<131>

CHAPITRE VII.

De la paix. Notification aux alliés. Guerre d'Italie. Les Hanovriens joignent les Anglais en Flandre. Guerre de Finlande. Capitulation de Friedrichshamn. Duc de Holstein appelé à la succession de Suède. Maillebois marche en Bohême, de là en Bavière. Négociations françaises et anglaises à Berlin, et tous les événements jusqu'à l'année 1743.

La bienséance demandait que cette paix qu'on venait de conclure, se notifiât aux anciens alliés de la Prusse. Le Roi avait eu de bonnes raisons pour en venir là; mais les unes étaient de nature à ne point être publiées, et les autres ne pouvaient se dire sans accabler la France de reproches. Le Roi, loin d'avoir intention d'offenser cette puissance, voulait conserver tous les dehors de la bienséance envers elle; seulement il se bornait à ne point courir la carrière périlleuse où elle était engagée, et à devenir simple spectateur, d'acteur qu'il avait été.

L'on prévoyait combien le Cardinal serait sensible à ce revirement de système, qui faisait manquer ses desseins les plus cachés : ils étaient bien différents de ceux qu'il affichait en public; car telle était sa vraie marche. Il présumait si bien du nom français, qu'il pensait qu'une poignée d'hommes suffirait pour soutenir la Bohême. Son intention était de faire porter tout le poids de cette guerre aux alliés, et de fortifier ou de ralentir, selon les intérêts de la France, les opérations militaires, pour diriger par cette conduite les négociations de la paix au plus grand avantage de <132>Louis XV. Cette conduite était bien différente à celle que le traité d'alliance l'obligeait de tenir.

De tous les alliés de la France, l'Empereur était le plus à plaindre, parce que M. de Broglie n'était ni un Catinat, ni un Turenne, et que le maréchal Törring et les troupes bavaroises n'étaient pas des gens sur lesquels on pût compter. Pour l'électeur de Saxe, tout jaloux qu'il était de l'agrandissement de la maison de Brandebourg, il avait l'obligation au Roi de ce que l'ayant compris dans la paix de Breslau, il pouvait se tirer honorablement d'un mauvais pas; de plus, Auguste III était si peu instruit de l'emploi qu'on faisait de ses troupes, que lorsque le comte de Wartensleben fut envoyé à ce prince pour lui annoncer, en qualité d'allié, le gain de la bataille de Czaslau, il demanda à Wartensleben si ses troupes y avaient bien fait. Wartensleben lui répondit qu'elles n'y avaient point été, et que longtemps avant la bataille elles s'étaient retirées dans le cercle de Saatz, sur les frontières de la Saxe : le Roi en parut étonné; il appela Brühl, qui lui dit ce qu'il put. Avec autant de mauvaise volonté de la part de ses alliés, le Roi n'était pas embarrassé de faire son apologie. Voici la copie de la lettre qu'il écrivit au cardinal de Fleury.148-41



