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ÉPITRE AU LIT DU MARQUIS D'ARGENS.

O meuble fait pour charmer le repos!
Toi que Morphée ombragea de pavots,
Du doux sommeil compagnon légitime,
Soulagement à l'âpreté des maux,
Souffre un moment que ma muse t'anime,
Et sens, ô lit! tout le prix que tu vaux.
Tu ne sais point quel est l'esprit sublime
Que tu soutiens mollement sous son dos;
C'est ce d'Argens, la terreur des bigots,
Ce grand Isaac que tout Paris estime,
Qui foudroya les préjugés, les sots.
Sur ton chevet sa cervelle féconde
Conçoit des plans, et mûrit ses écrits
Si promptement publiés dans le inonde,
Et dont Bourdeaux56-3 connaît si bien le prix.
Mais, mon cher lit, ta nature stupide
N'a point senti jusqu'où va ton bonheur.
Jamais la flamme amoureuse d'Ovide
N'eut pour Corinne une aussi vive ardeur;
Sa passion n'eut point cette fureur
Que ton marquis témoigne pour tes charmes.
Quand il te quitte, en proie à sa douleur,
<48>Il veut en vain nous cacher ses alarmes;
Jamais ne fut un plus fidèle amant.
Plutôt Nisus dans sa course fatale
Aurait trahi son fidèle Euryale;
Plutôt Orphée aurait vécu content,
Seul et toujours séparé d'Eurydice;
Ou Pénélope, absente encor d'Ulysse,
Aurait donné au premier poursuivant
Avec sa main son empire vacant,
Avant qu'on vît ton marquis, le modèle
D'un Céladon, d'un soupirant fidèle,
Quand l'ombre arrive et que le jour s'enfuit,
Passer sans toi la moitié d'une nuit.
Pour ton duvet, qui sent la pourriture,
Et tes vieux draps aussi crasseux qu'usés,
Et tes rideaux déchirés et percés,
Et tes coussins avec la couverture,
Ton bon patron quitterait, je l'assure,
Bibliothèque, amis, biens et parents,
Pour végéter entre tes draps puants.
Est-il chez nous un goût qui s'éternise?
En jouissant, bientôt l'amour s'épuise;
Dans quel pays vit-on des soupirants
Dont les beaux feux aient duré cinquante ans?
Quel Cupidon eut jamais barbe grise?
O lit! toi seul, et je m'en scandalise,
Tu sus fixer notre inconstant d'Argens.
Mais quel miracle! observe que le temps,
Qui détruit tout dans sa course rapide,
De tes faveurs l'a rendu plus avide :
Naguère au moins dans tes crasseux réduits
Il se bornait à se fourrer les nuits;
Mais à présent, moins sage et moins timide,
Plus acharné dans ses folles amours,
Tu le retiens et les nuits et les jours.
O vous, grands dieux qu'a célébrés ma verve!
Toi, dieu du Pinde, immortel Apollon,
<49>Auguste, sage et prudente Minerve,
Vengez les arts, et vengez votre affront.
Souffrirez-vous que ce marquis transfuge,
Que ce d'Argens, loin du sacré vallon,
Au fond d'un lit se soit fait un refuge,
Et qu'oubliant votre culte et son nom,
En entassant les pavots et l'opium,
Sur son chevet il élève un trophée
A son idole, à son pesant Morphée?
Armez vos bras, et rendez aux beaux-arts
Ce nourrisson déserteur et rebelle,
Et qu'arraché du sein de sa ruelle,
Il n'ose plus quitter vos étendards.

(7 février 1754. Voyez la lettre du marquis d'Argens à Frédéric,
datée du jour suivant.)


56-3 Libraire de Berlin.