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I. CORRESPONDANCE DE FRÉDÉRIC AVEC LA MARQUISE DU CHATELET. (26 AOUT 1738 - 30 MAI 1744.)

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1. DE LA MARQUISE DU CHATELET.

Cirey, 26 août 1738.



Monseigneur,

Je viens de recevoir la galanterie charmante3-a de Votre Altesse Royale, et je m'en sers pour lui en marquer ma reconnaissance. Si vous aviez pu, monseigneur, m'envoyer votre génie, je pourrais me flatter de répondre aux vers dont vous avez accompagné ce joli présent, d'une façon digne de V. A. R.; mais je suis obligée de ne lui envoyer que de vile prose pour toutes les bontés dont elle m'honore. J'ai su par Thieriot que vous désiriez un ouvrage très-imparfait et très-indigne de vous être présenté, que MM. de l'Académie des sciences ont traité avec trop d'indulgence; je prendrai donc la liberté de l'envoyer à V. A. R. Mais le paquet est si gros et le mémoire si long, qu'il me faut un ordre positif de votre part. Je crains bien, quand vous me l'aurez donné, que V. A. R. ne s'en repente, et qu'elle ne perde la bonne opinion dont elle m'honore, et dont je fais assurément plus de cas que des prix de toutes les académies de l'Europe. J'espère que cette lecture engagera V. A. R. à m'éclairer de ses lumières. Je sais, monseigneur, que votre génie s'étend à tout, et je me flatte bien, pour l'honneur de la physique, qu'elle tient un petit coin dans votre immensité. L'étude de la nature est digne d'occuper un loisir que vous devrez un jour au bonheur des hommes, et que vous pouvez employer à présent à leur instruction.

M. de Voltaire est actuellement très-tourmenté de cette maladie dont M. de Keyserlingk a fait récit à V. A. R. : son plus grand chagrin, monseigneur, est de se voir privé par là du plaisir qu'il trouve à vous marquer lui-même son admiration et son <4>attachement. Les lettres dont vous l'honorez augmentent tous les jours l'un et l'autre.

V. A. R. a trouvé deux fautes dans la dernière Épître qu'il vous a envoyée, qui lui avaient échappé dans la chaleur de la composition, et dont je ne m'étais point aperçue en la lisant. Il les a corrigées sur-le-champ, tout malade qu'il est; ainsi, monseigneur, c'est vous qui nous instruisez même dans ce qui concerne une langue qui vous est étrangère, et qui nous est naturelle. Je me flatte que M. Jordan et M. de Keyserlingk seront aussi discrets que V. A. R., et que cette Épître, qui n'a point encore paru en France, ne courra point; c'est encore une obligation que nous aurons à V. A. R. Pour moi, monseigneur, qui vous admire depuis longtemps dans le silence, la plus grande que je puisse vous avoir, c'est de m'avoir procuré l'occasion de vous marquer moi-même les sentiments que les lettres dont vous honorez M. de Voltaire m'ont inspirés pour vous, et avec lesquels je suis, etc.

2. A LA MARQUISE DU CHATELET.

(Rheinsberg, octobre 1738.)



Madame,

Si j'ai pu vous obliger par l'encrier que j'ai pris la liberté de vous offrir, j'en ai été récompensé suffisamment par la lettre que vous me faites le plaisir de m'écrire. Je me trouve extrêmement flatté des sentiments avantageux que vous témoignez sur mon sujet, et je craindrais fort qu'une partie n'en disparût, si j'étais assez heureux pour vous voir. Il faut que le digne Voltaire vous ait connue, madame, lorsqu'il composa sa Henriade, et je jurerais presque que le caractère de la reine Élisabeth d'Angleterre est tracé d'après le vôtre. En effet, on ne trouve nulle part en Europe, ni dans le monde entier, de dame dont l'esprit solide ait pu produire des ouvrages sur des matières aussi profondes que celles que vous traitez en vous jouant. J'espère de les admirer <5>plus en détail, ces excellents ouvrages, lorsque je tiendrai de votre faveur les deux dissertations dont vous avez honoré l'Académie. Il ne me convient point de m'ériger en juge, mais il peut me convenir d'interroger. Je me tiendrai honoré de vos instructions; puissé-je en recevoir sur toutes sortes de sujets! Fontenelle dit que les hommes font des fautes, et que les grands hommes les avouent. M. de Voltaire ne dément ce caractère en quoi que ce soit. J'ai hasardé des doutes que j'avais sur quelques vers de ses Épîtres, et il les corrige. Il faut avoir autant de supériorité qu'il en a sur le reste des hommes pour avoir autant de condescendance. Vous connaissez son mérite, et j'ose m'adresser à vous, madame, pour l'assurer que je le compte au rang de mes vrais amis, c'est-à-dire que je me fie à sa sincérité.

Que vous êtes heureuse, madame, de posséder un homme unique comme Voltaire, avec tous les talents que vous tenez de la nature! Je me sentirais tenté d'être envieux, si je n'abhorrais l'envie; mais je sens bien que je ne pourrai m'empêcher d'être de vos admirateurs. Je sais que vous enchantez les personnes par vos grâces, et que vous les surprenez par la profondeur de vos connaissances. J'ai vu de vos vers charmants, je viens de recevoir de votre prose; mais malheureux qui ne vous entretient que par lettres, et qui ne vous connaît qu'à la distance d'une centaine de lieues! J'en dirais bien davantage, si je ne craignais de vous importuner et de vous ennuyer, ainsi que ces acteurs qui jasent comme des pies borgnes, et qui récitent des tirades de deux cents vers d'arrache-pied sur le théâtre; et je sens trop que ma lettre ne pourrait vous dédommager d'un quart d'heure de conversation avec Voltaire, dont la maladie me touche vivement. Je vous quitte, madame, pour lui écrire, vous assurant que je suis avec toute l'estime qui vous est due, et qu'on ne saurait vous refuser,

Votre très-affectionné ami et admirateur.

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3. A LA MÊME.

Remusberg, 9 novembre 1738.



Madame,

J'ai reçu presque en même temps la lettre que vous me faites le plaisir de m'écrire, et l'ouvrage instructif et laborieux que vous avez composé sur la nature du feu. Ce ne seront pas des ouvrages sortis de vos mains qui courront le risque de m'ennuyer; ils m'inspireront toujours l'admiration qu'ils méritent. Assurément, madame, sans vouloir vous flatter, je puis vous assurer que je n'aurais pas cru votre sexe, d'ailleurs avantageusement partagé du côté des grâces, capable d'aussi vastes connaissances, de recherches pénibles, de découvertes solides comme celles que renferme votre bel ouvrage. Les dames vous devront ce que la langue italienne devait au Tasse; cette langue, d'ailleurs molle et dépourvue de force, prenait un air mâle et de l'énergie lorsqu'elle était maniée par cet habile poëte. La beauté, qui fait pour l'ordinaire le plus grand mérite des dames, ne pourra être comptée qu'au nombre de vos moindres avantages. Quant à moi, j'ai lieu de me louer du sort, qui, me privant du bonheur d'admirer votre personne, me permet au moins de connaître toute l'étendue de votre esprit.

Mon ouvrage politique6-a ne mérite pas toutes les louanges qu'il vous plaît de lui donner. Il n'y a qu'à penser librement pour en faire tout autant; le secret n'est pas bien grand, et je crois, pour peu qu'une personne eût connaissance des affaires de l'Europe, qu'elle en ferait autant, et qu'elle le ferait mieux. Je me sens né avec à peu près les mêmes inclinations que les respectables habitants de Cirey, à cette différence près que ce fruit qui mûrit si bien chez vous ne réussit pas de même chez moi. Je voltige de la métaphysique à la physique, de la morale à la logique, à l'histoire, de la musique à la poésie. Je ne fais qu'effleurer tout, sans réussir en rien. Votre exemple, madame, me servira toujours d'aiguillon pour me faire courir après cette gloire que vous <7>avez acquise à si juste titre. Le plus grand plaisir que puisse goûter un être qui pense est, selon moi, celui de faire du bien, et, après, celui d'acquérir des connaissances; et les obstacles qu il nous faut vaincre pour acquérir ces connaissances font encore un plaisir nouveau. Vous connaissez trop ce plaisir pour que je vous en parle davantage; mais peut-être ne connaissez-vous point celui qu'on prend à vous écrire. Il est cause que les lettres s'allongent quelquefois plus qu'il ne faudrait. Je ne crois pas devoir vous en faire des excuses; je dois seulement vous prier de me croire avec tous les sentiments qu'inspire un mérite d'un caractère aussi distingué que le vôtre, etc.

4. DE LA MARQUISE DU CHATELET.

Cirey, 29 décembre 1738.



Monseigneur,

Les louanges dont Votre Altesse Royale a daigné honorer l'Essai sur le feu, que j'ai eu l'honneur de lui envoyer, sont un prix bien au-dessus de mes espérances. J'ose même espérer, monseigneur, qu'elles sont une preuve de vos bontés pour moi, et alors elles me flattent bien davantage.

Les critiques que V. A. R. a bien voulu faire sur mon ouvrage, dans sa lettre à M. de Voltaire, me font voir que j'avais grande raison quand j'espérais que la physique entrerait dans votre immensité.

J'aurais assurément eu grand tort, si j'avais assuré que l'embrasement des forêts était ce qui avait fait connaître le feu aux hommes; mais il me semble que l'attrition étant un des plus puissants moyens pour exciter la puissance du feu, et peut-être le seul, un vent violent pourrait faire embraser les branches des arbres qu'il agiterait. Il est vrai qu'il faudrait un vent très-violent, mais, avec un vent donné, cela me paraît très-possible, quoique j'avoue que cela n'est que dans le rang des possibles.

<8>A l'égard des étangs qui gèlent pendant l'été dans la Suisse, j'ai rapporté ce fait d'après M. de Musschenbroek, qui en fait mention dans ses Commentaires sur les Tentamina florentina.8-a Il y a en Franche-Comté un exemple de ce phénomène, dans ces grottes fameuses par leurs congélations; car un ruisseau qui traverse les grottes coule l'hiver, et gèle l'été. Je crois avoir rapporté ce fait au même article de la congélation; or ce qui arrive sous la terre peut arriver à la surface par les mêmes causes, qui sont vraisemblablement les sels et les nitres qui se mêlent à l'eau.

J'ai été charmée, monseigneur, d'apprendre que V. A. R. se faisait une bibliothèque de physique; je me flatte que vous me ferez part de vos lumières. Je m'estimerai bien heureuse, si mon goût pour cette science me procure quelquefois des occasions d'assurer V. A. R. de mon respectueux attachement. Je ne veux pas laisser échapper celle de la nouvelle année; j'espère que vous me permettrez, monseigneur, de vous admirer toutes celles de ma vie, et de vous exprimer quelquefois les sentiments pleins de respect avec lesquels je suis, etc.

P. S. Je crois que V. A. R. a bien ri de la fatuité de Thieriot, qui s'est laissé persuader que le changement que M. de Voltaire a fait à sa première Épître le regardait, et qui a eu la simplicité de l'écrire à V. A. R.; mais je me flatte que V. A. R. ne l'a pas cru. Je la supplie cependant que cette plaisanterie reste entre elle et moi, et, si elle veut m'y répondre, je la prie que ce soit par une lettre particulière, par la voie de M. de Plötz,9-a ou par quelque autre qui ne soit pas la voie ordinaire de Thieriot. Si vous me le permettez, je vous en dirai quelque jour davantage sur cet article. M. de Keyserlingk a dû dire à V. A. R. de quelle façon je lui en ai parlé; je me flatte que vous me pardonnerez cette liberté. Je compte donner à V. A. R. une marque de mon <9>respect et de mon attachement en lui faisant cette petite confidence, et je la supplie de n'en rien témoigner à M. de Voltaire ni à Thieriot, jusqu'à ce que je lui en aie dit davantage.

