<136>

111. DU MARQUIS D'ARGENS.

Berlin, 16 mars 1760.



Sire,

S'il était vrai que je vous parlasse en courtisan,a je serais charmé de l'avoir fait, puisque j'aurais occasionné par là les beaux, mais très-beaux vers que vous m'avez fait la grâce de m'envoyer. Vous allez encore dire que je cherche à vous flatter; je vous répondrai que j'aime encore mieux que vous m'accusiez de flatterie que si ma conscience me reprochait le mensonge. Je prends la liberté de dire à V. M. ce que je pense; ma bouche est l'interprète de mon cœur. Vous croyez avoir fait des fautes; moi, je pense au contraire que vous avez réparé celles des autres. J'ai pour moi aujourd'hui la saine partie du public; la postérité décidera dans l'avenir qui de vous ou de moi a raison. Je suis convaincu que V. M. en sera admirée, et qu'elle prendra votre défense contre vous-même. Nous ne finirons jamais, Sire, sur cet article; nous le discuterons un jour à Sans-Souci, après la paix, que nous aurons peut-être plus tôt que vous ne l'espérez. Combien d'événements imprévus ne peuvent pas survenir, qui donneraient à l'Europe cette paix qui lui est si nécessaire, et qu'elle attend avec impatience!

V. M. m'a ordonné de lui écrire toutes les balivernes; en voici une. Votre cuisinier Champion ne vous fera plus des ragoûts ni trop salés, ni trop poivrés. On lui a coupé rasibus ce qui servit au premier homme à peupler le genre humain; il en est mort le troisième jour. On dit dans toute la ville que le chirurgien qui a fait l'opération, et qui est une espèce de fou (c'est un nommé Coste), a mis entre deux assiettes ce qu'il avait coupé, et l'a envoyé à une femme, nommée Le Gras, que Champion entretenait. Cette mauvaise plaisanterie met ici en rumeur toutes les femmes et tous les dévots. Au reste, V. M. perd fort peu à la mort de Champion. Actuellement qu'il n'est plus, je puis en parler naturellement à V. M., sans craindre de lui nuire. C'était un fort mauvais sujet, qui s'était très-mal comporté pendant le temps qu'il


a Voyez t. XII, p. 151.