé quelques morceaux de détail supérieurs. Au reste, pour faire de cet ouvrage un livre utile, il faudrait en rayer les répétitions, les concetti, les faux raisonnements, les ignorances et les injures; ce qui le réduirait au quart de son volume. Qu'ai-je donc appris par cette lecture? quelle vérité l'auteur m'a-t-il enseignée? Que tous les ecclésiastiques sont des monstres à lapider; que le roi de France est un tyran barbare, ses ministres des archicoquins, ses courtisans des fripons lâches et rampants au pied du trône, les grands du royaume des ignorants pétris d'arrogance (ah! qu'il en excepte au moins le duc de Nivernois!175-a), que les maréchaux et les officiers français sont des bourreaux mercenaires, les juges d'infâmes prévaricateurs, les financiers des Cartouches175-b et des Mandrins,175-b les historiens des corrupteurs de princes, les poëtes des empoisonneurs publics, et qu'il n'y a de sage, de louable, de digne d'estime dans tout le royaume que l'auteur et ses amis, qui se sont revêtus du titre de philosophes.

Je regrette le temps que j'ai perdu à lire cet ouvrage et celui que je perds encore à vous en faire le recensement.

A Londres, ce a avril 1770.


155-a Voyez t. VIII, p. 46. Cette anecdote est racontée par Boileau, satire IV, v. 103.

165-a Voyez ci-dessus, p. 36

167-12 Ce morceau a été fourni par un militaire indigné du silence de ses confrères, pour que les philosophes ne prissent pas leur silence pour un consentement tacite aux sottises qu'ils se sont mis en goût de leur dire depuis un certain temps.

170-a Voyez t. IV, p. 124, et t. VIII, p. 135.

175-a Voyez t. IV, p. 37.

175-b Voyez t. VIII, p. 135 et 279, et t. IV, p. 34.