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75. A VOLTAIRE.

Berlin, au 20 janvier 1739.

Du bonheur et de l'allégresse!
Que votre esprit, joyeux, content,
Trouve enfin ce bonheur suprême
Qu'on cherche toujours vainement,
S'il n'est pas dans notre cœur même,a

On offrait aux dieux, dans le paganisme, les prémices des moissons et des récoltes; on consacrait au Dieu de Jacob les premiers-nés d'entre le peuple d'Israël;b on voue aux saints patrons, dans l'Église romaine, non seulement les prémices, non seulement les cadets des maisons, mais des royaumes entiers; témoin l'abdication de saint Louis en faveur de la Vierge Marie.a Pour moi, je n'ai point de prémices de moissons, point d'enfants, point de royaume à vouer; je vous consacre les prémices de ma poésie de l'année 1739.b Si j'étais païen, je vous invoquerais sous le nom d'Apollon; si j'étais juif, je vous eusse peut-être confondu avec le roi prophète et son fils; si j'étais papiste, vous eussiez été mon saint et mon confesseur. N'étant rien de tout cela, je me contente de vous estimer très-philosophiquement, de vous admirer comme philosophe, de vous chérir comme poëte, et de vous respecter comme ami.

Je ne vous souhaite que de la santé, car c'est tout ce dont vous avez besoin. Partagé d'un génie supérieur, capable de vous suffire à vous-même et de pouvoir être heureux, et, pour surcroît, possédant Émilie, que mes vœux pourraient-ils ajouter à votre félicité?

Souvenez-vous que sous une zone un peu plus froide que la vôtre, dans un pays voisin de la barbarie, en un lieu solitaire et


a Ces vers sont omis dans toutes les éditions; mais ils se trouvent dans l'autographe de cette lettre, conservé à Saint-Pétersbourg.

b Exode, chap. XIII, v. 2.

a Frédéric veut parler de Louis XIII, qui, par les lettres patentes du 10 février 1638, mit la France sous la protection de la sainte Vierge. Voyez t. XVI, p. 231.

b Voyez t. XIV. p. 76-80.