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246. AU MÊME.

Bettlern, 28 mai 1762.

Je ne veux pas donner à votre joie le temps de s'attiédir; je la réchauffe en vous donnant, mon cher marquis, la nouvelle de la paix avec la Suède. Peut-être l'aviez-vous déjà; cependant je m'acquitte de ma promesse en vous notifiant toutes les bonnes choses qui arrivent. Je crois que ce sera aujourd'hui ou demain que les Tartares ouvriront une autre scène en Hongrie, avec un corps de cent mille hommes. Enfin nos tribulations cessent, et cette déesse volage qui donne et retire ses faveurs selon son caprice paraît se raccommoder avec nous. Toutes ces choses me font envisager la paix comme sûre pour la fin de cette année, et Sans-Souci avec le cher marquis au bout de cette perspective. Un doux calme renaît dans mon âme, et des sentiments d'espérance dont j'avais perdu l'habitude depuis six années me consolent des agitations passées. Pensez un peu à la situation où je vais me trouver le mois prochain, et à celle où j'étais au mois de décembre passé. L'État agonisait, nous n'attendions que l'extrême-onction pour rendre le dernier soupir; à présent, je suis débarrassé de deux ennemis, et mon armée se trouvera enchâssée entre vingt mille Russes qui feront ma droite, et deux cent mille Turcs qui feront ma gauche, dont vingt-six mille Tartares sont à ma disposition. Cela fait deux empereurs que j'aurai pour acolytes, et avec les secours desquels je dirai une messe devant la reine de Hongrie, et lui ferai chanter le De profundis.363-a Voilà du badinage, car dans le fond de mon cœur je dis avec le sage : Vanités des vanités, et tout est vanité!363-b Sottises politiques, sottises d'ambition, sottises d'intérêt, voilà ce qui ne devrait pas agiter l'âme d'êtres aussi peu durables que nous le sommes. Mais les préjugés et les illusions gouvernent le monde, et, quoique nous sachions tous que notre vie est un court pèlerinage, il reste dans l'âme un coin d'ambition qui rend sensible à la gloire. Je <324>vous confesse, mon cher marquis, les sentiments de mon cœur. Je pourrais vous citer l'autorité d'un géomètre qui dit que la dernière passion qui reste au sage est celle de la gloire; mais je n'aime point à citer; de plus, je ne suis pas assez sage pour pouvoir m'appliquer cet apophthegme. Je vous avoue donc naturellement que les nouvelles que j'ai reçues et la carrière de prospérité dans laquelle je suis prêt d'entrer me font plaisir. Je ne m'étonne point que nos bons Berlinois se soient fort réjouis; ils sont intéressés dans ces paix autant que moi, qui les ai signées. Ils n'auront plus à craindre les Tottleben, les Czernichew, les Lacy, ni les Cosaques; c'est un grand article pour vivre tranquillement. Il nous faut encore, à cette heure, un peu d'onguent pour la brûlure, et contre vent et marée nous regagnerons le port. Je ne finirais point, si je vous débitais toutes les réflexions que ces événements me fournissent sur l'incertitude des contingents futurs et sur les laborieuses visions des politiques. Mais je n'ai prétendu que vous réjouir par de bonnes nouvelles, et je n'irai pas vous ennuyer par un plus long bavardage. Adieu donc, mon cher marquis; que le ciel vous bénisse et vous conserve, pour que je vous retrouve sain, gai, dispos et content. Je vous embrasse.


363-a De profundis clamavi ad te, Domine. Psaume CXXIX. v. 1, selon la Vulgate (Ps. CXXX. v. 1, selon la traduction de Luther).

363-b Ecclésiaste, chap. I, v. 2.