5. DE LA MÊME.

Cirey, 12 janvier 1739.



Monseigneur,

Quand j'eus l'honneur de parler à Votre Altesse Royale, dans ma dernière lettre, du sieur Thieriot, et que je lui demandai la permission de lui en dire davantage, je ne croyais pas être obligée d'anticiper cette permission, et j'étais bien loin de croire que j'eusse à l'instruire aujourd'hui de choses bien plus importantes que celles dont je lui parlais dans cette lettre.

Les bontés singulières dont V. A. R. honore M. de Voltaire, et l'amitié de plus sacré de tous les nœuds) qui m'unit à lui, ne me permettent pas de différer à vous instruire de plusieurs faits dont V. A. R. sait peut-être déjà une partie.

Je sais par le sieur Thieriot lui-même, et je ne l'ai pas appris sans étonnement, qu'il envoie à V. A. R. toutes les brochures que les insectes du Parnasse et de la littérature font contre M. de Voltaire. Il m'assura que V. A. R. le lui ordonnait. « Je ne sais, lui dis-je, si M. le prince royal vous l'ordonne; mais ce que je sais bien, c'est que, si vous lui aviez appris les obligations que vous avez à M. de Voltaire, qu'il ignore, et que, en envoyant à S. A. R. toutes ces indignités, vous y eussiez mis le correctif que la reconnaissance exige de vous, le prince, loin de vous en savoir mauvais gré, eût conçu pour votre caractère une estime que votre conduite présente est bien loin de mériter. »

Malgré cette remontrance, il a continué à envoyer à V. A. R. tous les libelles qu'il peut ramasser contre M. de Voltaire. Mais comme j'ai vu, par les lettres <10>de V. A. R. à M. de Voltaire, que toutes ces infamies, détestées du public, proscrites par les magistrats, et souvent ignorées à Paris, loin de diminuer les bontés de V. A. R. pour M. de Voltaire, les augmentaient encore, j'ai laissé faire le sieur Thieriot, d'autant plus que M. de Voltaire n'en a jamais laissé échapper la moindre plainte.

On me mande que Thieriot a envoyé en dernier lieu à V. A. R. un nouveau libelle de l'abbé Desfontaines, intitulé la Voltairomanie. Comme il y est question du sieur Thieriot, je crois qu'il est bon de faire connaître à V. A. R. quel est l'homme au nom duquel on ose donner dans ce libelle un démenti à M. de Voltaire, et qui ose l'envoyer à V. A. R.

Quand le sieur Thieriot ne devrait à M. de Voltaire que ce que les devoirs les plus simples de la société exigent, la façon dont on parle de lui par rapport à M. de Voltaire dans cet infâme libelle devrait le révolter, et il ne devrait pas laisser subsister un moment le doute qu'il eût démenti ses lettres et ses discours pour un scélérat généralement méprisé, tel que l'abbé Desfontaines.

Mais que V. A. R. pensera-t-elle quand elle saura que le même Thieriot, qui veut aujourd'hui affecter la neutralité entre M. de Voltaire et son ennemi, n'est connu dans le monde que par les bienfaits de M. de Voltaire : qu'il n'est jamais entré dans une bonne maison que comme son portefeuille, comme un homme qui le répétait quelquefois; que M. de Voltaire, dont la générosité est bien au-dessus de ses talents, l'a nourri et logé pendant plus de dix ans; qu'il lui a fait présent des Lettres philosophiques, qui ont valu à Thieriot, de son aveu même, plus de deux cents guinées, et qui ont pensé perdre M. de Voltaire; et qu'il lui a enfin pardonné des infidélités, ce qui est plus que des bienfaits? Que penserez-vous, monseigneur, d'un homme qui, ayant de telles obligations à M. de Voltaire, loin de prendre aujourd'hui la défense de son bienfaiteur et de celui qui voulait bien le traiter comme son ami, affecte de ne plus se souvenir des choses qu'il a écrites plusieurs fois, et dont M. de Voltaire a les lettres, et qu'il a répétées encore devant moi, ici, cet automne, et craint de se compromettre, comme si un Thieriot pouvait jamais être compromis, et comme s'il y avait une façon plus ignominieuse de l'être que d'être accusé de manquer à tant de devoirs et à tant de liens, et de les trahir tous pour un Desfontaines?

Je me flatte que V. A. R. pardonnera la façon vive dont je <11>lui écris, en faveur du sentiment qui allume ma juste indignation. M. de Voltaire respecte ses bienfaits et son amitié, et je suis bien sûre qu'il n'eût jamais instruit V. A. R. des faits que cette lettre contient; mais plus il est incapable de faire connaître Thieriot à V. A. R., plus je crois remplir un devoir indispensable de l'amitié que j'ai pour lui et du respect que j'ai pour V. A. R., en l'instruisant de l'ingratitude du sieur Thieriot.

Je ne sais s'il est possible de le corriger; mais ce dont je suis sûre, c'est que le désir de plaire à V. A. R. et de mériter les bontés d'un prince aussi vertueux peut seul l'engager à l'être.

Vous savez, monseigneur, que les personnes publiques dépendent des circonstances; ainsi, quelque singulier qu'il soit que la conduite de Thieriot puisse porter quelque coup, cependant il serait désirable pour M. de Voltaire qu'il rendît publiquement dans cette occasion ce qu'il doit à la vérité et à la reconnaissance, et je suis persuadée qu'un mot de V. A. R. suffira pour le faire rentrer dans son devoir.

Je supplie encore V. A. R. d'être persuadée que jamais Thieriot ne serait venu à Cirey, si le titre d'un de vos serviteurs ne lui en eût ouvert l'entrée. M. de Voltaire, qui l'a comblé de tant de bienfaits, et qui respecte encore une connaissance de vingt années, le connaît cependant trop bien pour lui avoir jamais montré une seule ligne des lettres dont V. A. R. l'honore, ni de celles qu'il a l'honneur de vous écrire.

Quelque méprisable que soit l'auteur de l'infâme libelle dont j'ai parlé à V. A. R. dans cette lettre, il est, je crois, du devoir d'un honnête homme de repousser publiquement des calomnies publiques. M. du Châtelet, moi, tous les parents et tous les amis de M. de Voltaire lui ont donc conseillé de publier le mémoire que j'envoie à V. A. R. Il n'est pas encore imprimé, mais le respect de M. de Voltaire pour V. A. R. lui fait croire qu'il ne peut trop tôt lui envoyer la justification d'un homme qu'elle honore de tant de bontés.

Je supplie V. A. R. de ne point faire passer par M. Thieriot la réponse dont elle m'honorera : elle peut l'adresser en droiture à Vally en Champagne. Nous avons eu l'honneur, M. de Voltaire et moi, d'écrire à V. A. R. par M. Plötz.

<12>Malgré la longueur de cette lettre, je ne puis la finir sans marquer à V. A. R. combien je suis flattée de penser que les affaires de ma maison qui m'appellent ce printemps en Flandre me rapprocheront des États du Roi votre père, et pourront peut-être me procurer le bonheur d'assurer moi-même V. A. R. des sentiments de respect et d'admiration avec lesquels je suis, etc.

6. A LA MARQUISE DU CHATELET.

Berlin, 23 janvier 1739.



Madame,

Je serais inexcusable d'avoir critiqué quelques endroits de votre excellent ouvrage sur le feu, si ce n'était vous qui aviez désiré de savoir mes sentiments. Novice en physique, il y aurait eu beaucoup d'amour-propre et de présomption à toucher aux ouvrages des maîtres de l'art. Je suis si persuadé qu'il n'y a que la modestie et la docilité qui puissent en quelque manière excuser l'ignorance, que je n'abandonnerai jamais ce retranchement, à moins que des raisons aussi fortes que vos volontés ne m'en fassent sortir. C'est cette même volonté qui m'oblige de vous dire, avec la franchise que votre mérite exige de moi, que j'ai quelque peine à me persuader qu'un vent donné puisse jamais causer un embrasement dans les forêts. Je suis en un pays, madame, où, pour mon malheur, je suis plus à portée de faire de ces sortes d'expériences. En automne et au commencement du printemps, nous avons des vents qui font assurément honneur à l'impétuosité de Borée, et il arrive fréquemment qu'ils déracinent des chênes qui paraissaient cramponnés pour jamais en terre, tant leurs racines étaient solides et profondes. Les pays plus voisins du nord ont des vents plus forts encore; mais il me semble qu'ils ne sauraient causer d'embrasement, à cause que l'écorce des arbres et la mousse qui y est attachée ne s'y prêteraient pas facilement.

Le désir de m'instruire ou la curiosité m'a fait interroger des <13>personnes qui ont beaucoup voyagé en Suisse, et des Suisses même; mais toutes celles à qui j'ai parlé du phénomène rapporté par M. Musschenbroek se sont inscrites en faux contre ce fait. Peut-être qu'elles ne l'ont pas examiné avec des yeux philosophiques, ou que, peu attachées aux progrès des découvertes physiques, elles n'y ont point fait attention. Il me semble toutefois que, dans un ouvrage où, suivant le grand principe de Newton, tout doit se fonder sur des expériences certaines, il ne faudrait (je dis : ce me semble) point mêler les conjectures aux belles et curieuses expériences qu'on rapporte. Voilà le comble de l'impertinence, je décide de ce qu'à peine je commence à comprendre. Je vous en fais mille excuses; je vous prie de vous ressouvenir de mon âge, et que vous avez excité mon indiscrétion.

Oserais-je après cela vous exposer encore un doute sur lequel j'attends la décision de vos oracles? Vous expliquez, madame, la congélation de ces ruisseaux qui coulent dans les grottes de la Franche-Comté. Mais, s'il m'est permis de vous dire mon sentiment, il s'ensuivrait, la chaleur du soleil attirant beaucoup de parties nitreuses de la terre, et cette chaleur étant plus forte en été qu'en hiver, que les fleuves devraient geler en été et couler en hiver. L'expérience nous prouve cependant le contraire; ainsi je serais porté à croire que la congélation de ces ruisseaux a une raison particulière, qui pourrait peut-être se trouver dans les parties nitreuses mêlées au lit de ces ruisseaux, et en ce que ces exhalaisons, ne pouvant sortir de ces grottes de jour, retombent et se mêlent, la nuit, avec ces petits ruisseaux, et produisent ce phénomène si extraordinaire.

J'espère, madame, que vous voudrez bien me dessiller les yeux sur ces matières, afin que j'admire encore et les merveilles de la nature, et la vaste étendue de votre génie incomparable. Dès que je serai de retour à Remusberg, ce qui pourra être dans huit jours, j'entrerai dans la carrière de la physique, à laquelle vous faites tant d'honneur. Je suis ravi de ce que vous voulez bien que je m'adresse à vous pour avoir des éclaircissements, et je pourrai me glorifier qu'une belle et jeune dame aura été mon guide dans le pays de la nature. D'autres se dégoûtent des sciences par la pédanterie de ceux qui les enseignent; je m'y livrerai <14>comme à une passion. Émilie, les Grâces, et, que sait-on? l'Amour même, seront mes maîtres.

