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A LA REINE DE SUÈDE.

Non, ma sœur, les grandeurs, les couronnes, les mitres,
L'amas accumulé des plus superbes titres,
Ces symboles pompeux de notre vanité,
Ne sauraient cimenter notre félicité.
Du plus vil des humains aux têtes couronnées,
Tout mortel est soumis aux lois des destinées,
A souffrir, à se plaindre, à déplorer ses maux :
Les dehors sont divers, les états sont égaux.
Qu'importe donc quel rang décore ma misère?
Le bonheur n'est point fait pour ce triste hémisphère;
Sous la pourpre ou la bure obligé de souffrir,91-a
Il est égal des deux qui sert à me couvrir.
A trouver ce bonheur on consume sa vie,
Peu d'humains ont joui de sa superficie;
L'un, pensant le trouver en de vastes palais,
Quitte, en le poursuivant, ses paisibles forêts,
Et ses troupeaux féconds, son champ, son toit de chaume;
Il arrive, et soudain disparaît le fantôme.
Les grands, remplis d'espoir, d'orgueil, d'ambition,
Adorent du bonheur l'aimable fiction,
Et, pour le posséder, le l'ardeur la plus vive
Ils poursuivent en vain cette ombre fugitive;
Au lieu de la saisir, ô perfides destins!
<80>Ils trouvent des soucis, des revers, des chagrins.
Tel est le sort commun de ces rois qu'on envie,
Par leur éclat trompeur la vue est éblouie :
En les voyant de près, on gémit en secret
De leur sort, que de loin l'ignorance admirait.
Vous, dont l'éclat naissant d'une beauté touchante
Fixa sur vous les yeux de la Suède inconstante,
Vous montâtes au trône où vous plaça leur choix;
Et quoique fille, sœur, femme et mère de rois,92-a
Le bonheur de chez vous s'échappa comme une ombre,
Sous vos pas les revers s'accumulaient sans nombre.
La Suède n'était plus l'État jadis fameux,
Vengeur des libertés des Germains belliqueux;
De son gouvernement la forme différente92-b
Énervait de ce corps la masse languissante.
Dès lors, n'éprouvant plus le pouvoir souverain,
L'anarchie opprimait l'état républicain;
Des grands, dégénérés de leur noblesse antique,
L'intérêt personnel bornait la politique;
Ils couvraient des beaux noms de lois, de liberté,
La honte de se vendre avec impunité.
Rien de plus rare alors, tant tout abus excède,
Qu'un citoyen zélé et fidèle à la Suède.
Vous voulûtes, ma sœur, dans ces cœurs dépravés
Ranimer des vertus les germes énervés;
Ce fut en vain; longtemps le vice qui les dompte
Effaça de leur front la pudeur et la honte;
Par le lâche ascendant de la corruption,
L'amour de leur pays n'était plus qu'un vain nom.
Dans les convulsions des discordes civiles,
Moments si dangereux, en désastres fertiles,
Au fort de la tempête, un flot impétueux
Pensa vous engloutir dans ses flancs orageux.
<81>Des esprits échauffés la fureur effrénée,
Par des conseils cruels aigrie, empoisonnée,
Confondait tous les droits, ce qu'on pouvait tenter,
Et les objets sacrés qu'on devait respecter.
Ils osèrent saper les fondements du trône;
Mais votre fermeté soutint votre couronne.
Depuis, votre prudence, éludant leurs assauts,
Sut apaiser leur haine et mater leurs complots.
Qu'il en coûte, ma sœur, pour acquérir la gloire!
Depuis ce temps encore une trame plus noire,
Attaquant vos appuis, voulut vous isoler;
Sans honte à ses projets osant tout immoler,
Elle alluma soudain le flambeau de la guerre,
De ses bras énervés nous lança son tonnerre,
Poursuivit votre sang établi dans le Nord,
Et contre un empereur dirigea son effort.
A peine à tant de traits étiez-vous échappée,
A peine voyait-on la diète occupée
A rétablir la paix, objet de tous les vœux,
Que des troubles nouveaux et non moins dangereux
Remplirent votre cœur des plus vives alarmes.
Que ce royaume, ô dieux! vous a coûté de larmes!
La Discorde, en soufflant l'ardeur des factions,
Sut ranimer le feu de leurs dissensions,
Et, tournant contre vous leur noire perfidie,
En vous calomniant, aliéna la Russie.
La cabale, depuis, marchant le front levé,
De l'ordre se jouant par l'État approuvé,
Épuisait tous les fonds par sa folle dépense,
Et se plaisait à voir renaître l'indigence.
Le Roi, trop rabaissé, se vit, hélas! réduit
A voir en spectateur son royaume détruit;
Il fallut qu'il cédât à l'effort de l'orage,
Qu'il s'unît au parti qui lui faisait outrage;
Et sans que ses clients en fussent compromis,
Il agit de concert avec ses ennemis.
Ces traîtres endurcis bientôt vous traversèrent,
