24. DU MÊME.

Paris, 3 novembre 1747.



Sire,

Je suis arrivé à Paris depuis deux jours, et j'en serais d'abord reparti, si mademoiselle Cochois ne m'avait demandé quatre ou cinq jours pour finir quelques affaires. Je les lui ai accordés sans peine, parce que j'ai compris que, vu la désertion de Lani et des autres misérables qui l'ont suivi, elle arriverait à temps pour les répétitions de l'Opéra, Sodi et les autres sujets qu'on a engagés ne pouvant partir que vers le 10 ou le 12 de ce mois, temps auquel la Cochois sera déjà en chemin.

Il n'est rien de si affreux que l'action de Lani; il mériterait que V. M. lui fît sentir tout le poids de son indignation. J'ai dit dans tout Paris ce que je devais dire au sujet de ce faquin et de ses compagnons de désertion et de friponnerie; et je continuerai à les faire si bien connaître avant que de partir d'ici, qu'ils se repentiront de leur sottise. Lani a placé sa sœur à la comédie française, où elle a déjà dansé et joué deux rôles; mais un des directeurs de l'Opéra, que je connais, m'a promis qu'il l'obligerait à quitter, attendu que, ayant été autrefois à l'Opéra, elle ne pouvait plus entrer à la comédie.

Comme je sais que je ne saurais mieux faire ma cour à V. M. qu'en lui disant toujours la vérité, je suis persuadé de ne point lui déplaire en l'assurant qu'on a eu tort de lui dire que Teissier avait tenu quelques discours qui méritaient sa disgrâce. Elle sait que j'aimerais mieux mourir que de lui en imposer dans la plus petite chose. Je puis lui protester que, pendant le temps que j'ai <30>resté à Paris, quoiqu'il fût pressé par les directeurs de l'Opéra d'entrer à leur service, il a toujours parlé avec le respect le plus profond de tout ce qui peut avoir le moindre rapport à V. M. J'ai voulu savoir si, pendant mon absence, il aurait commis quelque faute; j'en parlai hier à M. de Cham- brier. Voici les propres termes du ministre de V. M. : « Il faut que je rende justice à Teissier; il est bien différent des autres. Il m'est toujours revenu qu'il avait parlé avec tout le zèle possible de Berlin et du Roi; c'est un témoignage que je dois à la vérité, et que je serais charmé de lui rendre, si le Roi me le demandait. » Cette réponse de M. de Chambrier, Sire, m'a déterminé à vous écrire à ce sujet, d'autant qu'il ne faut pas que je cache à V. M. que nous avons grand besoin de Teissier. Tout ce que nous avons engagé ici en hommes est mauvais; il n'y a que Sodi de bon. Tout le reste ne vaut pas Giraud, à beaucoup près; c'est ce qu'elle verra elle-même dans peu. V. M. demandera peut-être pourquoi j'ai souffert que Petit engageât des sujets si médiocres. Je lui répondrai que je n'étais pas à Paris lorsqu'il les a arrêtés, et que même si j'y avais été, j'aurais fait comme lui, puisque la brièveté du temps, et la nécessité d'avoir un ballet pour l'Opéra cet hiver, ne laissait pas la liberté du choix. Ainsi l'on a été obligé de se contenter de ce que l'on n'aurait pas arrêté dans un autre temps. Si j'avais osé prendre quelque chose sur moi, j'aurais voulu faire avec ces gens des engagements pour un temps plus court, quoique, à parler naturellement, je croie que la plupart d'entre eux se donneront à eux-mêmes leur congé dans moins de deux ans. Si je connaissais un autre danseur sérieux qui approchât de Teissier, j'appuierais moins, Sire, sur l'article de son rappel; mais je suis fâché que nous laissions aux Parisiens un homme si difficile à remplacer, et qu'ils destinent, dans leur Opéra, à succéder à Dupré dans quelque temps; et il est vrai qu'il a été très-goûté.

La Caroline n'a point voulu partir pour huit mille francs; elle en demande dix. Je dois encore avertir V. M. qu'elle avait été sans doute trompée par le nom de Caroline. Vous avez cru, Sire, que c'était sa sœur aînée, la comédienne, qui plaît infiniment à Paris; c'est sa cadette, qui n'est encore qu'un enfant. <31>Elle est de la taille qu'avait la petite Lani lorsqu'elle arriva à Berlin; elle a moins de mérite qu'elle, et danse bien moins régulièrement. Il est vrai qu'elle a plus d'âme, et qu'elle est plus jolie; mais, Sire, donner huit mille francs à un enfant qui n'a qu'un quart de part à la comédie italienne, ce qui peut faire dix-huit cents livres, n'est-ce pas assez bien payer? Si V. M. me permet de le dire, les appointements trop forts payés à des sujets qui ne sont point excellents sont cause que ceux qui le sont demandent dans la suite des augmentations, et que, quoiqu'ils soient bien payés, ils se figurent ne l'être pas assez.

Il est venu ce matin chez moi une nommée madame Ribou, qui a pensé m'arracher les yeux; elle m'a dit que j'étais cause qu'on ne l'avait pas engagée, par rapport aux sujets que j'avais arrêtés à Marseille. Je lui ai répondu que j'avais, jusqu'au moment qu'elle me parlait, ignoré si elle était sur la terre. Elle m'a dit que c'était tant pis pour moi. Je n'ai rien répliqué, car j'ai craint d'être battu, et je lui ai promis, pour m'en débarrasser, d'écrire à son sujet à V. M. On m'a dit qu'elle avait voulu donner mille écus à cette actrice; vous auriez été un peu surpris, Sire, lorsque vous auriez vu une femme âgée de quarante ans, et assez laide. Je ne sais, au reste, si elle est bonne ou mauvaise. Ce qui me donne une faible idée de ses talents, c'est qu'elle est depuis plus de huit mois sur le pavé de Paris, sans trouver aucune troupe. Il me paraît qu'on arrête un peu trop aisément des sujets pour le service de V. M. sans les examiner, et surtout qu'on dispose bien libéralement de sa bourse.