Il n'y a qu'à connaître M. de Voltaire et Thieriot pour juger lequel des deux doit être au-dessus de la critique de l'autre. J'ai d'abord soupçonné quelque serpent caché sous les fleurs, lorsque Thieriot m'a annoncé d'un ton triomphant qu'il avait fait changer les Épîtres de notre digne ami. En un mot, Thieriot est très-propre à vous servir et à vous amuser. Son fonds d'amour-propre est le principe des soins qu'il se donne pour vos commissions et vos divertissements. Il m'écrit quelquefois des lettres où il paraît brouillé à jamais avec le bon sens; il n'a jamais le rhume que je n'en sois informé par un galimatias de quatre pages. Mais il se surpasse surtout dans le jugement et la critique qu'il fait des ouvrages d'esprit, et il escalade le superlatif lorsqu'il refond en son style les pensées de M. de Voltaire ou de quelque homme d'esprit. Pour moi, qui connais assez la façon originale de penser de notre incomparable poëte, je reconnais dans ces mauvaises copies les traits inimitables de l'original. Indépendamment de ces défauts, Thieriot est un bon garçon. Son exactitude et le désir qu'il a d'être utile le rendent estimable. Je n'abuserai point, madame, de la confidence que vous m'avez faite; je serais très-fâché de déranger vos petits divertissements. Je suis dans le cas de ne pouvoir rien vous souhaiter que vous ne possédiez déjà; avec votre génie et la compagnie de M. de Voltaire, je ne dois désirer que la continuation de votre bonheur. Je ne puis cependant m'oublier tout à fait moi-même; si les vœux des humains peuvent avoir quelque efficace, les miens seront sûrement exaucés, ceux que je fais dans l'espérance d'admirer un jour de mes yeux les merveilles que la nature opère par votre personne. Je brûle d'envie de vous assurer des sentiments avec lesquels je serai toute ma vie, etc.

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7. DE LA MARQUISE DU CHATELET.

Cirey, 16 février 1789.



Monseigneur,

Je reçois dans le moment la lettre dont Votre Altesse Royale m'a honorée. Je ne puis vous exprimer, monseigneur, la joie que j'ai de ce que V. A. R. est résolue à donner quelques moments de son loisir à la physique. L'étude de la nature est une occupation digne de votre génie, et je suis persuadée que cette carrière nouvelle vous fournira de nouveaux plaisirs. Pour moi, je suis bien sûre qu'il m'en reviendra des instructions. Si je ne craignais pas de vous importuner, je prierais V. A. R. de m'instruire du chemin qu'elle compte suivre dans cette étude. Je me flatte bien que la philosophie newtonienne sera celle que vous étudierez; Newton et son commentateur méritent cet honneur également.

Il n'y a pas moyen de soutenir davantage l'embrasement des forêts par le vent, puisque V. A. R. persiste à le croire impossible, et que M. de Voltaire est contre moi. Je trouve que ce qu'il mande sur cela à V. A. R. vaut mieux que tout mon ouvrage. Je suis plus hardie sur ce qui concerne le fleuve qui gèle, l'été, en Suisse; car je n'ai assuré sur cela autre chose, sinon que Scheuchzerus rapporte que, dans l'évêché de Bâle, il y a un fleuve qui gèle l'été et coule l'hiver. Il y a des montagnes couvertes de glaces dans le Pérou, entre le 23e et le 24e degré de latitude, qui ne fondent jamais, et M. de Tournefort, dans son voyage du Levant, rapporte qu'à Trébizonde il gelait toutes les nuits, au mois de juillet, jusqu'au lever du soleil. Cependant les régions sont plus méridionales que les nôtres, et le soleil est par conséquent beaucoup plus longtemps sur l'horizon; et M. de Tournefort, qui a examiné la terre des climats, l'a trouvée très-chargée de sels et de nitre. Ce que V. A. R. dit sur les grottes de Besançon est très-vraisemblable; mais ces deux causes, les parties nitreuses que la chaleur du soleil fond et fait couler dans les grottes, et la terre qui en forme le lit, qui abonde vraisemblablement aussi en nitre et en sels, contribuent à ce phénomène. Mais il me semble qu'il ne s'ensuit pas que les fleuves dussent <16>geler en été, car il est rare que, dans nos climats, la chaleur du soleil soit assez forte pour élever une assez grande quantité de particules nitreuses pour causer, la nuit, en retombant, la congélation des eaux courantes. C'est là une des raisons pour lesquelles ce phénomène est plus commun dans les pays chauds; mais il est nécessaire, de plus, pour l'opérer, que la terre abonde en nitre et en sels.

Avant de quitter la physique, oserais-je demander à V. A. R. si Thieriot lui envoya, il y a environ trois mois, un petit extrait du livre de M. de Voltaire, inséré dans le Journal des savants de septembre 1738?17-a Je n'avais pas osé le présenter moi-même à V. A. R.; mais j'avoue que je serais bien curieuse de savoir si elle en a été contente.

Puisque V. A. R. est informée de l'horrible libelle de l'abbé Desfontaines, elle ne sera pas fâchée sans doute d'apprendre la suite de cette affaire, à laquelle vos bontés pour M. de Voltaire font que V. A. R. s'intéresse. Tous les gens de lettres maltraités dans ce libelle ont signé des requêtes qui ont été présentées aux magistrats, et il y a lieu d'espérer qu'ils feront une justice que le lieutenant criminel aurait faite à leur place. Ainsi la cause de M. de Voltaire devient la cause commune, et c'est en effet celle de tous les honnêtes gens.

On m'avait trompée en me mandant que Thieriot avait envoyé le libelle à V. A. R., et je voudrais bien que tous ses torts dans cette affaire ne fussent pas plus réels; mais il s'est très-mal conduit, et je ne l'attends au point où les sentiments de reconnaissance qu'il doit à M. de Voltaire auraient dû toujours le tenir que quand V. A. R. le lui aura ordonné. Il a eu l'imprudence de me mander qu'il avait envoyé à V. A. R. une lettre qu'il m'a écrite, et dont j'ai été très-offensée. Je ne sais trop sous quel prétexte il a cru pouvoir m'écrire une lettre ostensible, et comment il a osé envoyer cette lettre à V. A. R., qui devait lui paraître une énigme, si elle ne connaissait point la Voltairomanie. Ce qui est bien certain, c'est que Thieriot ne devait jamais, sans ma participation, montrer cette lettre à personne; or, non seulement il <17>l'a presque rendue publique sans ma permission, mais il l'a envoyée à V. A. R. Je ne me soucie point du tout que le public soit informé que Thieriot m'écrit, et il ne lui convenait en aucune façon d'oser me compromettre. C'est ainsi qu'il a réparé les torts qu'il avait avec M. de Voltaire. Je ne m'attendais pas à être obligée d'écrire un factum sur Thieriot à V. A. R.; mais l'imprudence de ses démarches m'y a forcée. Il faut encore que vous me permettiez, monseigneur, de vous envoyer la copie de la lettre que madame la présidente de Bernières a écrite à M. de Voltaire sur cette malheureuse affaire; elle fera voir à V. A. R. à quel point les hommes peuvent porter la méchanceté et l'ingratitude, et combien Thieriot est coupable de n'en avoir pas usé avec M. de Voltaire comme a fait madame de Bernières, qui cependant lui doit bien moins.

Je suis désespérée de penser que je vais ce printemps dans un pays où V. A. R. était l'année passée; cependant je me console par l'idée que ce voyage me rapproche de V. A. R. et des pays qui sont sous la domination du Roi votre père. Les terres que M. du Châtelet va retirer sont enclavées dans le comté de Loo, et ne sont pas loin du pays de Clèves. On dit que c'est un pays charmant et digne de faire la résidence d'un grand roi; cette idée m'empêchera de vendre ces terres, qui d'ailleurs sont, à ce qu'on m'assure, très-belles. Je vais aussi solliciter des procès à Bruxelles, et je me flatte que V. A. R. voudra bien alors m'accorder quelques recommandations. Tout cela fera un peu de tort à la physique; mais l'envie de me rendre digne du commerce de V. A. R. me fera sûrement trouver des moments pour l'étude.

Je demande à V. A. R. la permission de mettre une lettre pour M. de Keyserlingk dans son paquet, ne sachant où le prendre. J'espère, monseigneur, que vous voudrez bien aussi me permettre d'envoyer sous votre couvert deux exemplaires de mon ouvrage sur le feu, dont l'Académie vient de faire achever l'impression, l'un pour M. Jordan, et l'autre pour M. de Keyserlingk. Il faut enfin que je demande pour dernière grâce à V. A. R. de me pardonner la longueur de cette lettre en faveur des sentiments de <18>respect et d'admiration qui me l'ont dictée, et avec lesquels je suis, etc.

P. S. Rousseau est retourné faire de mauvaises odes à Bruxelles. Je prie V. A. R. de m'écrire toujours par M. Plötz.

8. A LA MARQUISE DU CHATELET.

Berlin, 27 janvier 1739.



Madame,

Je suis extrêmement fâché, tant pour l'amour de votre repos que pour celui du digne Voltaire, de ce que Desfontaines et Rousseau ne se lassent jamais de blasphémer contre l'Apollon de la France. J'ai fait écrire à Thieriot que je voulais avoir ce libelle, quelque affreux qu'il pût être; mais il ne me l'a pas envoyé encore. Lorsqu'on s'intéresse autant à quelqu'un que je le fais à M. de Voltaire, tout ce qui peut le regarder, d'une manière relative ou directe, devient intéressant; et quelque répugnance que j'aie à lire ces écrits qui sont l'opprobre de l'humanité et la honte des lettres, je me suis néanmoins imposé cette pénitence, afin d'être instruit des faits qui attirent ordinairement des suites après eux, et qui tiennent à une infinité de particularités et d'anecdotes. Thieriot m'a envoyé la copie de la lettre qu'il vous a adressée. Autant que j'en puis juger, Thieriot n'est point malicieux; mais, s'il biaise, ce n'est que par faiblesse et par timidité. Vous verrez, par la copie de ce que je lui ai fait écrire, que je lui ai fait sentir quels sont les devoirs d'un honnête homme, et que la probité et la reconnaissance sont des vertus si indispensables, que, sans elles, les hommes seraient pires que les monstres les plus affreux. Thieriot s'amendera, madame; il ne fallait que lui montrer ses devoirs et lui inspirer des sentiments. Vous n'avez à Cirey devant vos yeux que des vertus héroïques. Mais souvenez-vous que tout le monde n'est pas héros, et que le pauvre Thieriot ne peut être <19>compté qu'au nombre de ces faibles mortels dont la vertu n'est que comme un thermomètre qui a besoin d'être échauffé par l'exemple d'une vertu supérieure pour se monter sur le même ton.

