<596>tant que je craindrai pour elle. Ayez pitié, Sire, de la philosophie et des lettres, qui crient à V. M., comme David fait à son Dieu dans ses psaumes : « Ne m'abandonnez pas, Seigneur, car je n'espère qu'en vous! »a

Cette pauvre philosophie a déjà eu, cet hiver, une alarme assez chaude. Nous avons craint de perdre le Patriarche de Ferney, qui a été sérieusement malade, et pour la damnation duquel les âmes pieuses faisaient déjà les prières les plus touchantes. Il est mieux, et j'espère qu'il pourra encore, comme il le dit, donner quelques façons à la vigne du Seigneur. La littérature et la nation feraient en lui une perte immense et irréparable, et d'autant plus cruelle dans les circonstances présentes, que notre pauvre littérature est en ce moment livrée plus que jamais aux ours et aux singes. V. M. n'a pas d'idée de la détestable inquisition qu'on exerce sur tous les ouvrages, et des mutilations intolérables qu'on fait essuyer à tous ceux qu'on croit capables de dire quelques vérités. Il me semble que cette rigueur est bien maladroite; car ceux qui, par complaisance et pour avoir la paix, se seraient châtrés à moitié, voyant qu'on veut les châtrer tout à fait, prendront le parti de ne se rien ôter, et de se livrer à Marc-Michel Reyb ou à Gabriel Cramerb tels que Dieu les a faits, et avec toute leur virilité. Je ne sais pas si c'est l'usage chez V. M. comme en France de livrer les chats aux chaudronniers pour la castration; on traite ici les gens de lettres comme les chats; on les livre, pour être mutilés, aux chaudronniers de la littérature. Malgré le peu de cas que V. M. fait de la géométrie, je me concentrerais dans cette étude, si ma pauvre tête me le permettait; le calcul intégral et la précession des équinoxes n'ont rien à craindre des chaudronniers. Obligé de renoncer à cette étude paisible, mais fatigante, je m'amuse à écrire l'histoire de l'Académie française, dont j'ai l'honneur d'être le secrétaire, et dans laquelle, pour mon malheur, j'ai à parler d'une foule d'académiciens médiocres, morts depuis le commencement du siècle. Je ne sais si cet ouvrage sera jamais fini, encore moins


a Psaume LXX, selon la Vulgate. (Psaume LXXI, selon la traduction de Luther.)

b Libraires, le premier à Amsterdam, et le second à Genève.