<82>A rompre vos desseins leurs chefs se signalèrent;
C'était à Norrkoping,94-a au fort des démêlés.
L'indigne maréchal des états assemblés
Vous manqua, vous trahit et vous devint parjure.
Aucun tigre jamais n'a changé de nature,
Et jamais vos Suédois, républicains fougueux,
N'atteindront aux vertus dont brillaient leurs aïeux.
Il vous restait au moins un époux cher et tendre.
Qui savait partager vos maux et vous défendre;
L'impitoyable mort le frappa dans vos bras.
Voilà, ma sœur, voilà le sort des potentats,
Surtout des rois privés du pouvoir monarchique,
Tâchant de résister au torrent anarchique.
Des roseaux jusqu'au cèdre, et des rois aux manants,
Tout mortel est en proie aux chagrins dévorants;
Un pauvre laboureur dont périt la génisse
Sent sa perte aussi bien, souffre même supplice
Qu'un roi qui voit soudain avorter ses projets;
La douleur est égale, autres sont les objets.
Le pauvre a des parents ainsi que le monarque,
L'un et l'autre gémit des rigueurs de la Parque;
Un ami tendre, un père, une sœur, un seul fils,
Nous déchirent le cœur quand ils nous sont ravis,
Et nos fragiles corps, moulés sur un modèle,
Cèdent à la douleur quand elle est trop cruelle.
Ainsi tout est égal, soit grands, soit plébéiens,
La somme de nos maux l'emporte sur les biens.
Épicure, autrefois contredit dans la Grèce,
Mais dont on reconnut le grand sens, la sagesse,
Prescrivait pour maxime à tous ses auditeurs
D'éviter avec soin les piéges des grandeurs.
Fuyez, leur disait-il, les affaires publiques,
Et, laissant consumer ces sombres politiques,
Conservez dans vos cœurs la paix et le repos.
Atticus, qui l'en crut, au milieu des complots
Qu'enfantait chaque jour une guerre civile,
<83>Fut respecté de tous et se maintint tranquille,
Tandis que, dans le trouble, et Pompée et César
Abandonnaient l'empire et leur sort au hasard.
Quand l'âme est fortement et longtemps agitée,
Par un essor si vif hors d'elle transportée,
Sa gaîté disparaît, et laisse dans l'esprit
Un funeste levain qui le ronge et l'aigrit;
De ses noires vapeurs l'ambition l'enivre.
Ah! pour si peu de jours que nous avons à vivre,
Dans d'aussi vains projets faut-il se consumer?
Ce roi, ce souverain que l'on vient d'inhumer,
Voilà ses monuments qu'aussitôt on renverse :
Tout s'élève, s'accroît, enfin se bouleverse.
Alexandre conquit les plus vastes États;
Il meurt : tout aussitôt des courtisans ingrats
Partagent à leur gré les dépouilles du maître.
Ses enfants sont exclus; un capitaine, un traître
A ses souverains nés fait souffrir le trépas.
Ainsi ce conquérant a livré cent combats,
Pour qu'un Démétrius et pour qu'un Ptolémée
Jouît de ses travaux, hors de sa renommée.
Voilà, ma sœur, à quoi mènent ces grands desseins.
Les politiques sont pareils aux Quinze-Vingts,
Ils agissent sans voir, le destin les attrape;
Il fit que Romulus travailla pour le pape,
Que David éleva Sion pour Mahomet.
Enfin aucun de nous ne sait trop ce qu'il fait,
De projets en projets notre espoir nous engage;
Il est, vous le savez, des hochets pour tout âge.96-a
Rejetant de ces jeux la folle illusion,
Vous détournez vos pas du bruyant tourbillon
De ce gouvernement tant agité d'intrigues,
<84>Et loin de ses complots, à l'abri de ses brigues,
Vous jouirez enfin des charmes de la paix.
Ah! puissiez-vous, ma sœur, oublier pour jamais
Vos ennuis, vos chagrins, vos revers et vos pertes,
Par des prospérités à l'avenir couvertes!
A l'abri des malheurs, dans un tranquille cours,
Puissiez-vous voir couler le reste de vos jours
Au sein de l'amitié! C'est le bonheur suprême;
Ce sont les vœux, ma sœur, d'un frère qui vous aime,

(Janvier 1772.)


91-a Voyez t. X, p. 58, et t. XII, p. 215.

92-a Agrippine dit dans le

Britannicus

de Racine, acte I, scène 2 :

Moi, fille, femme, sœur et mère de vos maîtres.

92-b Le comte Arvid Horn fut le principal promoteur de la constitution de 1720, qui limitait la puissance royale. Voyez t. VI, p. 26.

94-a Le Roi veut parler de la diète convoquée à Norrköping en 1769.

96-a Voyez t. VI, p. 80. Frédéric écrit à d'Alembert, dans sa lettre du 24 mars 1765 : « Je vous dirai, comme Fontenelle, qu'il faut des hochets pour tout âge. » Il dit aussi dans une lettre à Voltaire, du 5 décembre 1775, et dans celle à d'Alembert, du 17 septembre 1772 : « Ce sont là les hochets de ma vieillesse. » Voyez encore ci-dessus, p. 11.