198. A L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

(Berlin) 8 janvier 1777.



Madame ma sœur,

Je félicite Votre Altesse Royale de son heureux retour dans le sein de sa famille après une assez longue absence, et je juge de sa belle humeur par la bonté qu'elle a de badiner sur mon compte. Non, madame, je n'entre point dans la catégorie des héros; les Agamemnon et les Achille étaient d'un siècle supérieur au nôtre, et je ne crois pas que les habitants des bords de la Baltique, descendants des Obotrites, puissent jamais se comparer aux habitants de l'ancienne Grèce, qui était jadis la vraie patrie des grands hommes et des héros. Mais V. A. R. peut changer des nains en géants et faire des miracles semblables, maintenant qu'elle se trouve parmi des mortels, attendant ceux qu'elle opérera après son apothéose, dont j'espère que l'époque sera différée de longtemps, pour que nous ayons le bonheur de jouir encore longtemps d'elle.

Le grand-duc de Russie est venu ici, madame, comme les Argonautes; il a enlevé la toison d'or, et a disparu. Il m'a paru très-aimable, et plus instruit que ne le sont d'ordinaire les grands princes. On a pris un soin particulier de son instruction; outre cela, il témoigne tant d'avidité de s'instruire, qu'ici, parmi tous les divertissements qu'on a tâché de lui fournir, il employait quelques moments de loisir pour étudier le droit chez un homme de lettres qui était de sa suite. Depuis son départ, j'ai fait une assez grosse maladie, occasionnée par un abcès à la jambe, qu'on <292>a été obligé d'ouvrir. Mais ces bagatelles ne méritent pas que j'en entretienne la diva Antonia; peut-être m'aurait-il été permis de lui adresser des vœux pendant ma maladie, mais non de l'ennuyer par le récit de mes infirmités.

Le public s'amuse ici avec l'opéra de Cléofide, de Hasse, qu'on a remis sur le théâtre.324-a Les bonnes choses restent toujours telles, et, quoiqu'on les ait entendues autrefois, on aime encore à les rentendre; d'ailleurs, la nouvelle musique est dégénérée en un charivari qui blesse les oreilles au lieu de les flatter, et le chant noble n'est plus connu des contemporains. Pour le retrouver, il faut recourir à Vinci,324-b Hasse et Graun. Je nommerais bien une illustre compositrice qui mérite de leur être annexée; mais je crains de dire tout ce que je pense, et à peine m'est-il permis de laisser entrevoir les marques de mon admiration.

Recevez, madame, avec votre bonté ordinaire les assurances de la haute considération et de tous les sentiments avec lesquels je suis, etc.


324-a L'opéra de Cléofide fut représenté pour la première fois à Dresde, le 13 septembre 1731, sous la direction du compositeur. Frédéric en a varié l'air Digli ch'io son fedele, pour le célèbre chanteur Porporino. L'autographe de cet air arrangé est conservé à la Bibliothèque royale de Berlin, section musicale. On en trouve un fac-simile dans l'ouvrage de M. Louis Schneider, Geschichte der Oper und des Königlichen Opernhauses in Berlin, Berlin, 1845, grand in-folio, planche E.

324-b Léonard Vinci, compositeur dramatique, né à Naples en 1690, mort dans la même ville en 1732.