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AU SIEUR NOËL, MAITRE D'HOTEL.98-a

Je ne ris point; vraiment, monsieur Noël,
Vos grands talents vous rendront immortel.
Sans doute il est plus d'un moyen de l'être;
Qui dans son art surpasse ses égaux,
Qui s'aplanit des chemins tout nouveaux,
Est dans son genre un habile, un grand maître :
Des cuisiniers vous êtes le héros.
Vous possédez l'exacte connaissance
Des végétaux; et votre expérience,
Assimilant discrètement leurs sucs,
Sait les lier au genre de ses sauces,
Au doux parfum des jasmins et des roses,
Qui font le charme et des rois et des ducs.
Si quelque jour il vous prend fantaisie
D'imaginer un ragoût de momie,
En l'apprêtant de ce goût sûr et fin
Et des extraits produits par la chimie,
L'illusion, le prestige et la faim
Nous rendront tous peut-être anthropophages.
<86>Mais non, laissons ces repas aux sauvages,
Même épargnons la chair des animaux;
Prodiguez-nous plutôt les végétaux,
Ils sont plus sains, plus faits pour nos usages.
Que de filets par vous imaginés!
Que de pâtés par vos mains façonnés!
Que de hachis, de farces délectables,
Dont nos palais, souvent trop enchantés,
Sont mollement chatouillés et flattés!
Auteur fécond de ces mets admirables,
Que cent festins ne sauraient épuiser,
Vous inventez et savez composer
Ce que jamais aucun de vos semblables
Ne produisit pour s'immortaliser.
Aussi jamais, croyez-moi, la cuisine
Égyptienne, ou grecque, ou bien latine,
Ne put atteindre à la perfection
Où la porta votre esprit qui combine,
Et votre vive imagination.
Ce Lucullus, fameux gourmet de Rome,
Dans ses banquets au salon d'Apollon,
Festins fameux que Cicéron renomme,
Ne goûta rien d'aussi fin, d'aussi bon
Que cette bombe à la Sardanapale,
Ce mets des dieux qu'aucun ragoût n'égale,
Dont vous m'avez régalé ce midi.
Si l'on pouvait ranimer Épicure,
Si la vertu de quelque saint hardi
Pouvait encor le rendre à la nature,
Ah! que Noël en serait applaudi!
Il choisirait Noël pour son apôtre;
Il l'est déjà, car son travail vanté
A tout palais prêche la volupté.
A nous tenter plus séduisant qu'un autre,
Il est vainqueur de la frugalité,
Et surpassant le philosophe antique,
Noël réduit ses leçons en pratique;
<87>Ses mets exquis, amorçant les Prussiens,
Les ont changés en épicuriens.
Au temps passé, la volupté grossière,
Sans méditer sur des mets délicats,
Se contentait de surcharger les plats,
Pour assouvir sa dent carnassière;
On était loin de nos raffinements,
On ignorait nos assaisonnements,
On recherchait la viande la plus rare,
Ce qui coûtait le plus passait pour bon.
Pétrone ainsi peint le festin bizarre
Que lui donna certain Trimalcion.
On y servit avec profusion
Des animaux entiers de toute espèce;
D'un porc surtout le cadavre hideux,
Si révoltant, si choquant à nos yeux,
Fut étalé, rôti tout d'une pièce;
Dès que ses flancs furent tranchés en deux,
On en tira l'oiseau brillant du Phase,
Chapons, dindons, becfigues et perdrix.
Les conviés, tous ravis en extase,
A cet aspect jetèrent de grands cris;
Le cuisinier fut loué par bêtise,
Chacun mangea selon sa friandise,
On dévora le porc et ses débris.
Qui servirait à présent à ses hôtes
Un tel repas? Au lieu d'être loué
Des successeurs des Térences, des Plautes,
En plein théâtre on serait bafoué.
Les fins gourmets à table délicate
Ne souffrent point qu'un chétif gargotier
Grossièrement travaille à la sarmate;
On veut surtout qu'habile en son métier,
Par des ragoûts dont la saveur nous flatte
L'artiste ait l'art de nous rassasier.
Il faut encore, et j'allais l'oublier,
Que toute table, élégamment servie,
<88>Évite en tout l'air d'une boucherie;
Qu'un rôt coupé ne soit jamais sanglant,
Un tel objet d'horreur est révoltant.
Un cuisinier qui brigue la louange
Doit déguiser les cadavres qu'on mange;
En cent façons il peut les disséquer,
D'ingrédients il compose un mélange,
La farce enfin lui sert à tout masquer.
Voilà par où le fameux Noël brille.
Il imagine, et jamais il ne pille
De vieux menus d'autres maîtres d'hôtels;
C'est un Newton dans l'art de la marmite,
Un vrai César en fait de lèchefrite,
Et, surpassant nos héros actuels,
Il les vaut tous aux palais sensuels.
Mais si ces vers tombaient à l'improviste
Entre les mains d'un bourru janséniste,
Zélé dévot, et prompt à s'enflammer,
Je crois d'ici l'entendre déclamer
Contre ce monstre impie et sybarite
Qui prône trop la volupté maudite,
Et vous loger l'auteur, sans le nommer,
Au gouffre affreux que Lucifer habite.
Tout doux, tout doux, monsieur le cénobite,
Plus de bon sens, de grâce, moins d'humeur;
Entre nous deux c'est la raison, docteur,
Qui seule doit juger notre querelle.
A ses décrets ne soyez point rebelle;
Elle vous dit, si vous pouvez l'ouïr :
Prétends-tu donc laisser évanouir
Les dons du ciel qu'il verse en abondance?
S'il les donna, selon toute apparence,
Ce fut afin que l'on pût en jouir.
User de tout, c'est le conseil du sage;
Savoir jouir sans abuser de rien,
Souffrir le mal, s'il vient, avec courage,
Et bien goûter l'avantage du bien.
<89>Hâtez-vous donc, Noël, servez la table;
Je sens déjà le parfum délectable
De vos ragoûts; on vient me les offrir.
Allons goûter de vos métamorphoses,
Car puisqu'enfin, si l'on ne veut mourir,
Tout homme doit chaque jour se nourrir,
Ne nous donnez que d'excellentes choses.

(1772.)


98-a Tous les cuisiniers du Roi étaient sous la direction de deux maîtres d'hôtel, cuisiniers eux-mêmes. L'un, nommé Joyard (t. X, p. 114), était de Lyon; l'autre, Noël, de Périgueux. Ce dernier était encore en fonctions à la mort du Roi. Voyez l'ouvrage du chevalier de Zimmermann : Ueber Friedrich den Grossen und meine Unterredungen mit ihm kurz vor seinem Tode. Leipzig, 1788, p. 113.