<320>On m'interrompt encore; au diable les fâcheux!c

Me voici de retour. Vous me parlez de grands hommes et d'engagements; on vous prendrait pour un enrôleur. Vous sacrifiez donc aussi aux dieux de notre pays? Si l'on est à Paris dans le goût des plaisirs, et qu'on se trompe quelquefois sur le choix, on est ici dans le goût des grands hommes; on mesure le mérite à la toise, et l'on dirait que quiconque a le malheur d'être né d'un demi-pied de roi moins haut qu'un géant ne saurait avoir du bon sens, et cela fondé sur la règle des proportions. Pour moi, je ne sais ce qui en est; mais, selon ce qu'on dit, Alexandre n'était pas grand, César non plus; le prince de Condé, Turenne, mylord Marlborough, et le prince Eugène que j'ai vu,a tous héros à juste titre, brillaient moins par l'extérieur que par cette force d'esprit qui trouve des ressources en soi-même dans les dangers, et par un jugement exquis qui leur faisait toujours prendre avec promptitude le parti le plus avantageux.

J'aime cependant cette aimable manie des Français; j'avoue que j'ai du plaisir à penser que quatre cent mille habitants d'une grande ville ne pensent qu'aux charmes de la vie, sans en connaître presque les désagréments; c'est une marque que ces quatre cent mille hommes sont heureux.

Il me semble que tout chef de société devrait penser sérieusement à rendre son peuple content, s'il ne le peut rendre riche; car le contentement peut fort bien subsister sans être soutenu par de grands biens. Un homme, par exemple, qui se trouve dans un spectacle, à une fête, dans un endroit où une nombreuse assemblée de monde lui inspire une certaine satisfaction, un homme, dans ces moments-là, dis-je, est heureux, et il s'en retourne chez lui l'imagination remplie d'agréables objets qu'il laisse régner dans son âme. Pourquoi donc ne point s'étudier davantage à procurer au public de ces moments agréables qui répandent des douceurs sur toutes les amertumes de la vie, ou qui du moins leur procurent quelques moments de distraction de leurs chagrins? Le


c Dans les Fâcheux de Molière, acte I, scène XI, Éraste s'écrie :
     

Cinquante fois au diable les fâcheux!

a Frédéric fit sous ce grand capitaine la campagne du Rhin, en 1734. Voyez t. I, p. 191 à 193; t. XVI, p. 141-143; et t. XI, p. 77 et 98.