472. DU MÊME.

Ferney, 22 septembre 1773.

Sire, il faut que je vous dise que j'ai bien senti ces jours-ci, malgré tous mes caprices passés, combien je suis attaché à V. M. et à votre maison. Madame la duchesse de Würtemberg,287-a ayant eu comme tant d'autres la faiblesse de croire que la santé se trouve à Lausanne, et que le médecin Tissot la donne à qui la paye, a fait, comme vous savez, le voyage de Lausanne; et moi, qui suis plus véritablement malade qu'elle et que toutes les princesses qui ont pris Tissot pour Esculape, je n'ai pas eu la force de sortir de chez moi. Madame de Würtemberg, instruite de tous les sentiments que je conserve pour la mémoire de madame la margrave de Baireuth sa mère, a daigné venir dans mon ermitage et y passer deux jours. Je l'aurais reconnue quand même je n'aurais pas été averti; elle a le tour du visage de sa mère, avec vos yeux.

Vous autres héros qui gouvernez le monde, vous ne vous laissez pas subjuguer par l'attendrissement; vous l'éprouvez tout <255>comme nous, mais vous gardez votre décorum. Pour nous autres chétifs mortels, nous cédons à toutes les impressions; je me suis mis à pleurer en lui parlant de vous et de madame la princesse sa mère; et, quoiqu'elle soit la nièce du premier capitaine de l'Europe, elle ne put retenir ses larmes. Il me paraît qu'elle a l'esprit et les grâces de votre maison, et que surtout elle vous est plus attachée qu'à son mari. Elle s'en retourne, je crois, à Baireuth, où elle trouvera une autre princesse d'un genre différent; c'est mademoiselle Clairon, qui cultive l'histoire naturelle, et qui est la philosophe de monsieur le margrave.

Pour vous, Sire, je ne sais où vous êtes actuellement; les gazettes vous font toujours courir. J'ignore si vous donnez des bénédictions dans un des évêchés de vos nouveaux Etats, ou dans votre abbaye d'Oliva; ce que je souhaite passionnément, c'est que les dissidents se multiplient sous vos étendards. On dit que plusieurs jésuites se sont faits sociniens; Dieu leur en fasse la grâce! Il serait plaisant qu'ils bâtissent une église à saint Servet; il ne nous manque plus que cette révolution.

Je renonce à mes belles espérances de voir les Mahométans chassés de l'Europe, et l'éloquence, la poésie, la musique, la peinture, la sculpture, renaissantes dans Athènes; ni vous, ni l'Empereur, ne voulez courir au Bosphore; vous laissez battre les Russes à Silistrie, et mon impératrice s'affermir pour quelque temps dans le pays de Thoas et d'Iphigénie. Enfin vous ne voulez point faire de croisade. Je vous crois très-supérieur à Godefroi de Bouillon; vous auriez eu pardessus lui le plaisir de vous moquer des Turcs en jolis vers, tout aussi bien que des confédérés polonais; mais je vois bien que vous ne vous souciez d'aucune Jérusalem, ni de la terrestre, ni de la céleste : c'est bien dommage.

Le vieux malade de Ferney est toujours aux pieds de V. M.; il est bien fâché de ne plus s'entretenir de vous avec madame la duchesse de Würtemberg, qui vous adore.

Le vieux malade.


287-a Voyez t. VI, p. 246 et 250, §. 16.