Monsieur mon cousin,

Il vous est connu que depuis que nous avons pris des engagements ensemble, j'ai secondé avec une fidélité inviolable tous les desseins du Roi votre maître : j'ai aidé par mes remontrances à détacher les Saxons du parti de la reine de Hongrie; j'ai donné ma voix à l'électeur de Bavière; j'ai accéléré son couronnement; je vous ai aidé de tout mon pouvoir à contenir le roi d'Angleterre; j'ai engagé celui de Danemark dans vos intérêts; enfin, par les négociations et par l'épée j'ai contribué autant qu'il a été en moi à soutenir le parti de mes alliés, quoique les effets n'aient jamais assez répondu aux désirs de ma bonne volonté. Quoique mes troupes, épuisées par les fatigues continuelles de la campagne de 1741, demandassent à prendre quelque repos, qui leur semblait être dû, je n'ai point refusé aux pressantes sollicitations <133>du maréchal de Belle-Isle de les employer en Bohême, pour y couvrir l'aile gauche des alliés. J'ai plus fait : pour dégager M. de Ségur bloqué dans Linz, le zèle pour la cause commune me transporta en Saxe, et, à force d'importunités, j'obtins du roi de Pologne que ses troupes, de concert avec les miennes, fissent une diversion en Moravie. On se porta sur Iglau, dont M. de Lobkowitz se retira en hâte. Cette diversion aurait eu un effet décisif, si M. de Ségur avait eu la patience d'attendre les suites de cette opération, et si M. de Broglie avait été assez en force sur la Wotawa pour seconder mes efforts; mais la précipitation du premier, le peu de troupes de l'autre, la mauvaise volonté des généraux saxons, enfin le manque d'artillerie pour assiéger Brünn, ont fait échouer cette entreprise, ensuite m'ont obligé de quitter une province que les Saxons devaient posséder, et qu'ils n'avaient pas la volonté de conquérir. De retour en Bohême, j'ai marché contre le prince de Lorraine; je l'ai attaqué pour sauver la ville de Prague, qu'il aurait assiégée s'il n'avait été mis en déroute; je l'ai poursuivi autant que les vivres m'ont permis de le suivre. Aussitôt que j'appris que le prince de Lorraine prenait le chemin de Tabor et de Budweis, j'en avertis M. de Broglie, en lui conseillant d'expédier M. de Lobkowitz, qu'il venait de battre à Sahay, avant que l'armée de la reine de Hongrie pût le joindre : M. de Broglie ne jugea pas à propos de prendre ce parti, et au lieu de retourner à Pisek, où le terrain le favorisait, il partagea ses troupes en différents détachements. Vous êtes informé quelles en furent les suites, et tout ce qu'il en a résulté de fâcheux. Maintenant la Bavière est coupée de la Bohême, et les Autrichiens, maîtres de Pilsen, interceptent en quelque sorte les secours que le maréchal de Broglie peut attendre de la France. Malgré les promesses que les Saxons ont faites au maréchal de Belle-Isle, loin qu'ils se préparent à les remplir et à se joindre aux Français, j'apprends qu'ils quittent la Bohême et retournent dans leur électorat. Dans cette situation, où la conduite des Saxons est plus que suspecte, et où il n'y a rien à espérer de M. de Harcourt, l'avenir ne me présente qu'une guerre longue et interminable, dont le principal fardeau retomberait sur moi. D'un côté, l'argent des Anglais met toute la Hongrie en armes; d'un autre côté, <134>les efforts de l'Impératrice-Reine font que ses provinces enfantent des soldats. Les Hongrois se préparent à tomber sur la Haute-Silésie; les Saxons, dans les mauvaises dispositions que je leur connais, sont capables d'agir de concert avec les Autrichiens, et de faire une diversion dans mes pays héréditaires, à présent sans défense. L'avenir ne me présente que des perspectives funestes : dans une situation aussi critique, quoique dans l'amertume de mon cœur, je me suis vu dans la nécessité de me sauver du naufrage, et de gagner un asile. Si des conjonctures fâcheuses m'ont obligé de prendre un parti que la nécessité justifie, vous me trouverez toujours fidèle à remplir les engagements dont l'exécution ne dépend que de moi. Je ne révoquerai jamais la renonciation que j'ai souscrite des pays de Juliers et de Berg; je ne troublerai ni directement ni indirectement l'ordre établi dans cette succession : plutôt mes armes tourneraient-elles contre moi-même que contre les Français. On me trouvera toujours un empressement égal à concourir à l'avantage du roi votre maître, et au bien de son royaume. Le cours de cette guerre n'est qu'un tissu des marques de bonne volonté que j'ai données à mes alliés; vous en devez être convaincu, ainsi que de l'authenticité des faits que je viens de vous rappeler. Je suis persuadé, monsieur, que vous regrettez avec moi que le caprice du sort ait fait avorter des desseins aussi salutaires à l'Europe qu'étaient les nôtres.

Je suis, etc.

Voici la réponse du Cardinal :151-42



Sire,

Votre Majesté jugera aisément de la vive impression de douleur qu'a faite sur moi la lettre dont il lui a plu m'honorer, du 10 de ce mois. Le triste événement qui renverse tous nos projets en Allemagne, n'eût pas été sans ressource, si Votre Majesté eût pu secourir M. de Broglie, et sauver du moins la ville de Prague; mais elle n'y a pas trouvé de possibilité, et c'est à nous à nous conformer à ses lumières et à sa prudence. On a fait de grandes <135>fautes, il est vrai; il serait inutile de les rappeler; mais si nous eussions réuni toutes nos troupes, le mal n'eût pas été sans remède; il ne faut plus y songer et ne penser qu'à la paix, puisque Votre Majesté la croit nécessaire, et le Roi ne la désire pas moins que Votre Majesté : c'est à elle à en régler les conditions, et nous enverrons un plein pouvoir au maréchal de Belle-Isle, pour souscrire à tout ce qu'elle aura arrêté. Je connais trop sa bonne foi et sa générosité pour avoir le moindre soupçon qu'elle consente à nous abandonner, après les preuves authentiques que nous lui avons données de notre fidélité et de notre zèle pour ses intérêts. Votre Majesté devient l'arbitre de l'Europe, et c'est le personnage le plus glorieux que Votre Majesté puisse jamais faire. Achevez, Sire, de le consommer, en ménageant vos alliés et l'intérêt de l'Empereur autant que possible : et c'est tout que je puis avoir l'honneur de lui dire dans l'accablement où je me trouve. Je ne cesserai de faire des vœux pour la prospérité de Votre Majesté, et d'être avec tout le respect, etc.

