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IV.(b) ÉPITRE AU MARQUIS D'ARGENS.182-a FRAGMENT.182-b

Ami, le sort en est jeté;
Las de plier dans l'infortune
Sous le joug de l'adversité,
J'accourcis le temps arrêté
Que la nature notre mère
A mes jours remplis de misère
A daigné prodiguer par libéralité.
D'un cœur assuré, d'un œil ferme,
Je m'approche de l'heureux terme
Qui va me garantir contre les coups du sort,
Sans timidité, sans effort .....
Adieu, grandeurs, adieu, chimères;
De vos bluettes passagères
Mes yeux ne sont plus éblouis.
Si votre faux éclat de ma naissante aurore
Fit trop imprudemment éclore
<161>Des désirs indiscrets, longtemps évanouis,
Au sein de la philosophie,
École de la vérité,
Zénon me détrompa de la frivolité
Qui produit les erreurs du songe de la vie .....
Adieu, divine volupté,
Adieu, plaisirs charmants qui flattez la mollesse,
Et dont la troupe enchanteresse
Par des liens de fleurs enchaîne la gaîté .....
Mais que fais-je, grand Dieu! courbé sous la tristesse,
Est-ce à moi de nommer les plaisirs, l'allégresse?
Et sous les griffes du vautour,
Voit-on la tendre tourterelle
Et la plaintive Philomèle
Chanter ou respirer l'amour?
Depuis longtemps pour moi l'astre de la lumière
N'éclaira que des jours signalés par mes maux;
Depuis longtemps Morphée, avare de pavots,
N'en daigne plus jeter sur ma triste paupière.
Je disais ce matin, les yeux couverts de pleurs :
Le jour qui dans peu va renaître
M'annonce de nouveaux malheurs;
Je disais à la nuit : Tu vas bientôt paraître
Pour éterniser mes douleurs .....
Vous, de la liberté héros que je révère,
O mânes de Caton! ô mânes de Brutus!
Votre illustre exemple m'éclaire
Parmi l'erreur et les abus;
C'est votre flambeau funéraire
Qui m'instruit du chemin, peu connu du vulgaire,
Que nous avaient tracé vos antiques vertus .....
J'écarte les romans et les pompeux fantômes
Qu'engendra de ses flancs la superstition,
Et pour approfondir la nature des hommes,
Pour connaître ce que nous sommes,
Je ne m'adresse point à la religion.
J'apprends de mon maître Épicure
<162>Que du temps la cruelle injure
Dissout les êtres composés;
Que ce souffle, cette étincelle,
Ce feu vivifiant des corps organisés,
N'est point de nature immortelle.
Il naît avec le corps, s'accroît dans les enfants,
Souffre de la douleur cruelle;
Il s'égare, il s'éclipse, et baisse avec les ans;
Sans doute il périra quand la nuit éternelle
Viendra nous arracher du nombre des vivants .....
Vaincu, persécuté, fugitif dans le monde,
Trahi par des amis pervers,
Je souffre en ma douleur profonde
Plus de maux dans cet univers
Que, dans la fiction de la Fable féconde,
N'en a jamais souffert Prométhée aux enfers.
Ainsi, pour terminer mes peines,
Comme ces malheureux, au fond de leurs cachots,
Las d'un destin cruel, et trompant leurs bourreaux,
D'un noble effort brisent leurs chaînes,
Sans m'embarrasser des moyens,
Je romps mes funestes liens,
Dont la subtile et fine trame
A ce corps rongé de chagrins
Trop longtemps attacha mon âme.
Tu vois dans ce cruel tableau
De mon trépas la juste cause.
Au moins ne pense pas du néant du caveau
Que j'aspire à l'apothéose .....
Mais lorsque le printemps paraissant de nouveau
De son sein abondant t'offre des fleurs écloses,
Chaque fois d'un bouquet de myrtes et de roses
Souviens-toi d'orner mon tombeau.


182-a Voyez t. XII, p. 56-63.

182-b Ce fragment est extrait de la Fie privée du roi de Prusse, ou Mémoires pour servir à la vie de M. de Voltaire, écrits par lui-même. A Amsterdam, chez les héritiers de M.-M. Rey, MDCCLXXXIV, in-12, p. 102-106.