6. A LA MARQUISE DU CHATELET.

Berlin, 23 janvier 1739.



Madame,

Je serais inexcusable d'avoir critiqué quelques endroits de votre excellent ouvrage sur le feu, si ce n'était vous qui aviez désiré de savoir mes sentiments. Novice en physique, il y aurait eu beaucoup d'amour-propre et de présomption à toucher aux ouvrages des maîtres de l'art. Je suis si persuadé qu'il n'y a que la modestie et la docilité qui puissent en quelque manière excuser l'ignorance, que je n'abandonnerai jamais ce retranchement, à moins que des raisons aussi fortes que vos volontés ne m'en fassent sortir. C'est cette même volonté qui m'oblige de vous dire, avec la franchise que votre mérite exige de moi, que j'ai quelque peine à me persuader qu'un vent donné puisse jamais causer un embrasement dans les forêts. Je suis en un pays, madame, où, pour mon malheur, je suis plus à portée de faire de ces sortes d'expériences. En automne et au commencement du printemps, nous avons des vents qui font assurément honneur à l'impétuosité de Borée, et il arrive fréquemment qu'ils déracinent des chênes qui paraissaient cramponnés pour jamais en terre, tant leurs racines étaient solides et profondes. Les pays plus voisins du nord ont des vents plus forts encore; mais il me semble qu'ils ne sauraient causer d'embrasement, à cause que l'écorce des arbres et la mousse qui y est attachée ne s'y prêteraient pas facilement.

Le désir de m'instruire ou la curiosité m'a fait interroger des <13>personnes qui ont beaucoup voyagé en Suisse, et des Suisses même; mais toutes celles à qui j'ai parlé du phénomène rapporté par M. Musschenbroek se sont inscrites en faux contre ce fait. Peut-être qu'elles ne l'ont pas examiné avec des yeux philosophiques, ou que, peu attachées aux progrès des découvertes physiques, elles n'y ont point fait attention. Il me semble toutefois que, dans un ouvrage où, suivant le grand principe de Newton, tout doit se fonder sur des expériences certaines, il ne faudrait (je dis : ce me semble) point mêler les conjectures aux belles et curieuses expériences qu'on rapporte. Voilà le comble de l'impertinence, je décide de ce qu'à peine je commence à comprendre. Je vous en fais mille excuses; je vous prie de vous ressouvenir de mon âge, et que vous avez excité mon indiscrétion.

Oserais-je après cela vous exposer encore un doute sur lequel j'attends la décision de vos oracles? Vous expliquez, madame, la congélation de ces ruisseaux qui coulent dans les grottes de la Franche-Comté. Mais, s'il m'est permis de vous dire mon sentiment, il s'ensuivrait, la chaleur du soleil attirant beaucoup de parties nitreuses de la terre, et cette chaleur étant plus forte en été qu'en hiver, que les fleuves devraient geler en été et couler en hiver. L'expérience nous prouve cependant le contraire; ainsi je serais porté à croire que la congélation de ces ruisseaux a une raison particulière, qui pourrait peut-être se trouver dans les parties nitreuses mêlées au lit de ces ruisseaux, et en ce que ces exhalaisons, ne pouvant sortir de ces grottes de jour, retombent et se mêlent, la nuit, avec ces petits ruisseaux, et produisent ce phénomène si extraordinaire.

J'espère, madame, que vous voudrez bien me dessiller les yeux sur ces matières, afin que j'admire encore et les merveilles de la nature, et la vaste étendue de votre génie incomparable. Dès que je serai de retour à Remusberg, ce qui pourra être dans huit jours, j'entrerai dans la carrière de la physique, à laquelle vous faites tant d'honneur. Je suis ravi de ce que vous voulez bien que je m'adresse à vous pour avoir des éclaircissements, et je pourrai me glorifier qu'une belle et jeune dame aura été mon guide dans le pays de la nature. D'autres se dégoûtent des sciences par la pédanterie de ceux qui les enseignent; je m'y livrerai <14>comme à une passion. Émilie, les Grâces, et, que sait-on? l'Amour même, seront mes maîtres.

Il n'y a qu'à connaître M. de Voltaire et Thieriot pour juger lequel des deux doit être au-dessus de la critique de l'autre. J'ai d'abord soupçonné quelque serpent caché sous les fleurs, lorsque Thieriot m'a annoncé d'un ton triomphant qu'il avait fait changer les Épîtres de notre digne ami. En un mot, Thieriot est très-propre à vous servir et à vous amuser. Son fonds d'amour-propre est le principe des soins qu'il se donne pour vos commissions et vos divertissements. Il m'écrit quelquefois des lettres où il paraît brouillé à jamais avec le bon sens; il n'a jamais le rhume que je n'en sois informé par un galimatias de quatre pages. Mais il se surpasse surtout dans le jugement et la critique qu'il fait des ouvrages d'esprit, et il escalade le superlatif lorsqu'il refond en son style les pensées de M. de Voltaire ou de quelque homme d'esprit. Pour moi, qui connais assez la façon originale de penser de notre incomparable poëte, je reconnais dans ces mauvaises copies les traits inimitables de l'original. Indépendamment de ces défauts, Thieriot est un bon garçon. Son exactitude et le désir qu'il a d'être utile le rendent estimable. Je n'abuserai point, madame, de la confidence que vous m'avez faite; je serais très-fâché de déranger vos petits divertissements. Je suis dans le cas de ne pouvoir rien vous souhaiter que vous ne possédiez déjà; avec votre génie et la compagnie de M. de Voltaire, je ne dois désirer que la continuation de votre bonheur. Je ne puis cependant m'oublier tout à fait moi-même; si les vœux des humains peuvent avoir quelque efficace, les miens seront sûrement exaucés, ceux que je fais dans l'espérance d'admirer un jour de mes yeux les merveilles que la nature opère par votre personne. Je brûle d'envie de vous assurer des sentiments avec lesquels je serai toute ma vie, etc.