Ce fut ainsi que se termina cette alliance, où chacun de ceux qui la formaient, voulait jouer au plus fin; où les troupes de différents souverains étaient aussi désobéissantes à ceux qui étaient à la tête des armées, que si on les avait rassemblées pour désobéir; où les camps étaient semblables aux anarchies; où tous les projets des généraux étaient soumis à la révision d'un vieux prêtre qui, sans connaissance ni de la guerre ni des lieux, rejetait ou approuvait, souvent mal à propos, les objets importants dont il devait décider : ce fut là le vrai miracle qui sauva la maison d'Autriche; une conduite plus prudente rendait sa perte inévitable.

Dès que les ratifications de la paix furent échangées entre les Prussiens et les Autrichiens, le roi d'Angleterre la garantit dans la forme la plus solennelle, avec la sanction du parlement, conformément aux vœux de toute la nation, qui le désirait ainsi. Le lord Carteret fut le principal promoteur de cet ouvrage, parce qu'il se flattait d'engager incessamment la Prusse dans la guerre qu'il méditait contre la France. Il avait déjà rassemblé en Flandre, comme nous l'avons dit, seize mille Anglais, autant de Hanovriens, auxquels six mille Hessois se joignirent. Le roi de Suède, <136>landgrave de Hesse, en avait un nombre pareil au service de l'Empereur, et il eût pu arriver qu'on eût vu Hessois contre Hessois engagés par honneur à s'entre-détruire; tant l'intérêt sordide aveugle les hommes.

Ces troupes qui s'assemblaient en Brabant, ne donnaient pas assez d'inquiétude aux Français pour qu'ils négligeassent de sauver M. de Broglie. On envoya M. de Maillebois avec son armée en Bohème, pour secourir un maréchal et une armée française assiégés dans Prague. Les Parisiens, qui aiment assez à plaisanter sur tout, appelèrent cette armée celle des mathurins,153-a parce qu'elle devait délivrer des prisonniers. M. de Maillebois passa le Rhin à Mannheim, et dirigea sa marche sur Éger.

Depuis que les Prussiens avaient fait leur paix, et que les Saxons s'étaient retirés chez eux, la fortune s'était entièrement déclarée pour la reine de Hongrie. Le prince de Lorraine, après avoir pris Pilsen, vint se camper proche de Prague. M. de Broglie avait pris auprès de Bubenetsch une position dont l'assiette lui était très-désavantageuse. Le canon des ennemis l'obligea de l'abandonner, et de se réfugier dans Prague avec toutes ses troupes; il ne tarda pas à s'y voir assiégé. Les troupes allemandes de la Reine formèrent l'investissement du Petit-Côté; les Hongrois, les Croates et les troupes irrégulières l'enfermèrent depuis le Hradschin jusqu'à la Porte-Neuve, et ils établirent des communications par des ponts sur la haute et la basse Moldau. On compte pour l'événement le plus mémorable de ce siége la grande sortie des Français, dans laquelle ils tuèrent et prirent trois mille hommes aux ennemis, et leur enclouèrent le canon qu'ils avaient en batteries. Les maréchaux de Belle-Isle et de Broglie rentrèrent triomphants dans Prague au retour de cette expédition, suivis de leurs prisonniers, et des trophées qu'ils venaient d'emporter.

