171. AU MÊME.

Kunzendorf, près de Schweidnitz, 20 mai 1761.

Me voici arrivé, mon cher marquis, en Silésie, sans en être plus avancé pour cela. Les oursomanes se préparent à la campagne, les Français en font autant, les Autrichiens sont vis-à-vis de nous. Vous voyez que notre situation est, en gros, la même que l'année précédente, et que ce que je vous ai dit à Leipzig n'est que trop vrai. Cette situation, qui ressemble aux lucides intervalles des médecins, continuera, à vue de pays, jusqu'au mois de juillet. Mais alors il se fera un beau sabbat dans ces contrées, et la fortune, la fatalité, le hasard, ou tout ce qu'il vous plaira, en décideront. Je lis Lucien, de temps en temps Racine, quelquefois Voltaire, pour me distraire. D'ailleurs, je passe ma vie fin seul vis-à-vis de moi-même, sans penser à l'avenir qu'autant qu'il le faut absolument, et sans vouloir prévoir des choses sur lesquelles la nature a jeté un voile impénétrable à nos yeux. Si vous voulez savoir si je suis gai, je vous dirai franchement que non. Si vous êtes curieux des nouvelles de ma santé, apprenez que, malgré quelques infirmités, elle est assez passable pour me donner l'espérance qu'elle résistera aux fatigues de la campagne. Il m'est arrivé en marche une chose assez singulière. Vous m'aurez vu un page dont je pouvais me servir pour des commissions, et qui s'en acquittait bien. Je l'envoie, lorsque nous nous mettions en <230>marche, pour me commander à dîner à Strehlen, où ma maison était arrivée; ce pauvre garçon devient fou en chemin, et arrive à Torgau en faisant mille extravagances. Nous avons jeûné de cette aventure, et j'ai été obligé de renvoyer ce pauvre malheureux à ses parents, sans qu'il y ait espérance qu'il recouvre jamais le bon sens. Que nous sommes de misérables créatures, pauvres humains qui nous enorgueillissons d'un instinct un peu plus perfectionné que celui des bêtes, qu'un moment nous ravit, et qui, une fois perdu, rend notre condition pire que celle des brutes! Quelle source inépuisable de réflexions humiliantes et tristes! Je les supprime, puisque vous les ferez de vous-même, me bornant à vous assurer que, tant que je conserverai cet instinct de raison en son entier, je ne cesserai de vous aimer et de vous estimer. Vale.

Mes compliments à la marquise.