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ODE AUX GERMAINS.

O malheureux Germains! vos guerres intestines,
Vos troubles, vos fureurs annoncent vos ruines.
Que de cris douloureux font retentir les airs!
Quels monuments affreux de vos longues alarmes!
Vos cités sont en poudre, et vos champs, des déserts.
Et des fleuves de sang ruissellent sous vos armes.
Vos triomphes odieux
Précipitent la patrie
Dans l'affreuse barbarie
Qu'ont bannie vos aïeux.
L'œil brûlant de fureur, la Discorde infernale
Excite en vos esprits cette haine fatale,
La soif de vous détruire et de vous égorger.
Vos sacriléges mains déchirent vos entrailles :
Le ciel, le juste ciel, qui se sent outrager,
N'éclaire qu'à regret vos tristes funérailles;
Et craignant de se souiller,
Déjà le flambeau céleste,
Comme au festin de Thyeste,
Est tout prêt à reculer.

<16>Tels, dans ce gouffre affreux, impur, abominable,
Où la Haine établit son trône impitoyable,
On dépeint ces esprits orgueilleux, malfaisants,
Dont la troupe inquiète insolemment conjure,
Dont la rébellion et les vœux impuissants
Tendent à renverser l'ordre de la nature.
Ils disent dans leurs complots :
Des cieux brisons la barrière,
Et replongeons la matière
Dans son antique chaos.
Perfides, vous craignez qu'au tranchant de l'épée
Du sang des citoyens une goutte échappée
Ne reproduise encor de nouveaux défenseurs.
Enfants dénaturés d'une commune mère,
Pour consommer le crime et combler vos noirceurs
Vous armez des brigands d'une terre étrangère;
Compagnons de vos exploits,
Déjà leur fureur conspire
A renverser dans l'Empire
Et l'équilibre et les lois.
Telle, s'abandonnant à sa fougue insensée,
Par trop d'ambition à soi-même opposée,
La Grèce s'épuisa par ses divisions;
L'impérieuse Sparte et l'orgueilleuse Athène,
Se brisant par l'effort de leurs dissensions,
Virent passer le sceptre à la ligue achéenne;
Par ses troubles intestins
La république ébranlée,
Demanda, trop aveuglée,
L'appui des consuls romains.

Mais de ses défenseurs le secours redoutable
L'affaissa sous le poids d'un joug insupportable,
Et les Grecs, de faisceaux partout environnés,
Par leur expérience apprirent à connaître
<17>Que de leurs passions les transports effrénés
Au lieu d'un protecteur leur donnèrent un maître.
Ainsi, par rivalité
Et par leurs complots iniques,
Ces puissantes républiques
Perdirent leur liberté.

Vous appelez ainsi pour accabler la Prusse
Le Français, le Suédois et l'indomptable Russe.
Malheureux! vous creusez des gouffres sous vos pas;
Vous leur payerez cher leur funeste assistance;
Ces superbes tyrans, intrus dans vos États,
Vous comptent asservis sous leur obéissance.
Que leurs dangereux essaims
Vous feront verser de larmes!
Vos mains aiguisent les armes
De ces perfides voisins.

Que n'armez-vous vos bras, comme au temps de vos pères,
Pour réprimer l'orgueil de puissants adversaires,
Des fiers usurpateurs dont le fer s'est soumis
Du Danube et du Rhin les plus riches provinces,
Redoutables voisins, éternels ennemis
De votre liberté, de vos droits, de vos princes?
Mais vos cruels armements,
Applaudis des Euménides,
Souillent vos bras parricides
Du meurtre de vos parents.

Conquérez, abattez ces remparts de la Flandre,
Secondez les Hongrois, mettez Belgrad en cendre;
A ces noms votre ardeur devrait se réchauffer.
Dans ces champs glorieux, sur ce sanglant théâtre,
On vit, en l'admirant, Eugène triompher
De tous les ennemis qu'il avait à combattre.
Ah! tout doit vous enhardir,
<18>Et tout cœur patriotique
A ce dessein héroïque
Doit vivement applaudir.

Là, signalant vos bras, votre ardeur peut détruire
D'un voisin envieux le redoutable empire,
Immense réservoir d'ennemis belliqueux,
Dont les débordements si souvent inondèrent
D'un innombrable amas de combattants fougueux
Ces champs qu'en gémissant vos aïeux cultivèrent.
Ce sont vos vrais ennemis;
Votre audace extravagante,
Dans sa fougue violente,
N'accable que ses amis.