Si les Français se rendaient redoutables aux Autrichiens par la vigueur de leur défense, ils n'en étaient pas moins à plaindre dans l'intérieur de leur armée : leur situation était digne de pitié, tant par la mésintelligence de leurs chefs, que par l'affreuse mi<137>sère à laquelle ils étaient exposés. La disette était si grande, qu'ils tuaient et mangeaient leurs chevaux, pour suppléer à la viande de boucherie, qu'à peine on servait à la table des maréchaux. Dans cette situation désespérée, où ils ne voyaient dans l'avenir que la mort ou l'ignominie, M. de Maillebois vint à leur secours pour les délivrer. Si l'on avait donné carte blanche à ce maréchal, le destin de la Bohême aurait pu changer; mais de Versailles le Cardinal le menait à la lisière. Les occasions étaient perdues pour ce maréchal, parce qu'il n'osait en profiter.

La cour de Vienne sentit le coup que le Cardinal pouvait lui porter; trop faible pour le parer, elle eut recours à la ruse, qui suppléa à ce qui lui manquait de force. Le comte Ulefeld, ministre des affaires étrangères de la reine de Hongrie, connaissant le caractère du Cardinal, sut si bien l'amuser par des négociations, qu'il donna à M. de Khevenhüller le temps d'accourir de la Bavière, et de joindre le prince de Lorraine. Les Français se laissèrent si bien amuser, que les Autrichiens gagnèrent une marche sur eux, et réduisirent M. de Maillebois à choisir entre le combat ou la retraite : il fut blâmé généralement de n'en être pas venu aux mains avec le prince Charles. Cependant il était innocent : nous savons avec certitude que sa cour lui avait donné l'ordre positif de ne rien risquer. M. de Maillebois obéit donc; et comme il lui était impossible de s'approcher de Prague sans engager une affaire générale, il retourna sur ses pas, et se rapprocha d'Éger. Cette diversion, quoiqu'incomplète, produisit des effets avantageux à ces troupes renfermées dans Prague. Les maréchaux de Belle-Isle et de Broglie, débarrassés de l'armée autrichienne, firent de gros détachements pour amasser des provisions, et ravitaillèrent la ville. M. de Maillebois, qui devenait inutile en Bohême, où il n'avait presque aucun pied, prit par Ratisbonne et Straubing, et se joignit avec le maréchal de Seckendorff, qui commandait les troupes de l'Empereur en Bavière. Si l'armée de Maillebois eût pu contenir plus longtemps celle du prince Charles de Lorraine en Bohême, M. de Seckendorff aurait pu reprendre Passau, Straubing, et toutes les villes qui tenaient encore pour les Autrichiens. M. de Maillebois tenta inutilement de reprendre Braunau. Le prince de Lorraine l'avait suivi en Bavière, et comme <138>la saison était avancée, et les deux armées, accablées de fatigues, elles prirent chacune leurs quartiers d'hiver.

Les affaires de la maison d'Autriche étaient sur un pied assez incertain en Italie. Les Espagnols, sous les ordres de M. de Montemar, avaient pénétré jusqu'au Ferrarois. Le maréchal de Traun les ayant obligés de reculer un peu, la reine d'Espagne, qui ne voulait pas que ses généraux mollissent, envoya M. de Gages en Italie pour relever M. de Montemar.

L'année 1742 pouvait s'appeler celle des diversions : l'invasion de M. de Khevenhüller en Bavière, celle du Roi en Moravie, cette armée que les Anglais rassemblaient en Flandre, la marche de M. de Maillebois en Bohême, la flotte dont l'amiral Matthews menaça de bombarder Naples pour obliger le Roi à la neutralité, le passage de Don Philippe par la Savoie pour obliger le roi de Sardaigne à retirer ses troupes de l'armée autrichienne sur le Panaro. Aucune de ces diversions ne répondit entièrement au but que les auteurs s'en étaient proposé. Depuis la retraite de M. de Maillebois, Prague fut resserrée de nouveau par un corps de troupes légères de Croates et de Hongrois qui en formaient l'investissement.