Un certain Loinville, qui est venu me voir, m'a dit qu'on avait écrit pour lui, et qu'il demandait huit mille livres; j'ai plié les épaules, et je lui ai tourné le dos. Je connais ce Loinville, et l'ai vu en Provence il y a près de trente ans; c'est un bon comédien de province, et puis c'est tout; inférieur à Favier, et supérieur aux autres que nous avons.

M. Petit m'a fait voir une femme qu'il voulait engager pour jouer les rôles de reine, les caractères. Elle n'est pas d'une figure brillante, ni même jolie; mais elle n'est pas bien laide. Je l'ai entendue déclamer quelques vers avec bon sens, et elle a joué une scène comique avec beaucoup de feu. Elle voulait mille écus; <32>j'ai mis cela à six cents écus, et j'ai signifié à M. Petit que je ne signerais pas autrement son engagement. Je regarde cela comme une affaire faite, et V. M. l'aura à son service.

Petit m'a encore présenté deux jeunes gens pour jouer des confidents dans le tragique et des seconds amoureux; j'en ai été extrêmement content. Ils sont jeunes, d'une jolie figure, ils ont de la voix et de l'intelligence; je les ai entendus déclamer deux ou trois scènes, et, quoiqu'ils ne se donnent que pour des confidents, je les ai trouvés aussi bons et peut-être meilleurs que Desforges et Rosemberg; du moins ils jouent avec plus d'esprit et de vérité. Je leur ai offert quatre cents écus, et j'ai déclaré qu'autrement je ne prenais aucune part à leur engagement. Nous trouverons dans le courant de la semaine les deux confidentes dont nous avons encore besoin pour rendre la troupe de Berlin la plus complète et la meilleure de l'Europe. M. Darget m'écrit là-dessus les volontés de V. M., et je veux engager, pour le même prix que les confidents, deux jeunes filles, jolies, qui aient des talents et de la vertu, car, si je prenais des catins, elles déserteraient, ou elles mettraient encore le désordre dans la troupe.

J'ai envoyé l'engagement définitif à Rousselois et à sa femme; je le dis encore à V. M., elle a dans ces deux sujets, après la Duménil et La Noue, ce qu'il y a de meilleur dans le royaume. Ils partiront au commencement du carême avec la petite Drouin, aussi jolie que la Barberina36-a mieux faite qu'elle, et qui sera avant un an la plus aimable actrice de l'Europe. M. Lenfant, commissaire ordonnateur en Provence, m'enverra à Berlin leur engagement, qu'ils lui donneront à mesure qu'il leur remettra le mien. Je trouverai le leur ainsi en arrivant à Berlin.

J'aurai, avant qu'il soit trois jours, engagé un des plus grands peintres de Paris. J'en ai deux en main; je prendrai le plus raisonnable, car, dès que les gens à talents que souhaite V. M. me font des propositions qui me paraissent tant soit peu déraisonnables, je leur ris au nez, et j'en cherche d'autres.

Je ne donne aucune nouvelle des armées à V. M., parce qu'elle les sait aussitôt que moi. J'ai pris, pendant que j'ai été en Provence, des mémoires sur les deux dernières campagnes d'Italie, <33>qui pourront amuser V. M. J'oubliais de lui dire que, n'ayant eu d'avis qu'à mon arrivée de Paris d'engager la figurante dont j'avais parlé à V. M., Don Philippe, qui l'avait déjà vue à Marseille, et qui l'avait trouvée jolie, ainsi que moi, lui fit proposer de s'engager pour seconde danseuse dans une troupe qu'il compte faire aller cet hiver dans la ville où il restera, et qu'il a fait venir à Nice en attendant. L'aimable danseuse eut cependant la fermeté de balancer entre le prince et le chambellan; elle me dit que, si j'étais assuré de la faire recevoir, elle partirait pour Berlin. Je n'avais point d'ordre; je craignais de faire perdre à cette fille une espèce de fortune; je n'osai rien prendre sur moi, elle partit pour Nice. Ah! Sire, pourquoi n'ai-je pas été assez heureux pour recevoir en Provence la lettre où M. Darget me disait de l'engager? J'ai perdu la consolation de mes vieux jours.

.......... Plus gente chérubine
Ne se vit onc;...............
Blancheur de lis et croupe de chanoine,37-a

Cependant, si V. M. souhaite voir cabrioler sur le théâtre de Berlin cette merveille de nos jours, elle m'a dit qu'elle y viendrait, si on l'engageait à Pâques, et qu'elle accompagnerait, dans le temps, Rousselois et sa femme.

J'aurai l'honneur d'écrire à V. M., par le premier courrier, sur l'affaire du peintre. Voltaire est à Fontainebleau, dont il reviendra mercredi; je souperai avec lui chez madame du Châtelet. Cela pourra me fournir quelque nouvelle littéraire pour envoyer à V. M. Je suis avec un profond respect, etc.


36-a Voyez t. X, p. 195.

37-a Voyez la troisième épigramme de J.-B. Rousseau, commençant par les mots : « Certain abbé, » etc.