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VERS POUR MADEMOISELLE SCHIDLEY,104-a QUI AVAIT ENVOYÉ AU ROI UNE CHARRUE ANGLAISE.

O miss! vous pensez donc à moi?
Cet instrument d'agriculture
Dont vos bontés m'ont fait l'envoi
Désigne trop à quel emploi
Vous allez mettre ma figure;
Tout autrement organisé,
Par vos mains métamorphosé,
Je m'en vais donc changer d'espèce.
Vous savez quelle fut Circé;
Vous lûtes dans votre jeunesse
De quel effroi parut glacé
Le sage, le prudent Ulysse,
Lorsque Circé, par artifice,
Transforma tous ses courtisans
En autant d'animaux broutants.
Dans votre généalogie
Circé, dit-on, tient le haut bout;
Et vous lui ressemblez en tout,
Autant en beauté qu'en magie.
<92>Mais pourquoi voulez-vous sur moi
Eprouver l'effet de vos charmes?
Vous savez que de bonne foi,
Vous voyant, je rendis les armes.
Désormais leur pouvoir fatal
Va charger ma tête chenue
Du joug pesant de la charrue,
Et me change en cet animal
Dont le pas lourd trace avec peine
Un léger sillon dans la plaine.
Certain Nabuchodonosor
Eut autrefois un pareil sort;105-a
Jupiter prit bien l'enveloppe
D'un jeune et ravissant taureau
Pour enlever la belle Europe.
Quand l'Amour leur ceint son bandeau,
On a vu les nymphes, les belles,
Vers les dieux faisant les cruelles,
S'adoucir pour les animaux.
Ces traits ne nous sont pas nouveaux :
Léda soupira pour un cygne;
L'or même fut l'amant indigne
Qui triompha de Danaé;
Vous savez de Pasiphaé
Le goût bizarre et le caprice;
Mais le sexe est plein de malice.
Si pour gagner votre faveur
Il faut passer par telle chose,
Je risque la métamorphose,
Afin de fléchir votre cœur.
Quelle qu'enfin soit la figure
Où vous voudrez me transformer,
Je la prendrai, je vous le jure,
Si vous promettez de m'aimer.

(1772.)


104-a Peut-être mylady Chudleigh, qui avait été à Berlin en 1765.

105-a Voyez t. X, p. 77.