J'ai lu le mémoire du digne Voltaire, et j'ai déploré le temps précieux qu'il a employé à le composer. Si la réputation du chantre de la Henriade, de l'auteur de l'Histoire de Charles XII, du traducteur de Newton, n'était que d'un jour, il ferait assurément bien de se justifier et de se laver du venin de la calomnie aux yeux du public, comme le ferait un homme inconnu auquel ce public aurait pu faire injustice. Mais il me semble que M. de Voltaire est bien loin d'être dans ce cas; il est connu généralement, l'univers entier a ses ouvrages entre les mains. La raison du bannissement de Rousseau, le procédé indigne et infâme de ce poëte, l'affaire de l'abbé Desfontaines, le service que Voltaire lui a rendu, tout cela sont, madame, des faits qui ne sont ignorés de personne. Un lecteur sensé se rappelle le caractère de Rousseau et l'ingratitude de Desfontaines en lisant leurs écrits, et il se révolte lorsqu'il voit les nouveaux libelles dont on ne cesse de poursuivre Voltaire. Il me semble, madame, qu'il aurait suffi de laisser penser le lecteur et de ne lui point répéter ce dont il est déjà instruit. D'ailleurs, M. de Voltaire se compromet en quelque manière lorsqu'il honore Rousseau et Desfontaines d'une réponse à leurs infâmes écrits; je crois qu'il aurait suffi de se plaindre au chancelier des auteurs indignes de ce libelle injurieux, et que la punition de ces infâmes aurait été plus honorable à M. de Voltaire que les horreurs de leur vie, dont il fait le portrait. Non, ce n'était point sur ces indignes originaux que devait s'exercer son pinceau; il est trop noble pour être avili de la sorte; ce sera moi qui revendiquerai le temps et les pensées que M. de Voltaire y a perdus. Se défendre contre des accusations est le pas le plus glissant pour l'amour-propre; il n'est guère possible de se justifier sans se louer soi-même, et rien n'est plus odieux que l'encens qu'un auteur brûle sur ses propres autels. Celui qui se justifie contre les traits que la calomnie a lancés sur son honneur est dans la triste nécessité de se louer soi-même; ainsi il me semble que ces apologies conviendraient mieux dans la bouche d'un ami; elles feraient plus d'honneur à la modération de la personne <20>offensée, et elles en auraient d'autant plus de poids. Je m'offre très-volontiers à être l'apologiste de l'inimitable Voltaire toutes fois et quantes qu'il en aura besoin; ce sera Trajan qui fera le panégyrique de Pline.

Vous me flattez, madame, de vous approcher ce printemps de nos frontières, et j'ai le chagrin de vous apprendre que je prends un chemin tout opposé cette année; je compte de suivre le Roi en Prusse, et ce ne sera que dans deux ans que je reverrai le pays de Clèves. Je suis bien malheureux de ce que le destin me paraît si contraire. Si je n'ai pas la satisfaction de vous voir, j'aurai du moins le plaisir de recevoir plus souvent de vos lettres. Je vous prie de me croire avec une estime infinie, etc.

9. DE LA MARQUISE DU CHATELET.

Cirey, 27 février 1789.



Monseigneur,

La lettre dont Votre Altesse Royale m'a honorée a versé du baume sur les blessures que les ennemis de M. de Voltaire et du genre humain ne cessent de lui faire. Il a suivi le conseil que V. A. R. daigne lui donner; il n'a point fait paraître son mémoire, il s'est plaint à M. le chancelier. L'affaire est renvoyée à M. Hérault, lieutenant-général de police, et j'espère que M. Hérault, qui a déjà condamné l'abbé Desfontaines en 1736 pour un libelle contre plusieurs membres de l'Académie française, vengera M. de Voltaire et le public. Tout ce que je désire, c'est que M. de Voltaire ne soit point obligé à quitter Cirey et ses études pour aller poursuivre sa vengeance à Paris, et je me flatte que le ministère public s'en chargera. L'intérêt que V. A. R. veut bien y prendre me persuade qu'elle sera bien aise de savoir à quoi en est une affaire qui est venue troubler si cruellement le repos d'un homme que V. A. R. honore de tant de bontés.

A l'égard de Thieriot, il est inexcusable d'avoir osé rendre <21>publique une lettre qu'il lui a plu de m'écrire, que je ne lui demandais pas, et qu'il a montrée non seulement sans ma permission, mais même contre mes ordres. Je ne cache point à V. A. R. combien j'en ai été offensée, et je ne crois pas qu'il s'avise davantage de compromettre ainsi mon nom. Je ne doute point que la lettre que V. A. R. lui a fait écrire ne le fasse rentrer dans son devoir, et j'ose assurer qu'il en avait besoin. Il est vrai que c'est une âme de boue; mais quand la faiblesse et l'amour-propre font faire les mêmes fautes que la méchanceté, ils sont aussi condamnables. Je crois, monseigneur, que vous faites bien de la grâce à sa vertu de la comparer à quelque chose; mais j'avoue que, sans application, votre comparaison du thermomètre m'a paru charmante. Elle est très-juste pour la plupart des hommes; elle a, de plus, un petit air de physicien qui me plaît infiniment. Mais, monseigneur, j'aurais bien quelques reproches à faire à V. A. R. sur la dernière lettre quelle a écrite à M. de Voltaire; j'avais cru que la physique serait dans mon département, mais je sens bien que ce Voltaire est ce que les Italiens appellent cattivo vicino.

L'expérience de la montre sous le récipient est très-ingénieuse; elle a été faite à Londres par M. Derham, et V. A. R. peut en voir le détail et le succès dans les Transactions philosophiques, no 294.23-a La privation de l'air ne causa aucune altération au mouvement de cette montre, ce qui est une belle preuve contre l'explication que les cartésiens donnaient du ressort; car, si la matière subtile en était la cause, l'air, qui est une matière très-subtile, devrait y contribuer. Il y a d'ailleurs d'autres raisonnements qui prouvent, premièrement, que cette matière subtile n'existe pas, et, secondement, que, quand elle existerait, elle ne pourrait causer le ressort. Mais, monseigneur, on est bien embarrassé pour savoir ce que c'est que le ressort. M. Boyle23-b l'a expliqué par l'attraction; mais je ne sais si son explication est satisfaisante, car l'attraction n'est pas toujours bonne à toute sauce, et on en a un peu abusé dans ces derniers temps. J'ai bien peur qu'il ne faille recourir à <22>Dieu pour le ressort, et que ce ne soit un attribut donné par lui à la matière, comme l'attraction, la mobilité et tant d'autres que nous connaissons et que nous ne connaissons pas; mais je suis encore bien ignorante sur tout cela. Je vais prendre auprès de moi un élève de M. Wolff pour me conduire dans le labyrinthe immense où se perd la nature; je vais quitter pour quelque temps la physique pour la géométrie. Je me suis aperçue que j'avais été un peu trop vite; il faut revenir sur mes pas. La géométrie est la clef de toutes les portes, et je vais travailler à l'acquérir. Je suis au désespoir du contre-temps qui rend les marches de V. A. R. si contraires aux miennes; mais je me console par le plaisir d'avoir une terre qui touche presque aux États du Roi votre père, et par l'espérance de vous y assurer quelque jour des sentiments respectueux avec lesquels je suis, etc.

10. A LA MARQUISE DU CHATELET.

Remusberg, 8 mars 1739.



Madame,

L'approbation que vous donnez au dessein que j'ai formé d'étudier la physique, et votre exemple, m'encourageront merveilleusement dans cette nouvelle carrière. Le dérangement de ma santé m'a empêché jusqu'à présent d'y entrer; mais dès que je me sentirai tout à fait guéri, je compte de m'enrôler dans cette science sous vos bannières, conduit par la force de votre divin génie. Je me suis proposé de lire d'abord les mémoires de l'Académie des sciences, ensuite la Physique de Musschenbroek, et de finir par la Philosophie de Newton. J'éviterai soigneusement la géométrie, dont les calculs infinis m'épouvantent et passent mes forces; et je me contenterai de recueillir les fleurs que les autres ont eu soin de cultiver. C'est, en abrégé, le plan que je me suis fait de cette étude; il faut se connaître soi-même, et j'ai su me dire que je n'ai ni le génie d'Émilie ni l'esprit universel de Voltaire <23>pour embrasser de si vastes connaissances. Je me contente, en un mot, madame, de glaner sur vos pas, et je me dis sans cesse :

C'est en vain qu'au Parnasse un téméraire auteur, etc.25-a

Les persécutions suscitées au digne Voltaire m'affligent véritablement. La France devrait conserver soigneusement le loisir précieux que ce digne auteur voue avec tant de générosité, aux dépens de sa santé même, au bien et à l'instruction du public. Cet homme aurait eu des statues au Capitole, on l'aurait déifié au Lycée; peut-être aurait-il occupé la place de Jupiter, s'il était venu au monde dans ce temps où l'admiration pour le mérite allait jusqu'à la superstition. Je suis sûr que M. de Voltaire aura pleine satisfaction au sujet de l'indigne Desfontaines; le procédé de ce fripon est trop insolent pour échapper à la vengeance des magistrats, et l'indignation publique doit, en cas d'injustice, tenir lieu à M. de Voltaire de la satisfaction la plus éclatante.

<24>Thieriot est inexcusable dans sa conduite; mais, madame, il ne fallait pas prendre Thieriot pour ce qu'il n'est point et pour ce qu'il ne sera jamais. Il n'a pas la fermeté d'âme qu'on exige de lui, et la question se réduirait à savoir si Thieriot manque par malice ou par faiblesse. Je vous assurerais bien que ce n'est point par malice; vous le connaissez, madame, et vous savez qu'il n'a ni assez d'esprit ni assez de méchanceté pour être malicieux. Quel intérêt pourrait le porter à préjudicier à M. de Voltaire? Aucun. M. de Voltaire est son bienfaiteur; c'est, de plus, son idole, il lui rend un hommage continuel, ne pensant que d'après lui, et ruminant, si je puis m'exprimer ainsi, les pensées que M. de Voltaire a déjà digérées. Thieriot a, de plus, fait métier toute sa vie de soutenir à cor et à cri les ouvrages de l'auteur de la Henriade. Quelle raison pourrait-il avoir pour se donner un démenti si manifeste? M. de Voltaire l'a-t-il mécontenté? Aucunement. Aurait-on eu de la froideur envers lui? Bien loin de là; vous l'avez comblé de bontés à Cirey, et il s'en est loué à tous ceux de sa connaissance. Vous conviendrez donc, madame, qu'une faute de jugement, une faiblesse d'esprit, qu'on ne doit imputer qu'à la nature, ont fait faire de fausses démarches à Thieriot; joignez à cela les mauvais conseils des personnes auxquelles il s'est confié; il faut passer quelque chose à l'humanité. Croyez-moi, madame, ne prenez point les choses à la rigueur; vous perdriez un homme qui vous est attaché, et dont l'unique défaut est de n'avoir pas reçu de la nature un jugement et un génie dignes de Cirey. Mais qui ne perdriez-vous pas de cette manière? Et si vous ne vouliez accorder votre amitié et vos bontés qu'à des personnes du mérite de M. de Voltaire, je vous avertis, madame, que le nombre de vos amis serait très-petit. J'ai fait écrire à Thieriot, et je le ferai encore, afin qu'il se conduise plus rondement, et qu'il ait plus de cœur qu'il n'en a témoigné jusqu'à présent. Je suis sûr que, si vous lui rendez vos bontés, elles l'encourageront beaucoup à bien faire.

