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AU MARQUIS D'ARGENS.

Ah! cher marquis, quel grand sujet d'envie!
Vous n'êtes plus le seul dont Atropos
Dans nos cantons ait menacé la vie;
Tout comme vous, j'eus une maladie;
Un gros catarrhe, en m'accablant de maux,
A de Berlin réjoui les bigots.
Mon sang pressé, trottant de veine en veine,
S'accumulant, oppressait mon cerveau,
Et redoublait la fièvre et la migraine;
De mes poumons, en forme de jets d'eau,
On vit jaillir des gerbes d'écarlate.
J'ai vu pâlir les enfants d'Hippocrate;
Mais glorieux qu'avec ces maux exquis
Je puisse au moins ressembler au marquis,
Je m'en console, et mon orgueil s'en flatte.
Mon corps était de rouge tacheté,
Ainsi qu'une panthère marqueté.
Ah! ce récit vous émeut et vous touche,
Vous m'enviez, l'eau vous vient à la bouche;
J'en lis la marque en votre œil irrité,
Car vous croyez qu'un chacun vous dégrade,
Qui comme vous prétend être malade.
<66>Mais calmez-vous, je ne suis qu'apprenti,
Je n'atteins point à la longue tirade
De tous vos maux au cortége plaintif.
Gardez-les donc, mais sans qu'ils vous excèdent;
Selon vos vœux, de longtemps ils possèdent
Sur votre corps privilége exclusif.
Obstructions, vapeurs d'hypocondrie,
Relâchement, colique, strangurie,
Transports ardents, catarrhes, fluxions,
Poumons crachés, fièvre d'esquinancie,
La gale aux doigts, des ébullitions,
Un flux de sang, tantôt paralysie,
Vomissements, vertiges, pâmoisons,
Sont tous des maux remplis de courtoisie,
Prêts d'obéir à votre fantaisie,
Et que chez vous, cher marquis, tour à tour,
Exactement on trouve être du jour,
Ainsi qu'on voit d'infâmes parasites,
Des souverains serviles satellites,
De leur essaim déshonorer la cour.
Ces maux affreux causent notre martyre,
Par eux enfin nous nous voyons détruire;
Mais près de vous trop familiarisés,
Par mauvais goût ou par bizarrerie,
Depuis vingt ans, marquis, vous vous plaisez
Dans leur funeste et triste compagnie,
Et préférez, par singularité,
L'état fâcheux de souffrir maladie
Au doux plaisir qui naît de la santé.
Malade enfin par état, par coutume,
Un poêle ardent dans le lit vous consume;
Et s'il advient dans un temps limité
Qu'Éguille78-a un jour proprement vous inhume,
Sur votre tombe, au pied du grand autel,
Seront ces mots crayonnés par ma plume :
<67>« Ci-gît, passant, l'auteur de maint volume,
Mort de frayeur d'avoir été mortel. »
Ah! qu'un héros, dans une tragédie,
En cent périls se puisse embarrasser,
Qu'à tout moment on tremble pour sa vie,
C'est là la règle, il doit intéresser.
Mais vous, marquis, qui savez qu'on vous aime,
Comment, pourquoi, par quel travers extrême
De vos dangers nous faut-il menacer?
Là, près de vous, poudreuse de l'école,
Ne vois-je pas l'insolente hyperbole,
Aux yeux taillés en deux tubes parfaits,
Amplifier, grossir tous les objets?
Elle gangrène une faible piqûre,
Ou par malheur si sur votre encolure
Dans le miroir vos regards inquiets
Ont le soupçon d'une légère enflure,
Elle prédit votre prochain décès;
Et quand Éole en vos boyaux murmure,
Vous supposez qu'il va dans les forêts
Pour vous cueillir de funèbres cyprès.
Chassez, marquis, ce monstre qui m'outrage,
Qu'il n'entre plus dans le palais d'un sage;
Je hais l'erreur, je hais la fausseté,
Des fictions le frivole étalage
Qui défigure et perd la vérité.
Ne pensez plus à tous ces noirs fantômes,
Ne craignez plus la mort, ni ses symptômes,
Qui jusqu'ici de vos plus heureux jours
Ont sans relâche empoisonné le cours;
Et que mon bras à jamais vous délivre
De ces frayeurs qui troublent votre sort.
Pensez-y bien : vous négligez de vivre
Par la terreur que vous donne la mort;
En attendant, le temps fuit et s'envole.
Déchirez-moi ce vilain protocole
Que vous tenez et de votre urinai,
<68>Et de ce pouls au galop inégal.
Tandis qu'encor Lachésis pour vous file,
Sans toujours craindre et sans toujours ouïr
Ce que vous dit un docteur imbécile,
De votre temps apprenez à jouir.

(Février 1768.)


78-a Éguilles, nom de la terre du marquis d'Argens, en Provence. Voyez t. XII, p. 98.