Pendant que tout ceci se passait au midi de l'Europe, le gouvernement de la nouvelle impératrice de Russie s'affermissait à Pétersbourg. Les ministres de cette princesse furent assez adroits pour endormir par leurs négociations et l'ambassadeur de France, et M. de Lewenhaupt qui commandait les troupes suédoises en Finlande. Les Russes usèrent habilement de ce temps pour renforcer leur armée. Dès que M. de Lacy, qui commandait les troupes russes, se vit en force, il marcha en avant; il n'eut que la peine de se montrer, les Suédois plièrent partout : le nom russe, qu'ils ne proféraient qu'avec mépris du temps de la bataille de Narwa, était devenu pour eux un objet de terreur; les postes inattaquables n'étaient plus des lieux de sûreté pour eux. Après avoir ainsi fui de poste en poste, ils se virent resserrés à Friedrichshamn par les Russes, qui leur coupèrent l'unique retraite qui leur restait; ces Suédois eurent enfin la lâcheté de mettre les armes bas, et signèrent une capitulation ignominieuse et flétrissante,156-a <139>qui imprima une tache à la gloire de leur nation : vingt mille Suédois passèrent sous le joug de vingt-sept mille Russes. Lacy désarma et renvoya les Suédois nationaux, et les Finnois prêtèrent serment de fidélité. Quel exemple humiliant pour l'orgueil et la vanité des peuples! La Suède, qui sous les Gustave et les Charles était regardée comme la patrie de la valeur, devint en ces temps un modèle de lâcheté et d'infamie; ce même pays produisit des héros dans ses beaux jours, et sous le gouvernement républicain, des généraux privés d'honneur et de fermeté : au lieu d'Achilles, ils n'enfantent que des Thersites. Ainsi les royaumes et les empires, après s'être élevés, s'affaiblissent, et se précipitent vers leur chute. C'est bien à ce sujet qu'il faut dire : Vanité des vanités, tout est vanité!

La cause politique de ces changements se trouve vraisemblablement dans les différentes formes de gouvernement par lesquelles les Suédois ont passé. Tant qu'ils formaient une monarchie, le militaire était en honneur : il était utile pour la défense de l'État, et il ne pouvait jamais lui être redoutable. Dans une république, c'est le contraire; le gouvernement doit en être pacifique par sa nature, le militaire y doit être avili : on a tout à craindre de généraux qui peuvent s'attacher les troupes; c'est d'eux dont peut venir une révolution. Dans les républiques, l'ambition se jette du côté de l'intrigue pour parvenir; les corruptions les avilissent insensiblement, et le vrai point d'honneur se perd, parce qu'on peut faire fortune par des voies qui n'exigent aucun mérite dans le postulant. Outre cela, jamais le secret n'est gardé dans les républiques; l'ennemi est averti d'avance de leurs desseins, et il peut les prévenir. Mais les Français réveillèrent à contre-temps l'esprit de conquête qui n'était pas encore entièrement effacé de l'esprit des Suédois, pour les commettre avec les Russes, lorsque les Suédois manquaient d'argent, de soldats disciplinés, et surtout de bons généraux.

La supériorité que les Russes avaient alors, obligea les Suédois à envoyer deux sénateurs à Pétersbourg offrir la succession de leur couronne au jeune grand-duc, prince de Holstein et neveu de l'Impératrice. Rien de plus humiliant pour cette nation que le refus du Grand-Duc, qui trouva cette couronne au-dessous de <140>lui. Le marquis de Botta, alors ministre autrichien à Pétersbourg, dit au Grand-Duc, en lui faisant compliment : « Je voudrais que la reine ma maîtresse eût autant de facilité à conserver ses royaumes que votre altesse impériale d'en refuser. » Sur ce refus du Grand-Duc, les prêtres et les paysans, qui ont voix aux diètes, voulaient qu'on choisît pour successeur à leur roi le prince royal de Danemark; les sénateurs du parti français donnaient leurs suffrages au prince de Deux-Ponts; mais l'Impératrice se déclara pour l'évêque d'Eutin, oncle du Grand-Duc, et sa volonté l'emporta sur l'influence des autres partis. L'élection de ce prince ne se fit que l'année 1743; tant les cabales qui s'étaient formées à Stockholm tenaient les résolutions de la diète en suspens.