Le zèle infini que vous me témoignez, madame, pour les intérêts de notre ami me charment. Souffrez, je vous prie, que je vous fasse en même temps ressouvenir de la philosophie, qui doit donner une certaine tranquillité d'âme par laquelle les hommes persécutés se mettent au-dessus de la persécution, et qui leur fait étouffer en quelque façon les mouvements tumultueux qu'enfantent en nous le ressentiment et toutes les passions. Il est sûr qu'il est bien difficile de parvenir à un certain état d'indifférence; mais je crois que la condition de l'humanité demande qu'on se munisse puissamment contre les chagrins, contre ce domaine inaliénable de notre état, et que quelque réflexion sérieuse sur la vie humaine nous apprenne à diminuer nos chagrins pour les sentir moins, et à multiplier et grossir nos plaisirs afin d'en être plus vivement frappés. Il est certain que rien n'est plus sensible à une âme bien née que de se voir attaquée du côté de la réputation : c'est là le défaut de la cuirasse des grands hommes. Mais je me souviendrai toute ma vie du jugement qu'on a porté de Caton et de Cicéron. « Chez Caton, dit Montesquieu,27-a la vertu était le principal, et la gloire n'était rien; chez Cicéron, la gloire était le tout, et la vertu n'était que l'accessoire. » Lorsque l'on considère la vertu comme un bien qu'on ne saurait nous enlever, on méprise les projets frivoles des envieux et la puérilité des calomnies. <25>Le digne Voltaire est en droit de les mépriser; son repos est trop précieux pour être troublé par des bagatelles semblables. Qu'il suive le conseil que le Mercure27-b de Lucien donnait à Jupiter, qui pensait devenir mélancolique des discours impertinents que tenaient les Athéniens sur son sujet. « Contentez-vous, lui disait Mercure, de gouverner le monde, et laissez-les parler. » Que M. de Voltaire se contente d'instruire, de gouverner le monde savant, et qu'il méprise des choses qui lui sont aussi inférieures que le Lycée l'était à l'Olympe. Je regrette beaucoup que, vous sachant plus dans notre voisinage que par le passé, je ne puisse pas contenter le désir que j'ai, madame, de vous admirer et de vous donner en personne des marques de mon estime. Mon étoile ne m'a jamais été trop propice, et je commence à m'accoutumer à ses perfidies. Je lui pardonnerais volontiers toutes les autres infidélités qu'elle m'a faites : mais le tour qu'elle me joue aujourd'hui est des plus sanglants. Pour l'en punir, je prierai quelque astronome de l'exiler au fond des cieux, à quelques millions de lieues plus loin du soleil. La punition serait grande, mais elle n'égalerait pourtant point ce que mérite sa noirceur.

Mais quittons les figures. Vous remarquez vous-même, je m'en assure, qu'on fait une grande perte quand on manque l'occasion de vous voir. J'en fais la triste expérience, et il semble que le sort me prépare le destin de Tantale; il vous expose, pour ainsi dire, à ma vue, pour augmenter mes désirs et ma curiosité, et en même temps il me met dans l'impossibilité de me satisfaire. Je ne pourrais faire un meilleur usage de mon crédit et de mes amis qu'en les employant pour vous. Ma volonté sera toujours la même, et il ne dépendra que de l'occasion de la réaliser. Je suis, etc.

<26>

11. A LA MÊME.

Remusberg, 15 avril 1739.



Madame,

Les chagrins du digne Voltaire m'ont été extrêmement sensibles. Je suis tout de feu pour mes amis, et tout ce qui les regarde me touche autant que si cela me regardait personnellement; je n'aime point les amis qui se tiennent comme ces tranquilles Euménides de l'opéra lorsque leurs amis ont besoin de leur secours. Aussi vais-je m'intéresser pour le digne Voltaire, sans qu'il m'en ait sollicité; j'écrirai, pour cet effet, par l'ordinaire prochain au marquis de La Chétardie,28-a et je ferai jouer tous mes ressorts pour rendre le calme à un homme qui a si souvent travaillé pour ma satisfaction.

Il faut que Voltaire se contente de mépriser ses ennemis; c'est en vérité toute la grâce qu'il leur peut faire. Il se rabaisserait trop en se mettant en compromis avec eux, et sa plume est trop noble pour s'escrimer contre des armes qui n'ont de force que tant que la malice et la calomnie les soutiennent. Je suis donc bien aise qu'il ait pris le parti du silence.

Vous m'attaquez, madame, du côté de la physique, et je ne trouve de salut que dans la fuite. J'ai fait si peu de progrès dans la connaissance de la nature, que je me garderai bien d'entrer en lice avec vous. Ce de quoi je conviens cependant très-volontiers, c'est qu'il y a beaucoup de choses dans la nature qui nous sont cachées, et qui apparemment le seront toujours.

Je me consolerais à la vérité facilement d'ignorer le ressort de l'air, la cohérence, etc., si j'avais l'avantage de vous connaître personnellement. Vous jugez bien, madame, qu'il m'est d'autant plus douloureux de vous savoir sur les confins des États du Roi mon père, et de ne pouvoir profiter de ce voisinage. Je ne sais quelle force centrifuge me pousse malgré moi en Prusse; mais je sens bien que je porte en moi un principe qui dirigerait mes pas <27>d'un côté tout différent. Soyez-en persuadée, madame, comme de tous les sentiments avec lesquels je suis

Votre très-affectionné ami.

12. DE LA MARQUISE DU CHATELET.

Bruxelles, 1er août 1739.



Monseigneur,

J'ai tant de remercîments à faire à Votre Altesse Royale, et tant de pardons à lui demander, que je suis embarrassée entre ma reconnaissance et ma confusion. V. A. R. a su la vie errante que j'ai menée depuis trois mois, et c'est encore sur le point de partir que j'ai l'honneur de vous écrire. Je vais passer une quinzaine de jours à Paris, et je voudrais bien, pendant que j'y serai, recevoir quelques ordres de V. A. R., et couper l'herbe sous le pied à Thieriot. Mon séjour en Flandre a été rempli par vos bienfaits. Vous avez su sans doute, monseigneur, que celui30-a qui en était chargé nous trouva à Enghien, répétant une comédie. Nous descendîmes promptement du théâtre pour aller jouer une partie de quadrille avec ces boîtes charmantes et pleines de grâces et de galanterie que V. A. R. m'a fait l'honneur de m'envoyer. Quelques jours après, le duc d'Aremberg vint célébrer ici la santé de V. A. R. avec ce bon vin de Hongrie, qui est véritablement du nectar. Nous avons encore pris cette liberté avec M. Schilling;30-b car V. A. R. doit bien me rendre la justice de croire que, dès que je sais un Prussien dans Bruxelles, mon plus grand soin est de saisir cette occasion de parler de vous et de m'informer d'un prince qui m'honore de tant de bontés, et que j'admire par tant de titres.

<28>Je n'ose demander à V. A. R. des nouvelles de ses progrès en physique, car je vois, par les lettres dont elle honore M. de Voltaire, que Machiavel et la poésie ont la préférence. J'espère pourtant que quelque jour vous donnerez quelques moments à une science si digne de vous occuper, et je vous avoue, monseigneur, que mes désirs là-dessus sont un peu intéressés, car je me flatte que mon commerce en serait plus agréable à V. A. R.

Je ne puis vous exprimer la tristesse que j'ai sentie dans mon voyage au pays de Liége, quand j'ai pensé que, l'année passée, V. A. R. était presque dans ces cantons. Mais, monseigneur, n'y reviendrez-vous jamais? Je prévois que je jouerai longtemps ici le rôle de la comtesse de Pimbesche,30-c et je m'en console dans l'espérance que mes procès me feront gagner le temps où le Roi votre père viendra voir ses États méridionaux, car je compte revenir de Paris ici pour mon hiver, et plus.

V. A. R. a su sans doute que l'abbé Desfontaines a été obligé de désavouer la Voltairomanie entre les mains de M. Hérault, lieutenant de police, et que son désaveu a été mis dans les gazettes. L'intérêt que V. A. R. a daigné prendre à cette malheureuse affaire, et la façon pleine de bonté dont elle a bien voulu m'en parler, m'ont fait croire que ce détail lui serait agréable.

Nous reverrons Thieriot à Paris, et je me sens fort portée à user envers lui de cette indulgence dont la faiblesse de son caractère me paraît très-digne, et à laquelle V. A. R. m'a exhortée. C'est à vous, monseigneur, à donner l'exemple de toutes les vertus; ceux qui les admirent de près sont plus heureux, mais personne ne peut être avec plus de respect et d'attachement que moi, etc.

<29>

13. A LA MARQUISE DU CHATELET.

Berlin, 20 août 1739.



Madame,

Après avoir fait cent milles d'Allemagne en quatre jours, il ne me fallait pas moins qu'une lettre de votre part pour me rappeler à la vie. Dans six semaines d'absence, j'ai parcouru une infinité de pays, de contrées et de villes, j'ai vu quelques millions d'hommes; mais je puis vous jurer, madame, que parmi cette prodigieuse quantité il ne s'en est pas trouvé un digne de recevoir la bourgeoisie de Cirey.

Je suis bien aise d'apprendre que le petit hommage d'ambre que vous a fait la Prusse vous a été agréable. L'ambre est de l'encens; on s'en sert dans toutes les églises catholiques, et même les Indiens en parfument leurs idoles. Pourquoi cet encens ne fumerait-il point à Cirey, dans ce temple de la Vérité et de l'Amitié, où l'usage en est plus légitime que dans ces lieux consacrés par l'erreur et peuplés par la superstition?

Si j'apprends que le vin de Hongrie fasse du bien à notre cher et digne ami, et s'il est de votre goût, je continuerai de vous en fournir. Il est bien juste que chaque pays vous paye le tribut de ce qu'il produit de plus exquis.

Vous voulez, madame, que je m'applique à la physique, pour que votre commerce ne m'ennuie point, comme il vous plaît de le dire. Il me semble cependant que cette précaution est prise de fort loin; un jeune homme, pour peu qu'il ait de sensibilité, ne restera pas court avec une jeune, belle et aimable dame. Je sens bien que, si j'avais le plaisir de vous voir, je vous parlerais de tout autre chose que de physique, et que Newton, Maupertuis, Mairan32-a et Locke ne m'occuperaient guère en votre présence. Ménageons-nous les secours de ces savants hommes pour l'âge où le cœur glacé ne nous fournit plus rien à dire, et permettez-moi, madame, de préférer, à mon âge, la vivacité des sentiments aux charmes flegmatiques d'une correspondance physique.

<30>Je suis occupé à présent à réfuter l'ennemi de l'humanité et le calomniateur des princes; je me délasserai de cet ouvrage entre les bras de la poésie, et je ramperai sur vos pas dans la carrière de la physique. Il n'est pas permis, madame, à tout le monde d'être universel; il en est des génies comme des sciences : les uns embrassent beaucoup plus d'objets que les autres. Pour moi, je m'aperçois bien que l'immensité est aussi peu mon partage que l'univers entier était celui d'Alexandre; je fais des efforts pour conquérir quelque petite province voisine, à peu près comme la France, qui s'empare tout doucement de l'île de Corse, après s'être mise en possession de la Lorraine, avec cette différence pourtant que la conquête de ces États se fait ou par violence, ou par supercherie, et que le pays des sciences ne se gagne que par un travail assidu, que toute finesse, que tout artifice pour s'en rendre le maître devient inutile, et que nous n'avons d'autres moyens pour nous les approprier que les forces de l'esprit. Vous autres qui marchez à pas de géant, vous vous imaginez que tout le monde a l'honneur d'être géant comme vous; mais je suis charmé que vous ayez ce défaut de l'humanité, que vous jugiez les autres par vous-mêmes. Daignez à l'avenir vous ressouvenir, madame, que les hommes peuvent se ressembler, mais que, malgré tout cela, ils diffèrent beaucoup d'esprit et de capacité.

Je suis bien aise d'apprendre que l'ami Voltaire a lieu d'être content de la manière dont on lui a fait justice à Paris. Il a très-bien fait de ne point écrire, et la satisfaction qu'il reçoit lui fait plus d'honneur que tous les factums ou tous les écrits par lesquels il se serait compromis. Je fais faire une édition magnifique de la Henriade; tout y sera digne de son auteur. Je lui écrirai dans quelques jours, et lui enverrai la préface33-a pour qu'il la corrige, s'il le juge à propos.

