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10. AU MÊME.

Ruppin, 12 mai 1738.



Mon cher Duhan,

Vos lettres me font toutes un plaisir sensible. Elles me donnent des nouvelles d'un ami que j'aime, et elles me réitèrent les assurances de sa tendresse et de sa constance. Je voudrais cependant beaucoup ne plus recevoir de ces lettres, et entendre proférer de la bouche de leur auteur tout ce que m'expriment leurs caractères muets.

Je m'aperçois très-souvent, mon cher Duhan, qu'il y a plus de huit années que je ne vous ai vu. Ce temps m'a paru bien long par rapport à votre absence, et bien court par rapport à sa rapidité. Vous aurez greffé un jeune arbrisseau, vous aurez émondé ses branches, et, après avoir pris le soin de sa culture, vous ne jouirez pas seulement de ses premiers fruits. Par bonheur, vous n'y perdez pas grand' chose; il n'y a que la seule amitié qui puisse en souffrir.

A ce que je vois, quelqu'un vous aura dit que j'étais un grand philosophe. Je voudrais bien l'être autant que vous me le croyez. Il est toujours bon de vous avertir de n'en pas trop croire le monde. Je me contente de dire avec Lucrèce :

Felix, qui potuit rerum cognoscere causas!a

Ce poëte philosophe, tout habile qu'il était, déplorait le peu de connaissances des humains, et voyait l'ignorance dans laquelle ils seraient toujours sur les premiers principes des choses. Lucrèce a jugé juste, et l'on a vu que, dans tous les siècles, celui qui a composé le roman le plus ingénieux sur les effets de la nature a passé pour le meilleur philosophe. Comment me serait-il permis de parler de moi, après avoir parlé de si grands hommes? Il ne me reste qu'à vous dire, sinon que je voudrais mériter ajuste titre le nom de philosophe.


a Ce vers, qui est de Virgile (Géorgiques, livre II, v. 490), mais qui se rapporte à Lucrèce, est également attribué par le Roi à Lucrèce lui-même, t. VIII, p. 41.