Depuis la paix de Breslau, les négociations ne finissaient pas. Les Anglais avaient dessein d'entraîner le Roi dans la guerre qu'ils allaient entreprendre; les Français voulaient l'engager dans des mesures incompatibles avec la neutralité à laquelle il s'était engagé; l'Empereur sollicitait sa médiation : mais ce prince resta inébranlable. Plus la guerre durait, plus la maison d'Autriche épuisait ses ressources; et plus la Prusse restait en paix, plus elle acquérait de forces. La chose la plus difficile dans ces conjonctures, était de maintenir tellement la balance entre les parties belligérantes, que l'une ne prît pas trop d'ascendant sur l'autre. Il fallait empêcher que l'Empereur ne fût détrôné, et que les Français ne fussent chassés d'Allemagne; et quoique les voies de fait fussent interdites aux Prussiens par la paix de Breslau, ils pouvaient trouver des ressources, dans les intrigues, à parvenir aux mêmes fins que par les armes : l'occasion s'en présenta tout de suite. Le roi d'Angleterre s'était proposé d'envoyer ses troupes de Flandre au secours de la reine <141>de Hongrie; ce secours aurait perdu sans ressource les affaires de l'Empereur et de la France. Un danger aussi pressant mit le Roi dans la nécessité d'employer les représentations les plus fortes; il alla jusqu'à menacer le roi d'Angleterre d'entrer dans son électorat, s'il hasardait de faire passer le Rhin à des troupes étrangères, pour les introduire dans l'Empire sans le consentement du corps germanique. Par des insinuations plus douces, les Hollandais se laissèrent persuader de ne point joindre alors leurs troupes à celles des alliés de la reine de Hongrie, et les Français, ayant le temps de respirer, pourvurent à leur défense.

Les Prussiens ne réussirent pas de même dans un projet qu'ils avaient formé pour le maintien de l'Empereur. Ce projet avait pour but de soutenir les troupes de ce prince en Bavière. Les Français avaient deux raisons pour y concourir : la première c'est qu'en abandonnant la Bavière ils étaient contraints de repasser le Rhin, et de songer à la défense de leurs propres foyers; la seconde, qu'ayant fait un Empereur, il y avait de la honte pour eux à l'abandonner, et à le livrer, pour ainsi dire, à la merci de ses ennemis. Mais leurs généraux avaient perdu la tête, et la terreur, plus forte que le raisonnement, les subjuguait : pour remplacer leurs troupes en quelque manière, le dessein était de former une association des cercles, qui formerait une armée de neutralité; sous ce prétexte, le Roi aurait pu y joindre ses troupes, et cette armée aurait couvert la Bavière. Cette affaire manqua par la crainte servile des princes de l'Empire pour la maison d'Autriche : la reine de Hongrie menaça, les princes tremblèrent, et la diète ne voulut rien résoudre. Si la France avait soutenu ce projet par quelques sommes distribuées à propos, il aurait réussi : la plus mauvaise économie d'un prince est de ne savoir pas dépenser son argent lorsque les conjonctures l'exigent.

Ainsi finit l'année 1742, dont les événements variés servirent de prélude à une guerre qui se fit avec un plus grand acharnement. Les Français étaient les seuls qui désiraient la paix. Le roi d'Angleterre trop préoccupé de la faiblesse du gouvernement français, croyait qu'il suffisait d'une campagne pour l'abattre; la reine de Hongrie couvrait son ambition sous le voile d'une défense légitime : nous verrons dans la suite comment, de partie belligérante, elle devient l'auxiliaire de ses alliés.

La Prusse tâcha de profiter de la paix dont elle jouissait, pour rétablir ses finances : les ressources étaient usées; il fallait laborieusement en assembler de nouvelles, perfectionner, ce que la hâte avait empêché, ce qu'il y avait de défectueux encore dans les recettes de la Silésie, payer les dettes des Autrichiens aux Anglais. On entreprenait en même temps de fortifier cinq places à neuf, Glogau, Brieg, Neisse, Glatz et Cosel; on faisait dans les <142>troupes une augmentation de dix-huit mille hommes : tout cela demandait de l'argent et beaucoup d'économie, pour en accélérer l'exécution. La garde de la Silésie était commise à trente-cinq mille hommes qui avaient servi d'instruments à cette conquête. Ainsi, loin de profiter de cette tranquillité pour s'amollir, la paix devint pour les troupes prussiennes une école de guerre. Dans les places se formaient des magasins; la cavalerie acquérait de l'agilité et de l'intelligence, et toutes les parties du militaire concouraient avec une même ardeur à l'affermissement de cette discipline qui rendit autrefois les Romains vainqueurs de toutes les nations.160-a

Corrigé à Sans-Souci sur l'original de mes Mémoires de 1741 et de 1742.

Ce 1er juin 1775.

Federic


148-41 10 juin 1742.

151-42 20 juin 1742.

153-a Les mathurins sont obligés par leur vœu monacal de racheter de l'esclavage les chrétiens captifs chez les Turcs.

156-a A Helsingfors, le 4 septembre 1742.

160-a Flavii Vegetii de re militari lib. I. cap. 1.