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78. DE VOLTAIRE.

Cirey, 15 février 1739.

Monseigneur, j'ai reçu les étrennes. Je vous en ai donné en sujet, et V. A. R. m'en a donné en roi. Votre lettre sans date, vos jolis vers :

Quelque démon malicieux
Se joue assurément du monde, etc.a

ont dissipé tous les nuages qui se répandaient sur le ciel serein de Cirey. Les peines viennent de Paris, et les consolations viennent de Remusberg. Au nom d'Apollon notre maître, daignez me dire, monseigneur, comment vous avez fait pour connaître si parfaitement des états de la vie qui semblent être si éloignés de votre sphère. Avec quel microscope les yeux de l'héritier d'une grande monarchie ont-ils pu démêler toutes les nuances qui bigarrent la vie commune? Les princes ne savent rien de tout cela; mais vous êtes homme autant que prince.

L'abbé Alari demandait un jour à notre roi permission d'aller à la campagne pour quelques jours, et de partir sur-le-champ. Comment! dit le Roi, est-ce que votre carrosse à six chevaux est dans la cour? Il croyait alors que tout le monde avait un carrosse à six chevaux au moins.

Vous me feriez croire, monseigneur, à la métempsycose. Il faut que votre âme ait été longtemps dans le corps de quelque particulier fort aimable, d'un La Rochefoucauld, d'un La Bruyère. Quelle peinture des riches accablés de leur bonheur insipide, des querelles et des chagrins qui en effet troublent les mariages les plus heureux en apparence! mais quelle foule d'idées et d'images! avec une petite lime de deux liards, que tout cet or-là serait parfaitement travaillé! Vous créez, et je ne sais plus que raboter; c'est ce qui fait que je n'ose pas encore envoyer à V. A. R. ma nouvelle tragédie; mais je prends la liberté de lui offrir un des petits morceaux que j'ai retouchés depuis peu dans la Henriade.


a Voyez t. XIV, p. 76.