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530. AU MÊME.

Potsdam, 29 septembre 1775.

La meilleure recommandation de Morival sera s'il m'apprend qu'il a laissé le Patriarche de Ferney en parfaite santé. Morival sera longuement interrogé sur ce sujet, car il y a des êtres privilégiés de la nature, dont les moindres détails deviennent intéressants. J'apprendrai de lui les progrès de la foire qui s'établit là-bas, l'augmentation du commerce des montres, l'édification d'un nouveau théâtre, et tout ce qu'il sait du philosophe chez lequel il a passé dix-huit mois, temps le plus remarquable et le plus précieux de la vie de Morival.

Ensuite je viendrai à sa propre histoire, dont je ne sais que ce qui se trouve dans un mémoire de Loyseau. Il est vrai que ce jugement d'Abbeville révolte l'humanité, que l'inquisition de Rome aurait été moins sévère; mais les hommes se croient tout permis quand ils pensent combattre pour la gloire de Dieu; ils souillent les autels d'un être bienfaisant du sang de victimes innocentes.

Si ces horreurs peuvent s'excuser, c'est dans l'effervescence de quelque nouveau fanatisme; mais ces fureurs deviennent plus atroces encore, quand elles se commettent de sang-froid et dans le silence des passions. La postérité aura peine à croire que le dix-huitième siècle ait vu le fanatisme le plus absurde étouffer les cris de la raison, de la nature et de l'humanité. Morival est heureux d'être échappé des griffes de ces anthropophages sacrés; il vaut mieux habiter avec une horde de Lapons qu'avec ces monstres d'Abbeville. Un roi dont les vues sont droites, un ministère sage comme celui que vous avez présentement en France, empêcheront sans doute l'exécution des jugements iniques. Ils ne voudront pas que les lois de la France et de la Tauride soient les mêmes. Cependant ils auront toujours contre eux le clergé, armé du saint nom de la religion catholique, apostolique et romaine. Il me semble voir sortir un évêque de cette troupe de prêtres, qui, s'adressant au seizième des Louis, lui dit :

« Sire, vous êtes le seul roi dans l'univers qui portiez le titre <353>de Très-Chrétien; le glaive dont Dieu arma votre bras vous est donné pour défendre l'Église. La religion est outragée, elle réclame votre assistance. Il faut que le sang du coupable soit versé en expiation de l'offense, et pour le premier et le plus ancien royaume du monde. »

Je vous assure, quand même tous les encyclopédistes se trouveraient présents à cette harangue, qu'ils n'arracheraient pas des mains des prêtres la victime que ces barbares auraient résolu d'immoler.

Si d'aussi horribles scandales se commettent moins ailleurs qu'en France, il faut l'attribuer à la vivacité de votre nation, qui se porte toujours aux extrêmes. Ce n'est pas seulement en France où l'on trouve un mélange d'objets dont les uns excitent l'admiration, et les autres le blâme; je crois qu'il en est de même partout : l'homme étant imparfait lui-même, comment produirait-il des ouvrages parfaits?

Votre royaume a été subjugué par les Romains, les Saliens, les Francs, les Anglais, et par la superstition; ces conquérants ont tous promulgué des lois, ce qui a fait un chaos de votre jurisprudence. Pour bien faire, il faudrait détruire et réédifier. Ceux qui l'entreprendront trouveront contre eux la coutume, les préjugés, et tout le peuple attaché aux anciens usages sans savoir les apprécier, et qui croit qu'y toucher, et bouleverser le royaume, c'est la même chose.

Vous approuvez, à ce que je crois, le gouvernement de la Pensylvanie, tel qu'il est établi à présent; il n'existe que depuis un siècle; ajoutez-en encore cinq ou six à sa durée, et vous ne le reconnaîtrez plus, tant l'instabilité est une des lois permanentes de cet univers. Que des philosophes fondent le gouvernement le plus sage, il aura le même sort. Ces philosophes mêmes ont-ils toujours été à l'abri de l'erreur? N'en ont-ils pas débité aussi? Témoin les formes substantielles d'Aristote, le galimatias de Platon, les tourbillons de Des Cartes, les monades de Leibniz. Que ne dirais-je pas des paradoxes dont Jean-Jacques a régalé l'Europe, si cependant on peut compter parmi les philosophes celui qui a bouleversé la cervelle de quelques bons <354>pères de famille au point de donner à leurs enfants l'éducation d'Émile!

Il résulte de tous ces exemples que, malgré les bonnes intentions et les peines qu'on se donne, les hommes ne parviendront jamais à la perfection en quelque genre que ce soit.

Mais je me suis abandonné au flux de ma plume; j'ai la logodiarrhée, et je barbouille inutilement du papier pour vous dire des choses que vous savez mieux que moi. Je n'ai qu'une seule excuse : c'est que, si on ne devait vous écrire que des choses que vous ignorez, on n'aurait rien à vous dire. Cependant en voici une :

Vous voulez savoir de quoi nous nous sommes entretenus en voyageant en Silésie; vous saurez donc que vous m'avez récité Mérope et Mahomet, et que, lorsque les cahots de la voiture étaient trop violents, j'ai appris par cœur les morceaux qui m'ont le plus frappé. C'est ainsi que je me suis occupé en route, en m'écriant parfois : Que béni soit cet heureux génie qui, présent ou absent, me cause toujours un égal plaisir!

Il y a longtemps que j'ai lu et relu vos œuvres. Les pièces polémiques qui s'y trouvent peuvent avoir été nécessaires dans les temps qu'elles ont été écrites; mais les Desfontaines, les Fréron, les Paulian, les La Beaumelle, n'empêcheront jamais que la Henriade, Œdipe, Brutus, Zaïre, Alzire, Mérope, Sémiramis, le Duc de Foix, Oreste, Mahomet, n'aillent grandement à la postérité, et qu'on ne les mette au nombre des ouvrages classiques dont Athènes, Rome, Florence et Paris ont embelli la littérature. C'est une vérité dont tous les connaisseurs conviennent, et non pas un compliment que je vous fais.

Le vieux Pöllnitz a voulu payer généreusement son passage à Caron; il a fait quelques friponneries le jour même de son décès, pour qu'on dise qu'il est mort comme il a vécu; il n'est regretté que de ses créanciers. Mais mylord Marischal, plus âgé que l'autre, a l'esprit aussi présent que dans sa jeunesse; il a de la gaîté et de l'enjouement, et jouit d'une estime universelle. Tel, dit Le Kain, est le Patriarche de Ferney : j'ajoute qu'il sera immortel comme ses ouvrages. Qu'il terrasse l'hydre du fanatisme, qu'il protége l'innocence opprimée, qu'il soit encore long<355>temps l'ornement du siècle et une source de contentement pour ceux qui lisent ses ouvrages! Vale.400-a


400-a Cet alinéa est tiré des Œuvres posthumes, t. IX, p. 298 et 299.