27. A D'ALEMBERT.

23 novembre 1765.

Je vois par votre lettre que votre esprit est aussi malade que votre corps, ce qui cause une double souffrance. Je ne me mêle de guérir ni l'un ni l'autre, parce que les géomètres ont un tem<402>pérament à eux, et une façon de penser bien plus élevée que les autres hommes. Si j'avais à parler à quelque littérateur, je lui dirais qu'en aucun pays les pensions n'ont décidé du mérite; qu'Ovide, tout exilé qu'il était, balance à présent et surpasse en réputation le tyran qui l'opprima; que si les richesses donnaient des talents, personne n'en aurait plus que C..., P..., et leurs semblables; et qu'ainsi ce littérateur ferait bien de croire que le mérite, le talent, et la réputation qui les suit, tiennent à l'homme et non aux décorations. Mon littérateur se consolerait, il se ferait admirer comme auparavant, et il serait heureux. Ce raisonnement, n'étant pas soutenu de kk plus b, ne peut se présenter en cet état vis-à-vis des hautes sciences; toutefois il est fondé sur un calcul très-juste, sur un parallèle des dons de la nature et de ceux de la fortune, sur une idée nette de ce qui doit attirer l'estime des hommes et de ce qui la mérite le plus, sur une comparaison qui doit consoler un grand homme de l'injustice qu'il souffre, en se rappelant que d'autres grands hommes ont été encore plus infortunés. J'avoue que j'aurais dû citer, préférablement à Ovide, Galilée et Socrate; mais comme il n'est question que de jésuites et non d'antipodes, que vous n'empêchez pas les sculpteurs d'orner d'images vos autels, et qu'on ne vous donne point de ciguë à boire, j'ai mieux aimé parler d'un auteur qui réjouit le monde que de ceux qui, à ce qu'ils prétendent, l'ont éclairé.

Si j'avais à traiter ce sujet avec quelque militaire, je lui dirais : Souvenez-vous de Caïus Marius, qui ne fut jamais plus grand, qui ne fit jamais paraître plus de courage, que lorsque, proscrit et abordé sur les rivages africains, il répondit à un officier du préteur qui lui faisait dire de se retirer : « Dis-lui que tu as vu Caïus Marius assis sur les ruines de Carthage. »444-a C'est dans le malheur qu'il faut du courage. J'endoctrinerais mon militaire de toute la morale stoïque; mais qu'est-ce que la morale? La mode malheureusement en est passée; notre siècle a la rage des courbes, et tous ces calculs ingénieusement imaginés ne valent pas, à mon sens, des principes de conduite qui répriment les <403>passions effrénées, et par lesquels les hommes peuvent jouir du faible degré de bonheur que comporte leur nature.

Je ne finirais point sur cet article, si je voulais répéter ce qu'on a dit; toutefois je suis persuadé que vous prendrez votre parti sur ce qui vient de vous arriver, et que vous ne voudrez pas donner à vos ennemis la joie de soupçonner qu'ils vous tuent par leurs persécutions. Je serai charmé de vous revoir, en quelque occasion que ce soit, et j'espère que le temps, ce grand maître, passera son éponge sur le passé, et vous fera recouvrer votre santé, votre gaîté et votre repos. Sur ce, etc.


444-a Voyez Plutarque, Vie de Caïus Marius, chap. XL; voyez aussi notre t. XII, p. 213.