81. A VOLTAIRE.

Remusberg, 8 mars 1739.

Mon cher ami, depuis la dernière lettre que je vous ai écrite, ma santé a été si languissante, que je n'ai pu travailler à quoi que ce pût être. L'oisiveté m'est un poids beaucoup plus insupportable que le travail et que la maladie. Mais nous ne sommes formés que d'un peu d'argile, et il serait ridicule au suprême degré d'exiger beaucoup de santé d'une machine qui doit, par sa nature, se détraquer souvent, et qui est obligée de s'user pour périr enfin.

Je vois, par votre lettre, que vous êtes en bon train de corriger vos ouvrages. Je regrette beaucoup que quelques grains de cette sage critique ne soient pas tombés sur la pièce que je vous ai adressée. Je ne l'aurais point exposée au soleil, si ce n'avait été dans l'intention qu'il la purifiât. Je n'attends point de louanges de Cirey, elles ne me sont point dues; je n'attends de vous que <275>des avis et de sages conseils. Vous me les devez assurément, et je vous prie de ne point ménager mon amour-propre.

J'ai lu avec un plaisir infini le morceau de la Henriade que vous avez corrigé. Il est beau, il est superbe. Je voudrais bien, indépendamment de cela, avoir fait celui que vous retranchez. Je suis destiné, je crois, à sentir plus vivement que les autres les beautés dont vous ornez vos ouvrages; ces beaux vers que je viens de lire m'ont animé de nouveau du feu d'Apollon. Telle est la force de votre génie, qu'il se communique à plus de deux cents lieues. Je vais monter mon luth pour former de nouveaux accords.

Il n'y a point lieu de douter que vous réussirez dans la nouvelle tragédie que vous travaillez. Lorsque vous parlez de la gloire, on croit en entendre discourir Jules César. Parlez-vous de l'humanité, c'est la nature qui s'explique par votre organe. S'agit-il d'amour, on croit entendre le tendre Anacréon ou le chantre divin qui soupira pour Lesbie. En un mot, il ne vous faut que cette tranquillité d'âme que je vous souhaite de tout mon cœur, pour réussir et pour produire des merveilles en tout genre.

Il n'est point étonnant que l'Académie royale ait préféré quelque mauvais ouvrage de physique à l'excellent Essai de la marquise. Combien d'impertinences ne se sont pas dites en philosophie! De quelles absurdités l'esprit humain ne s'est-il point avisé dans les écoles! Quel paradoxe reste-t-il à débiter, qu'on n'ait point soutenu? Les hommes ont toujours penché vers le faux; je ne sais par quelle bizarrerie la vérité les a toujours moins frappés. La prévention, les préjugés, l'amour-propre, l'esprit superficiel, seront, je crois, pendant tous les siècles, les ennemis qui s'opposeront aux progrès des sciences; et il est bien naturel que des savants de profession aient quelque peine à recevoir les lois d'une jeune et aimable dame qu'ils reconnaîtraient tous pour l'objet de leur admiration dans l'empire des grâces, mais qu'ils ne veulent point reconnaître pour l'exemple de leurs études dans l'empire des sciences. Vous rendez un hommage vraiment philosophique à la vérité. Ces intérêts, ces raisons petites ou grandes, ces nuages épais qui obscurcissent pour l'ordinaire l'œil du vulgaire, ne peuvent rien sur vous; et les vérités <276>s'approchent autant de votre intelligence que les astres que nous considérons par un télescope se manifestent plus clairement à notre vue.309-a

Il serait à souhaiter que les hommes fussent tous au-dessus des corruptions de l'erreur et du mensonge; que le vrai et le bon goût servissent généralement de règles dans les ouvrages sérieux et dans les ouvrages d'esprit. Mais combien de savants sont capables de sacrifier à la vérité les préjugés de l'étude, et le prix de la beauté, et les ménagements de l'amitié? Il faut une âme forte pour vaincre d'aussi puissantes oppositions, et le triomphe qu'on remporte en ce sens-là sur l'amitié est plus grand que celui qu'on remporte sur soi-même.309-b Les vents sont très-bien, comme vous en convenez, dans la caverne d'Éole, d'où je crois qu'il ne faut les tirer que pour cause.

J'ai été vivement touché des persécutions qu'on vous a suscitées; ce sont des tempêtes qui ôtent pour un temps le calme à l'Océan, et je souhaiterais bien d'être le Neptune de l'Énéide, afin de vous procurer la tranquillité que je vous souhaite très-sincèrement. Souffrez que je vous rappelle ces deux beaux vers de l'Épître à Émilie, où vous vous faites si bien votre leçon :

Tranquille au haut des cieux que Newton s'est soumis,
Il ignore en effet s'il a des ennemis,310-a

Laissez au-dessous de vous, croyez-moi, cet essaim méprisable et abject d'ennemis aussi furieux qu'impuissants. Votre mérite, votre réputation, vous servent d'égide. C'est en vain que l'envie vous poursuivra; ses traits s'émousseront et se briseront tous contre l'auteur de la Henriade, en un mot, contre Voltaire. De plus, si le dessein de vos ennemis est de vous nuire, vous n'avez pas lieu de les redouter, car ils n'y parviendront jamais; et, s'ils cherchent à vous chagriner, comme cela paraît plus apparent, vous ferez très-mal de leur donner cette satisfaction. <277>Persuadé de votre mérite, enveloppé de votre vertu, vous devez jouir de cette paix douce et heureuse qui est ce qu'il y a de plus désirable en ce monde. Je vous prie d'en prendre la résolution. Je m'y intéresse par amitié pour vous, et par cet intérêt que je prends à votre santé et à votre vie.

Mandez-moi, je vous prie, où, par qui et comment je dois faire parvenir ce que je vous destine et à la marquise. Tout est emballé; agissez rondement, et mandez-moi, comme je le souhaite, ce que vous trouvez de plus expédient.

La marquise me demande si j'ai reçu l'extrait de Newton qu'elle a fait. J'ai oublié de lui répondre sur cet article. Dites-lui, je vous prie, que Thieriot me l'avait envoyé, et qu'il m'a charmé comme tout ce qui vient d'elle. En vérité, elle en fait trop; elle veut nous dérober, à nous autres hommes, tous les avantages dont notre sexe est privilégié. Je tremble que, si elle se mêle de commander des armées, elle ne fasse rougir les cendres des Condé et des Turenne. Opposez-vous à des progrès qui nous en font encore envisager d'autres dans l'éloignement, et faites du moins qu'une sorte de gloire nous reste.

Césarion, qui me tient compagnie, vous assure mille fois de son amitié; il ne se passe point de jour que nous ne nous entretenions sur votre sujet.

Je suis rempli de projets; pour peu que ma santé revienne, vous serez inondé de mes ouvrages, à Cirey, comme le fut l'Italie par l'invasion des Goths. Je vous prie d'être toujours mon juge, et non pas mon panégyriste. Je suis avec l'estime la plus fervente, mon cher ami, etc.


309-a Les dernières lignes de cet alinéa, depuis « et les vérités, » sont omises dans l'édition de Kehl; nous les tirons des Œuvres posthumes, t. X, p. 140.

309-b Le passage qui commence par les mots « et le triomphe » est également tiré des Œuvres posthumes, t. X, p. 141.

310-a Œuvres de Voltaire, édit. Beuchot, t. XIII, p. 124. Voyez ci-dessus, p. 24.