119. DU MARQUIS D'ARGENS.

Berlin. 1er avril 1760.



Sire,

Votre édition va toujours grand train, et vous pouvez être assuré que vous l'aurez vers le 12 de ce mois. Nous sommes fort heureux d'avoir ici un exemplaire tel qu'il a été imprimé au château, car celui que vous nous avez envoyé de l'édition de Hollande est plein de fautes et de mots tronqués. Vous l'avez lu à la hâte, et il vous est arrivé ce qui arrive à tous les auteurs : c'est que, sachant à demi par cœur leurs ouvrages, ils s'aperçoivent moins que les autres des fautes d'impression; dès que nous en trouvons une, nous recourons à mon exemplaire, et nous la corrigeons.

Je ne sais, Sire, si vous savez que les ministres d'Amsterdam ont délibéré de prêcher contre votre ouvrage; leur dessein a été annoncé dans toutes les gazettes. Tout ce bruit, quelque ridicule qu'il soit, m'a fait résoudre à changer un seul mot dans l'Épître <148>au maréchal Keith, car c'est celle contre laquelle on s'élève le plus.166-a Voici le vers où se trouve ce mot :

Allez, lâches chrétiens, que les feux éternels, etc.

Il faut, Sire, absolument ôter ce mot de chrétiens; c'est révolter toute l'Europe imbécile, et l'Europe éclairée n'en fait pas la centième partie. J'ai été fort embarrassé comment changer ce vers. J'ai d'abord voulu mettre : Allez, lâches mortels; mais ce mot de mortels rime avec éternels, et cela fait une faute, parce que l'hémistiche ne doit pas rimer avec la fin du vers. Celui de bigots et de dévots est ignoble. Enfin, j'ai mis le vers de cette manière :

Allez, mortels craintifs, que les feux éternels, etc.

J'aurais bien attendu la correction de V. M.; mais elle ne pouvait arriver à temps, et il m'aurait fallu suspendre l'édition. Si vous n'en êtes pas content, vous pouvez m'en envoyer une autre; je ferai faire un carton, c'est l'affaire d'une demi-heure. Mais je supplie V. M. d'ôter ce mot de chrétiens. Vous avez la probité, le courage, les lumières de Julien; mais, lorsqu'il traitait les chrétiens de lâches, les trois quarts de l'empire étaient encore païens, et il n'y a pas aujourd'hui un seul homme, depuis Lisbonne jusqu'à Archangel, qui ne se dise chrétien. Si moi, qui ai l'honneur d'être le grand vicaire de la secte de V. M., je trouve ce mot trop dur, jugez quel effet il doit produire sur l'esprit d'un catholique et d'un zélé protestant.

Je viens à votre ode sur les Germains. Foi d'épicurien, foi de philosophe, enfin, foi d'homme qui hait le mensonge, je n'ai jamais rien lu qui m'ait plu davantage. Vous avez fait des choses charmantes, des choses remplies de force et d'énergie; mais vous n'avez jamais rien écrit de mieux à mon sentiment. J'ai relu votre ouvrage cinq fois, et cinq fois je l'ai trouvé admirable. Tous les <149>défauts que je croirais pouvoir y apercevoir sont dans une seule strophe, qui commence par ce vers :

Ah! si le sang coulait, comme au temps de vos pères, etc.

Ce vers est très-beau, et les trois qui le suivent le sont aussi; mais le cinquième fait un sens louche :

De ces usurpateurs dont le fer s'est soumis, etc.

Il faut rapporter ce vers au premier,

Ah! si le sang coulait ........,

et la construction le fait rapporter naturellement au vers qui le précède :

De votre liberté, de vos droits, de vos princes,
De ces usurpateurs dont le fer s'est soumis, etc.

Les quatre derniers vers de cette même strophe me paraissent aussi faibles, et ne terminent point le sens des premiers vers. Pour la justesse du discours, après un si il faut conclure par un mais :

Ah! si le sang coulait, comme au temps de vos pères,
.................................................
Mais il n'est répandu que pour vos tyrans.

On peut bien éviter le mais; il faut cependant qu'il soit toujours sous-entendu. Il y a encore un vers dans cette même strophe :

Si vos puissants armements .........

Ces mots puissants et armements riment ensemble, et font un son disgracieux. Voilà, Sire, tout ce que la critique la plus sévère a pu me fournir. Le reste de votre ode est admirable et à l'abri de toute censure, et j'ose même dire de toute mauvaise chicane. Tout y est sublime et cependant de la plus grande clarté; tout y est hardi, mais correct, et la vivacité des pensées ne porte aucun préjudice à la justesse des expressions. J'ai l'honneur, etc.


166-a Les Œuvres du Philosophe de Sans-Souci furent mises à l'index le 12 mars 1760, et l'Épître au maréchal Keith, qui en fait partie, y fut remise spécialement le 27 novembre 1767. Voyez l'Index librorum prohibitorum, Romae MDCCCXLI, p. 274 (« Œuvres du Philosophe de Sans-Souci. Decr. S. Offic. 12. Martii 1760 ») et p. 213 (« Lettera al Maresciallo Keith, sopra il vano timoré della morte e lo spavento d'un' altra vita, del Filosofo di Sans-Souci; ex gallica editione, quae est ex adverso. Decr. 27. Novembris 1767. »)