Tout ce qui me vient de vous, madame, me sera toujours très-agréable; les nouvelles de Paris, passant par vos mains, gagneront l'éclat qu'un diamant brut reçoit des mains du lapidaire habile, et, d'ailleurs, ce qui vous regarde, et ce qui touche votre aimable ami, me fera toute ma vie un plaisir infini. Je <31>vous prie de me croire avec tous les sentiments de la plus parfaite estime,



Madame,

Votre très-affectionné ami.

14. DE LA MARQUISE DU CHATELET.

Paris, hôtel de Richelieu, 13 octobre 1739.



Monseigneur,

Je ne veux pas être la dernière à marquer à Votre Altesse Royale combien la préface de la Henriade m'a paru digne du plus singulier éditeur qu'il y ait jamais eu. L'honneur que V. A. R. fait à M. de Voltaire est bien au-dessus du triomphe que l'on avait décerné au Tasse. Son attachement pour V. A. R. en est digne, et sa reconnaissance est proportionnée au bienfait.

Je ne suis pas assez ennemie du genre humain pour tirer V. A. R. du bel ouvrage qu'elle a entrepris d'en réfuter le corrupteur, pour lui faire apprendre quelques vérités de physique. Je vois, monseigneur, que vous encouragerez cette science, mais que vous avez un emploi plus précieux à faire de votre temps que de vous y appliquer. Pourvu que V. A. R. me conserve les mêmes bontés, je plaindrai la physique, mais je ne pourrai m'en plaindre. Je prends la liberté de lui envoyer la traduction italienne du premier chant de la Henriade. Je vais un peu sur les droits de M. de Voltaire; mais il a tant de ces sortes de présents à faire à V. A. R., que j'espère qu'il ne m'enviera pas cette petite occasion de lui faire ma cour. Je fais peu de vers, mais je les aime passionnément, et je crois que vous serez content de la fidélité et de la précision de la traduction que j'ai l'honneur de vous envoyer; l'auteur assure qu'il donnera le reste tout de suite.

Je suis arrivée à Paris dans un temps où tout était en feu et en joie, et j'ai retrouvé cette ville et ses habitants aussi aimables <32>et aussi frivoles que je les avais laissés. Pour la cour, il s'y est fait de grandes révolutions, et il me semble qu'elle est à présent ce qu'elle doit être. Je quitte tout cela, non sans quelques regrets, pour des procès. J'espère que V. A. R. adoucira mon séjour de Bruxelles par les marques de son souvenir; elle n'en peut honorer personne qui en sente mieux le prix, et qui soit avec plus de dévouement que moi, etc.

15. A LA MARQUISE DU CHATELET.

Remusberg, 27 octobre 1739.



Madame,

J'étais vis-à-vis de Machiavel, lorsque j'eus le plaisir de recevoir votre lettre et la traduction italienne de la Henriade. Je me suis vu infiniment encouragé par les suffrages que vous donnez à la préface de la Henriade. Ce sont la vérité et la persuasion qui se sont exprimées par ma plume. Cet ouvrage se loue de lui-même, et je n'ai d'autre mérite que celui d'avoir arrangé les phrases. M. de Voltaire n'a pas besoin de panégyriste pour être estimé et goûté de l'Europe; aussi n'est-ce que d'un faible roseau que j'ai voulu étayer l'édifice de sa réputation.

Vous me demandez des nouvelles de Machiavel. Je compte de l'achever dans quinze jours. Je ne voudrais point présenter un ouvrage informe et mal digéré aux yeux du public. J'écris beaucoup, et j'efface davantage. Ce n'est encore qu'une masse d'argile grossière, à laquelle il faut donner la façon et le tour convenable; cependant je vous envoie l'Avant-propos, pour vous faire juger dans quel esprit cet ouvrage est composé. Il y a des matières sérieuses où il a fallu des réfutations solides; mais il y en a d'autres où j'ai cru qu'il était permis d'égayer le lecteur. Je ne sais rien de pire que l'ennui, et je crois que l'on instruit toujours mal le lecteur lorsqu'on le fait bâiller. Peut-être y a-t-il <33>de la présomption, à mon âge, de me flatter d'instruire le public; mais peut-être n'y en a-t-il point à vouloir lui plaire. J'aurais bien voulu semer par-ci par-là de ce sel attique tant estimé des anciens; mais ce n'est pas l'affaire de tout le monde. J'enverrai l'ouvrage, chapitre par chapitre, à M. de Voltaire. Votre jugement et votre goût me tiendra lieu de celui du public; je vous demande en amitié de ne point me déguiser vos sentiments.

Mais je m'aperçois que, comme l'éternel abbé de Chaulieu, je ne parle que de moi-même.36-a Je vous en demande mille pardons, madame; la matière m'entraîne, et Machiavel m'a séduit.

Pour changer de discours, je vous dirai que nous avons vu ici l'aimable Algarotti avec un certain mylord Baltimore,36-b non moins savant et non moins agréable que lui. J'ai senti tout le prix de leur bonne compagnie pendant huit jours, après quoi ils ont été relevés par ce Marcus Curtius des Français36-c qui se dévoue pour le bien de sa patrie, et qui va s'abîmer, dit-on, dans le plus grand gouffre des mers hyberborées. J'ai pensé le confesser en le voyant partir, regrettant toutefois qu'un aussi aimable homme allât se morfondre dans un climat et dans un pays aussi peu digne de lui que la Russie.

Il m'a dit mille biens de son monarque, et il a pensé me ranger de l'opinion de ces philosophes qui disent que c'est l'amour qui débrouille le chaos.36-d Que ce soit l'amour ou ce qu'il vous plaira, je ne m'en embarrasse point; mais je vous prie de croire que je ne suis pas aussi indifférent sur les sentiments que j'ai pour vous, <34>et qu'il m'importe beaucoup que vous vouliez vous persuader de l'estime avec laquelle je suis,



Madame,

Votre très-affectionné ami.

Ayez la bonté de faire mes amitiés à notre digne ami.

16. DE LA MARQUISE DU CHATELET.

Bruxelles, 29 décembre 1739.



Monseigneur,

Il n'est pas possible, après avoir lu la Réfutation de Machiavel,37-a de n'en pas remercier V. A. R. C'est bien de cet ouvrage que l'on peut dire ce que l'on disait du Télémaque, « que le bonheur du genre humain en naîtrait, s'il pouvait naître d'un livre. » J'espère, monseigneur, que vous nous enverrez la suite de ce bel ouvrage.

M. Algarotti m'a mandé avec quelle surprise il avait vu V. A. R.; la mienne est qu'il ait pu vous quitter.

Mon respect et mon attachement pour V. A. R. ne tiennent à aucune coutume; mais toutes celles qui me procurent une occasion de l'en assurer me sont précieuses. Ainsi je profite de la nouvelle année pour vous réitérer, monseigneur, les assurances de tous les sentiments avec lesquels je serai toute ma vie, etc.

17. DE LA MÉME.

Bruxelles, 4 mars 1740.



Monseigneur,

Je lis actuellement la suite du bel ouvrage de Votre Altesse Royale; mais j'ai trop d'impatience de lui dire combien j'en suis <35>enchantée pour attendre que j'en aie fini la lecture. Il faut, monseigneur, pour le bonheur du monde, que V. A. R. donne cet ouvrage au public. Votre nom n'y sera pas, mais votre cachet, je veux dire, cet amour du bien public et de l'humanité y sera, et il n'y a aucun de ceux qui ont le bonheur de connaître V. A. R. qui ne l'y doive reconnaître. En lisant l'Antimachiavel, on croirait que V. A. R. ne s'est occupée toute sa vie que des méditations de la politique; mais moi, qui sais que ses talents s'étendent à tout, j'oserais lui parler de la métaphysique de Wolff et de Leibniz, dont je me suis imaginé de faire une petite esquisse en français, si la lecture des ouvrages de V. A. R. me laissait assez de témérité pour lui envoyer les miens. Ces idées sont toutes nouvelles pour les têtes françaises, et peut-être que, habillées à notre mode, elles pourraient réussir; mais il faudrait l'éloquence et la profondeur de V. A. R. pour remplir cette carrière. Cependant, si vous l'ordonnez, et si vos occupations vous en laissent le temps, j'aurai l'honneur d'en envoyer quelques chapitres à V. A. R. Il me semble que les habitants de Cirey, en quelque lieu qu'ils soient, vous doivent les prémices de leurs travaux, et si V. A. R. daignait corriger l'ouvrage, je serais bien sûre du succès.

Je suis, etc.

18. A LA MARQUISE DU CHATELET.

Berlin, 18 mars 1740.



Madame,

Les ouvrages d'une dame qui réunit un esprit mâle et profond à la délicatesse et au goût qui est le partage de son sexe ne sauraient que m'être bien agréables; ce ne sera plus de Wolff, mais ce sera de la bouche de Minerve que je recevrai mes instructions. Il est à croire, madame, que vous rendrez wolffiens ceux qui liront votre ouvrage. L'esprit est facile à convaincre lorsque le cœur est touché. Je vous réponds de ma conviction; il ne dépend à présent que de vous de l'entreprendre en m'envoyant cet abrégé <36>précieux. Il fallait à notre didactique et pesant philosophe allemand le secours d'un génie vif et éclairé comme le vôtre pour abréger l'ennui de ses répétitions et pour rendre agréable son extrême sécheresse; son or, passé par votre creuset, n'en deviendra que plus pur.

La Réfutation de Machiavel, dont votre indulgence m'applaudit, aurait peut-être mieux réussi, si j'avais eu tout le loisir nécessaire; mais il y a quatre mois que je suis ici, c'est-à-dire, dans l'endroit du monde le plus tumultueux et le moins propre à ce recueillement d'esprit que demandent des ouvrages réfléchis. J'ai fait une trêve avec Voltaire, le priant de m'accorder quelques semaines de délai, après quoi je lui ai promis d'être impitoyable à l'égard des fautes qui me sont échappées dans la composition de cet ouvrage.

Césarion convalescent vous marque lui-même, par la lettre ci-jointe, combien il est sensible à votre souvenir. Nous parlons de Cirey comme les Juifs de Jérusalem. En effet, votre maison mérite bien autant d'être appelée un temple que cet édifice superbe construit par Salomon, à la différence près que souvent la superstition et l'ignorance habitaient les sacrés portiques et le sanctuaire de ces lieux détruits par Titus, et que la sagesse et les plaisirs ont établi leur domicile dans l'aimable maison dont vous et Voltaire êtes les divinités.

Si vous vous apercevez à Bruxelles de quelque légère fumée, d'une odeur d'ambre et d'un vent du nord, souvenez-vous que ce sont nos encens, et que vous ne recevez d'aucun lieu de la terre un culte aussi pur et des hommages aussi sincères que le sont les nôtres.

Je suis avec une très-parfaite estime,



Madame,

Votre très-affectionné ami.

<37>

19. DE LA MARQUISE DU CHATELET.

Versailles, 25 avril 1740.



Monseigneur,

J'envoie enfin à Votre Altesse Royale mon Essai de métaphysique; je souhaite et je crains presque également qu'elle ait le temps de le lire. Vous serez peut-être aussi étonné de le trouver imprimé que j'en suis honteuse; les circonstances qui l'ont rendu public seraient trop longues à expliquer à V. A. R. J'attends, pour savoir si je dois m'en repentir ou m'en applaudir, ce que V. A. R. en pensera. Je me souviens qu'elle a fait traduire sous ses yeux la Métaphysique de Wolff, et qu'elle en a même corrigé quelques endroits de sa main;40-a ainsi j'imagine que ces matières ne lui déplaisent point, puisqu'elle a daigné employer quelque partie de son temps à les lire.