N'apercevez-vous point aux rives du Bosphore
L'impérieux sultan, dont l'orgueil vous abhorre?
Il bénit votre rage et vos cruels débats,
Votre discorde affreuse avance son ouvrage.
C'est vous qui lui prêtez vos sanguinaires bras
Pour épargner aux siens le meurtre et le carnage;
Et de ses pompeuses tours
Il contemple, plein de joie,
L'aigle et le faucon en proie
Au bec tranchant des vautours.

Tel le Romain vainqueur voyait au Colisée
Des ennemis captifs la troupe méprisée
Pour son amusement se livrer des combats
Où des gladiateurs que, dans ces jeux atroces,
Un plaisir inhumain dévouait au trépas,
Se laissaient déchirer par des bêtes féroces;
Il s'abreuvait en repos,
Sans se reprocher ses crimes,
Du sang de tant de victimes
Que moissonnait Atropos.

<19>Mais n'avez-vous, cruels, que l'étranger à craindre?
Le péril est pressant, il n'est plus temps de feindre;
Regardez le Danube enfanter vos tyrans.
Tandis qu'aveuglément votre audace me brave,
La liberté s'indigne, et ses regards mourants
Pleurent un peuple vil qui veut se rendre esclave.
Ah! détestez vos écarts;
Votre étrange fanatisme
Va fonder le despotisme
Qu'ont préparé vos Césars.

Leur noire ambition vous a tendu le piége;
Ah! que, près d'y tomber, la raison vous protége!
Rougissez de servir de lâches instruments
Au tyran dont l'orgueil guida votre vaillance,
Et ne cimentez point les secrets fondements
D'une trop rigoureuse et durable puissance.
Vous triomphez aujourd'hui.
Enivrés de votre gloire;
Hélas! de votre victoire
Les fruits ne sont que pour lui.

Que des antiques faits le récit vous éclaire.
Voyez-vous Charles-Quint, dans son destin prospère,
Des Germains divisés chef trop ambitieux,
Par ses fiers Espagnols subjuguer vos provinces,
A son joug absolu façonnant vos aïeux,
Enchaîner à son char vos plus illustres princes;
Et bientôt Ferdinand trois,
Versant le sang hérétique,
Par son pouvoir tyrannique
Prêt à supprimer vos lois?

Mais je vous parle en vain, mes discours vous déplaisent.
Répondez, malheureux .... Les perfides se taisent;
Ils ont dégénéré de l'antique vertu,
Leur liberté, qu'enchaîne une main insolente,
<20>Sous un servile joug baisse un front abattu;
Aux pieds de ses tyrans elle est souple et rampante.
Ils se laissent opprimer,
Et ces lâches, par faiblesse,
A leurs fers avec bassesse
Sont prêts à s'accoutumer.

Partez, partez, Prussiens, et quittez cette terre
En proie à l'injustice, aux fléaux de la guerre,
Où l'esprit de vertige aveugle vos parents;
Et puisque le Germain, rempli d'ingratitude,
Proscrit ses protecteurs pour servir ses tyrans,
Trahit sa liberté pour vivre en servitude,
Abandonnons ces pervers,
Qu'ils deviennent la victime
Du tyran qui les opprime,
Puisqu'ils ont forgé leurs fers.

Sous un ciel plus heureux cherchons une contrée
Où renaissent les jours de Saturne et de Rhée.
Le repaire où se tient l'homicide Iroquois,
Les stériles rochers que baigne l'eau du Phase,
Les déserts dont le tigre ensanglante les bois,
Les antres ténébreux qu'enserre le Caucase,
Sont pour nos cœurs ulcérés
Des demeures préférables
A ces bords abominables,
A tous les forfaits livrés.

Mais non, braves amis, une âme magnanime
D'un dessein si honteux et si pusillanime
Étouffe, lorsqu'il naît, l'indigne sentiment.
Sauvons au moins l'honneur, bravons la destinée;
Les équitables dieux par un grand châtiment
Vengeront et Thémis, et la paix profanée.
Volez, vaillants escadrons,
Élancez-vous dans la foule,
<21>Que le sang perfide coule,
Et lave tous vos affronts.

A tant de nations contre vous conjurées,
D'ambition, d'orgueil et d'audace enivrées,
Portez sans vous troubler les plus vigoureux coups;
Et que de vos succès le cours inaltérable
Laisse au monde un trophée unique et mémorable.
Dans l'ardeur de vous venger,
Pensez, au sein du carnage,
Qu'il n'est pour un vrai courage
Point de gloire sans danger.

Faite à Freyberg, le 29 mars 1760.