V. A. R. verra par la préface que ce livre n'était destiné que pour l'éducation d'un fils unique que j'ai, et que j'aime avec une tendresse extrême. J'ai cru que je ne pouvais lui en donner une plus grande preuve qu'en tâchant de le rendre un peu moins ignorant que ne l'est ordinairement notre jeunesse; et, voulant lui apprendre les éléments de la physique, j'ai été obligée d'en composer une. n'y ayant point en français de physique complète, ni qui soit à la portée de son âge. Mais comme je suis persuadée que la physique ne peut se passer de la métaphysique, sur laquelle elle est fondée, j'ai voulu lui donner une idée de la métaphysique de M. de Leibniz, que j'avoue être la seule qui m'ait satisfaite, quoiqu'il me reste encore bien des doutes.

L'ouvrage aura plusieurs tomes, dont il n'y en a encore que le premier qui soit commencé à imprimer. Je crois qu'il paraîtra vers la Pentecôte, et je prendrai la liberté d'en présenter un exemplaire à V. A. R., si elle est contente de ce que j'ai l'honneur de lui envoyer aujourd'hui.

Je m'aperçois que ma lettre est déjà très-longue, et que je n'ai point encore parlé à V. A. R. de ma reconnaissance de la boîte charmante qu'elle m'a fait la grâce de m'envoyer. Je n'ai jamais <38>rien vu de plus joli et de plus agréablement monté; mais V. A. R. me per-mettra de lui dire qu'il lui manque son plus bel ornement, et que, quelque bien qu'elle m'ait traité, je suis très-jalouse du présent dont elle a honoré M. de Voltaire. Je crois qu'il a déjà envoyé à V. A. R. sa Métaphysique de Newton, et vous serez peut-être étonné que nous soyons d'avis si différent; mais je ne sais si V. A. R. a lu un rabâcheur français qu'on appelle Montaigne, qui, en parlant de deux hommes qu'une véritable amitié unissait, dit : « Ils avaient tout commun, hors le secret des autres et leurs opinions. » Il me semble même que notre amitié en est plus respectable et plus sûre, puisque même la diversité d'opinion ne l'a pu altérer; la liberté de philosopher est aussi nécessaire que la liberté de conscience. V. A. R. nous jugera, et l'envie de mériter son suffrage nous fera faire de nouveaux efforts. V. A. R. me permettra de la faire souvenir du Machiavel; je m'intéresse à la publication d'un ouvrage qui doit être si utile au genre humain avec le même zèle que j'ai l'honneur d'être, etc.

20. A LA MARQUISE DU CHATELET.

Remusberg, 19 mai 1740.



Madame,

On ne saurait lire sans étonnement l'ouvrage d'un profond métaphysicien allemand traduit et refondu par une aimable dame française. Vous démentez si fort les défauts de votre nation, que je crois que je puis vous disputer avec quelque fondement à la France votre patrie; et si vous ne faites pas l'honneur aux Germains d'être Allemande tout à fait, du moins vous doit-on compter parmi ces intelligences supérieures que produisent toutes les nations, qui font un corps ensemble, et qu'on peut nommer des citoyens de l'univers. La France n'a produit jusqu'à nos jours que des femmes d'esprit ou des pédantes. Les Rambouillet,42-a les <39>Deshoulières,42-b les Sévigné ont brillé par la beauté de leur génie et la finesse de leurs pensées; les Dacier étaient savantes, mais rien de plus. Vous nous faites voir un phénomène bien plus extraordinaire, et l'on peut dire, sans blesser votre modestie, que les sciences que vous possédez, et votre façon de penser et de vous exprimer, sont autant supérieures à celles de ces dames que l'est le génie de Voltaire à celui de Boileau, ou celui de Newton à celui de Des Cartes. Vos Institutions physiques séduisent, et c'est beaucoup pour un livre de métaphysique. S'il m'est permis de vous dire mon sentiment sans déguisement, je crois qu'il y a quelques chapitres où vous pourriez resserrer le raisonnement sans l'affaiblir, et principalement celui de l'étendue, qui m'a paru tant soit peu diffus. Vous me ferez d'ailleurs plaisir et honneur de m'envoyer tout l'ouvrage achevé. On ne saurait assez vous encourager dans ce goût si rare que vous avez pour les sciences. J'espère que la facilité avec laquelle vous y faites des progrès si merveilleux encouragera les dames à vous suivre, et qu'elles renonceront enfin à ce misérable goût pour le jeu qui les avilit, et qui assurément ne peut que les rendre méprisables.

J'ai connu par la correspondance de M. de Voltaire qu'il était ami tolérant; et que serait l'amitié sans indulgence et sans politesse? La haine exerce un pouvoir tyrannique sur les esprits, elle fait des esclaves; mais l'amitié veut que tout soit libre comme elle. Il lui faut le cœur, mais elle est indifférente sur les opinions et les sentiments de l'esprit. Si l'on considère, d'ailleurs, ce que c'est que les opinions et les sectes, on verra que ce sont des points de vue différents d'un même objet aperçu par des yeux presbytes ou myopes; ce sont des combinaisons de raisonnements qu'une bagatelle souvent fait naître, et qu'un rien détruit; ce sont des saillies de notre imagination plus ou moins vive, plus ou moins bridée. C'est donc le dernier excès de la déraison que de renoncer <40>à l'amitié d'une personne parce qu'elle avait cru que le soleil tourne autour du inonde, et qu'elle est persuadée à présent que c'est le monde qui tourne autour du soleil. Je pense que, lorsqu'on aime véritablement, l'amitié ne doit point être altérée par la maladie de l'ami : qu'il ait la petite vérole ou qu'il soit hypocondre, cela n'y changera rien, d'autant plus que le nœud de l'amitié n'est ni la santé du corps, ni la force du raisonnement.

Je vous demande bien pardon, madame, de mon bavardage; je me flatte que ce sera la marquise du Châtelet qui lira ma lettre, et non pas l'auteur de la Métaphysique, entouré d'algèbre et armé d'un compas. Je ne puis vous envoyer rien de semblable aux admirables ouvrages que je tiens de votre sagacité et de vos bontés; il ne me reste qu'à vous assurer que j'ai plus que des raisons suffisantes pour être avec une très-parfaite estime,



Madame,

Votre très-fidèle ami et admirateur.

21. DE LA MARQUISE DU CHATELET.

Bruxelles, 11 juin 1740.



Sire,

Permettez-moi de venir joindre ma joie à celle de vos États et de l'Europe entière. Je me préparais à répondre à la lettre philosophique dont le Prince royal avait bien voulu m'honorer; mais je ne puis parler aujourd'hui à Votre Majesté que des vœux que je fais pour elle et du respect avec lequel je suis, etc.

<41>

22. DE LA MÊME.

Bruxelles, 14 juillet 1740.



Sire,

J'espère que M. de Camas44-a aura rendu compte à Votre Majesté du plaisir que j'ai eu de le voir et de m'entretenir avec lui de tout ce qu'elle a déjà fait pour le bonheur de son peuple et pour sa gloire. V. M. peut aisément s'imaginer combien il a eu de questions à essuyer; je puis vous assurer que j'ai trouvé le jour que j'ai passé avec lui bien court, et que je ne lui ai pas dit la moitié de ce que j'avais à lui dire, quoique nous ayons toujours parlé de V. M. Je vois, par le choix qu'elle a fait de M. de Camas et de ses compagnons, qu'elle se connaît aussi bien en hommes qu'en philosophie. Je n'ai guère connu d'homme plus aimable, et qui inspire plus la confiance; aussi n'ai-je pu m'empêcher de lui laisser voir le désir extrême que j'ai d'admirer de près V. M. Nous en avons examiné ensemble les moyens, et j'espère qu'il en aura écrit à V. M. Il y en avait un, qui n'est plus à présent en mon pouvoir; je m'en console dans l'espérance que le voyage de V. M. à Clèves me mettra à portée de lui faire ma cour, et de ne devoir cette satisfaction qu'à mon attachement pour V. M. et au désir extrême que j'ai de l'en assurer moi-même. Je rougissais d'en avoir l'obligation à d'autres, et il me suffit que V. M. daigne le désirer pour que je fasse l'impossible pour y parvenir.

V. M. doit bien croire que, puisque le commencement des Institutions de physique ne lui a pas déplu, je vais presser la fin de l'impression, et j'espère les présenter à V. M., si j'ai le bonheur de la voir cet automne. Mais, Sire, il faut que je vous dise que le cœur me saigne de voir le genre humain privé de la Réfutation de Machiavel, et je ne puis trop rendre de grâces à V. M. de la bonté qu'elle a de m'excepter de la loi générale et de m'en promettre un exemplaire; c'est le don le plus précieux que V. M. puisse me faire. Je ne crois pas que l'édition s'en achève en Hollande; mais j'imagine que V. M. en fera tirer quelques exemplaires à Berlin, et qu'elle n'oubliera pas alors la personne du monde qui <42>fait le plus de cas de cet incomparable ouvrage. Je ne connais rien de mieux écrit, et les pensées en sont si belles et si justes, qu'elles pourraient même se passer des charmes de l'éloquence. J'espère que V. M. sera servie comme elle le désire, et que ce livre ne paraîtra point. M. de Voltaire ira même en Hollande, si sa présence y est nécessaire, comme je le crains infiniment, car les libraires de ce pays-là sont sujets à caution, et je puis assurer V. M. qu'il ne lui fera jamais de sacrifice plus sensible que celui de ce voyage. J'espère cependant encore qu'il pourra s'en dispenser.

V. M. a sans doute bien des admirateurs qu'elle ne connaît point; mais je ne puis cependant finir cette lettre sans lui parler d'un des plus zélés, qui m'appartient de fort près, et que M. de Camas a vu ici; c'est M. du Châtelet, fils du colonel des gardes du Grand-Duc. Il a passé exprès à Baireuth, en venant de Vienne ici, pour avoir le plaisir de parler de V. M. et de connaître la princesse sa sœur; il en est parti comblé des bontés que l'on a eues pour lui dans cette cour, et le cœur tout plein de Frédéric. Madame la margrave lui a donné un air de la composition de V. M. : nous l'avons fait exécuter. Je travaille à l'apprendre, car la musique de V. M. est bien savante pour un gosier français, et je ne désirerais de perfectionner le mien que pour chanter ses ouvrages et ses louanges. V. M. est à présent occupée à recevoir les hommages de ses sujets de Prusse; mais j'espère qu'elle est bien persuadée qu'on ne lui en rendra jamais de plus sincères et de plus respectueux que celle qui a l'honneur d'être, etc.

23. DE LA MÊME.

Bruxelles, 11 août 1740.



Sire,

Si le bonheur de voir Votre Majesté et de connaître celui que j'admire depuis si longtemps n'était pas la chose du monde que <43>je désire le plus, ce serait celle que je craindrais davantage. Ces deux sentiments se combattent en moi; mais je sens que le désir est le plus fort, et que, quelque chose qu'il puisse en coûter à mon amour-propre, j'attends l'honneur que V. M. me fait espérer avec un empressement égal à ma reconnaissance. J'ai recours à votre aimable Césarion, et je le supplie, lui qui me connaît, de bien dire à V. M. que je ne suis point telle que sa bonté pour moi me représente à son imagination, et que je ne mérite tout ce qu'elle daigne me dire de flatteur que par mon attachement et mon admiration pour V. M.

Croirez-vous, Sire, que, à la veille de recevoir la grâce dont V. M. veut m'honorer, j'ose lui en demander encore une autre? M. de Valori a mandé à M. de Voltaire, et les gazettes le disent presque, que V. M. honorera la France de sa présence. Je ne cherche point à pénétrer si le ministre et le gazetier ont raison; mais j'ose représenter à V. M. que Cirey est sur son chemin, et que je ne me consolerais jamais, si je n'avais pas l'honneur d'y recevoir celui à qui nous y avons si souvent adressé nos hommages. J'ai prié M. de Keyserlingk d'être mon intercesseur auprès de V. M. pour m'en obtenir cette grâce. Les grandes âmes s'attachent par leurs bienfaits; c'est là mon titre pour obtenir de V. M. la grâce que j'en espère.

V. M. ne fait point sans doute de grâce à demi; ainsi j'ose espérer qu'elle ne mettra point de bornes à celle qu'elle m'accorde, et quelle me mettra à portée de profiter de tous les moments qu'elle daigne m'accorder. J'implore encore ici l'intercession de Césarion, avec lequel j'entre dans des détails que je n'ose faire à V. M.

Je travaille à me rendre digne de ce que V. M. veut bien me dire sur l'ouvrage dont j'ai pris la liberté de lui envoyer le commencement. Il est fini depuis longtemps, et j'espère le présenter à V. M. J'ai le dessein de donner en français une philosophie entière dans le goût de celle de M. Wolff, mais avec une sauce française; je tâcherai de faire la sauce courte. Il me semble qu'un tel ouvrage nous manque. Ceux de M. Wolff rebuteraient la légèreté française par leur forme seule; mais je suis persuadée que mes compatriotes goûteront cette façon précise et sévère de <44>raisonner, quand on aura soin de ne les point effrayer par les mots de lemmes, de théorèmes et de démonstrations, qui nous semblent hors de leur sphère quand on les emploie hors de la géométrie. Il est cependant certain que la marche de l'esprit est la même pour toutes les vérités. Il est plus difficile de la démêler et de la suivre dans celles qui ne sont point soumises au calcul; mais cette difficulté doit encourager les personnes qui pensent, et qui doivent toutes sentir qu'une vérité n'est jamais trop achetée. Je crains de prouver le contraire à V. M. par cette énorme lettre, et que, quelque vrai que soit mon respect et mon attachement pour elle, V. M. n'ait pas la patience d'aller jusqu'aux assurances que prend la liberté de lui en réitérer, etc.

24. DE LA MÊME.

Bruxelles, 8 septembre 1740.



Sire,

Je ne sais ce qui m'afflige le plus, ou de savoir Votre Majesté malade, ou de perdre l'espérance de lui faire ma cour. J'espère qu'elle me saura quelque gré du sacrifice que je lui fais, et que la présence de celui qui vous rendra cette lettre,48-a et que j'espère que V. M. ne gardera pas longtemps, lui prouvera mieux que tout ce que je pourrais lui dire le respect et l'attachement avec lesquels je suis, etc.

<45>

25. DE LA MÊME.

Fontainebleau, 10 octobre 1740.



Sire,

J'ai partagé bien sensiblement le plaisir que M. de Voltaire a eu d'admirer de près le Marc-Aurèle moderne. Les lettres qu'il m'écrit ne sont pleines que des louanges de V. M. et du bonheur qu'il y a à passer ses jours auprès d'elle.

J'ai pris le temps qu'il est occupé à exécuter en Hollande les ordres de V. M., pour venir faire un tour à la cour de France, où quelques affaires m'appelaient, et où j'ai voulu juger par moi-même de l'état de celles de M. de Voltaire. Il a eu l'honneur d'en parler à V. M. Il n'y a rien de positif contre lui; mais une infinité de petites aigreurs accumulées peuvent faire le même effet que des torts réels. Il ne tiendrait qu'à V. M. de dissiper tous les nuages, et il suffirait que M. de Camas ne cachât point les bontés dont V. M. l'honore et l'intérêt qu'elle daigne prendre à lui. Je suis bien certaine que cela suffirait pour procurer à M. de Voltaire un repos dont il est juste qu'il jouisse, et dont sa santé a besoin. Je ne doute pas que V. M. ne lui donne cette nouvelle marque de ses bontés, et qu'elle ne fasse aujourd'hui par M. de Camas ce qu'elle daigna faire par M. de La Chétardie dans un temps où nous n'osions pas même en prier V. M. Louis XII disait qu'un roi de France ne devait point venger les injures d'un duc d'Orléans; mais je suis persuadée que V. M., faite pour surpasser en tout les meilleurs rois, pense qu'un roi de Prusse doit protéger ceux que le Prince royal honorait de son amitié. Je suis bien affligée de me trouver à une autre cour qu'à celle de V. M.; j'espère toujours que je pourrai satisfaire quelque jour le désir extrême que j'ai de l'admirer moi-même et de l'assurer de vive voix du respect et de l'attachement avec lesquels je suis, etc.

<46>

26. DE LA MÊME.

Bruxelles, 24 décembre 1740.



Sire,

Mon devoir et mon attachement pour Votre Majesté m'ordonnent également de l'assurer de mon respect au commencement de la nouvelle année. C'est avec ces sentiments que je serai toute ma vie, etc.

27. DE LA MÊME.

Versailles, 2 juin 1742.



Sire,

Il m'est impossible de contenir ma joie et de ne la pas marquer à V. M.; les bontés dont elle m'honore m'autorisent à prendre cette liberté et à joindre ma voix au concert de louanges qui retentit ici au nom de V. M. Nous lui devons les avantages de la guerre, et je me flatte que nous lui devrons encore ceux de la paix. Pour moi, qui ai le bonheur d'avoir la première connu et admiré V. M., je serai toute ma vie celle qui prendrai le plus de part à sa gloire, et qui serai avec le plus profond respect, etc.

28. DE LA MÊME.

Paris, 7 mai 1743.



Sire,

Les bontés dont Votre Majesté m'honore m'autorisent à prendre la liberté de lui faire part du mariage de ma fille avec M. le duc de Montenero-Caraffa. V. M. sait bien que, si mes vœux avaient <47>été exaucés, c'aurait été à sa cour qu'elle aurait passé sa vie, et c'eût été un bonheur dont j'aurais été bien jalouse. Je ne perds cependant point l'espérance d'admirer quelque jour de près celui auquel j'ai voué depuis longtemps l'attachement le plus respectueux et le plus inviolable. C'est avec ces sentiments et le plus profond respect que je serai toute ma vie, etc.

29. DE LA MÊME.

Paris, 2 janvier 1744.



Sire,

Les occasions d'assurer Votre Majesté de mon respect et de mon attachement me sont trop précieuses pour ne pas profiter de celle que m'offre le commencement de l'année. Je ne sais ce qu'on peut y souhaiter à V. M.; il me semble qu'on ne peut désirer pour Achille que les années de Nestor. Pour moi, Sire, je désire que V. M. continue de m'honorer de ses bontés, et qu'elle soit bien persuadée du respect avec lequel je suis, etc.

30. DE LA MÊME.

Cirey, 30 mai 1744.



Sire,

Je prends la liberté d'envoyer à Votre Majesté une nouvelle édition de quelques pièces qu'elle a daigné recevoir avec bonté lorsqu'elles parurent pour la première fois. Les occasions de faire ma cour à V. M. me sont trop précieuses pour en négliger aucune. <48>J'espère qu'elle recevra avec sa bonté ordinaire ce nouvel hommage, que je rends plus encore au philosophe qu'au roi.

Si j'osais, je supplierais V. M. de me permettre de lui témoigner la joie que je ressens de voir S. A. R. la princesse Ulrique remplacer par ses talents la reine Christine; elle était seule digne de remplir le trône de cette illustre reine.

Je suis avec l'attachement le plus inviolable et le plus profond respect, etc.


17-a Le Journal des savants pour Vannée 1788. A Paris, 1788, in-4, p. 534-541 : Lettre (de Voltaire) sur les Éléments de la philosophie de Newton.

23-a Philosophical Transactions. London, 1706, in-4, t. XXIV (1704, 1705), no 294. p. 1785.

23-b Robert Boyle, célèbre physicien anglais, mort en 1691.

25-a Boileau, Art poétique, chant I, vers 1.

27-a Considérations sur les couses de la grandeur des Romains et de leur décadence (1734). chap. XII.

27-b C'est Momus qui donne ce conseil à Jupiter, dans le Jupiter Tragoedus de Lucien, chap. XLV.

28-a Voyez t. XVI, p. 140, 160, 207 et 401.

3-a L'écritoire dont il est fait mention dans la correspondance de Frédéric avec Voltaire, au mois d'août 1738.

30-a M. Girard, négociant, à Berlin.

30-b Guillaume Schilling, lieutenant au régiment du Prince royal, alors en recrutement à Bruxelles.

30-c Voyez les Plaideurs, comédie de Racine, acte I, scène VII.

32-a Voyez, t. XI, p. 57.

33-a Voyez t. VIII, p. 51-63.

36-a Voltaire dit, dans l'Épître à Genonville (1719) :
     

Ne me soupçonne point de cette vanité
Qu'a notre ami Chaulieu de parler de lui-même :

et dans son Epître à M. le duc de Sully (1720) :
     

L'éternel abbé de Chaulieu
Paraîtra bientôt devant Dieu.

L'abbé de Chaulieu, né en 1639, mourut en 1720.

36-b Voyez t. XIV, p. VI et 81 : et t. XVI, p. 415.

36-c Le marquis de La Chétardie, jusqu'alors envoyé de France à Berlin. Voyez ci-dessus, p. 28.

36-d Allusion à l'amour de Louis XV pour la comtesse Louise-Julie de Mailli-Nesle. Voyez t. XII, p. 68.

37-a Voyez t. VIII, p. 65-184, et 185-336.

40-a Voyez t. XVI, p. 298.

42-a Catherine, fille de Jean de Vivonne, marquis de Pisani. habile diplomate français, était née à Rome vers 1588. Elle se rendit en France avec son père, et y épousa le marquis de Rambouillet. Sa maison ne tarda pas à devenir le rendez-vous des beaux esprits et des femmes les plus aimables du temps. La marquise de Rambouillet mourut à Paris en 1665.

42-b Le Roi publia plus tard un Choir des meilleures pièces de madame Deshoulières et de l'abbé de Chaulieu. A Berlin, chez G.-J. Decker, imprimeur du Roi. MDCCLXXVII, cent quatre-vingt-huit pages in-8. Voyez t. X, p. 109.

44-a Voyez, t. XVI, Avertissement, no IX, et p. 137-192.

48-a Voltaire, qui alla rendre ses devoirs au Moi au château de Moyland, près de Clèves, le 11 septembre 1740.

6-a Les Considérations sur l'état présent du corps politique de l'Europe. Voyez t. VIII,p. 1-32.

8-a Tentamina exrperimentorum naturalium captorum in Academia del Cimenta. Ex italico in latinum sermonem conversa. Quibus commentarios, nova expérimenta et orationem de methodo instituendi expérimenta physica addidit Petrus van Musschenbroek. Lugduni Batavorum, 1731, in-4.

9-a Jean-Ernest de Pöltz, lieutenant au régiment du Prince royal, et alors en recrutement en France. Voyez t. XVI, p. 140.