39. A D'ALEMBERT.

5 mai 1767.

Il m'est impossible de vous répondre au sujet de ce prisonnier auquel vous vous intéressez, parce que son crime et son nom même me sont inconnus. On a demandé des éclaircissements aux tribunaux d'Emden et de Clèves, dont il faut attendre les rapports, pour savoir de quoi cet homme est accusé. Quoi qu'il en soit, j'ose me flatter que les colléges de justice de mon pays ne portent pas l'oubli des formalités et la précipitation des jugements au même point que vos cours de justice de France; et je ne pense pas qu'un innocent ait été condamné, à moins que durant la guerre il ne se soit passé des choses qui ne sont point parvenues jusqu'à moi.

Vous me pressez de vous dire ce que je pense des additions que vous avez faites à vos Essais de littérature. Il me semble vous avoir écrit que je m'étais instruit dans cette partie de l'ou<421>vrage où vous daignez abaisser la sublime géométrie au niveau de mon ignorance, que j'approuvais beaucoup la sagesse et la circonspection avec laquelle vous avez traité la partie métaphysique, matière délicate et scabreuse, et qu'il me semblait que c'était la seule manière de l'exposer sans soulever contre soi un essaim de docteurs armés d'anathèmes et d'imprécations. La partie qui regarde les beaux-arts est plus libre; il est permis de dire sur le sujet de l'histoire, de la poésie et de la musique tout ce que l'on veut, sans craindre l'inquisition; et comme les goûts sont différents, il serait difficile de trouver deux personnes dont les sentiments fussent d'accord en tout. Pour moi, par exemple, je me suis fait une habitude d'étudier l'histoire en la prenant à ses commencements, et en la suivant jusqu'à nos jours, par la raison qu'on établit des principes avant d'en tirer des conséquences. J'aime dans la poésie tout ce qui parle au cœur et à l'imagination, la politique et la Fable, et je serais fâché qu'on voulût en bannir la mythologie, si féconde en images. Ce n'est pas à dire qu'on abuse d'images usées; mais que de ressources pour un beau génie que ce nombre d'allégories charmantes sous lesquelles les anciens enveloppaient leurs connaissances physiques! Si des barbares, des prêtres fanatiques ont détruit les images des dieux du paganisme, serait-ce à des gens de lettres du dix-huitième siècle à faire main basse sur ce que des siècles où florissaient les arts et le goût ont produit de plus ingénieux? En un mot, le premier devoir du poëte est de plaire; il faut qu'il lui soit libre d'employer tel secours qu'il veut, pourvu qu'il y réussisse.

Je n'ose pas dire que j'aie trouvé quelques sophismes en dialectique dans les pensées d'un grand géomètre sur la musique; mais je pense qu'il y a quelques abus de mots dont la définition, peut-être différente, m'empêche d'être du sentiment de ce grand homme. Il convient que la musique ne peut articuler que les sentiments de l'âme, que par conséquent tout ce qui peut être du ressort des autres sens ne l'est pas de l'acoustique; cependant il exige du compositeur qu'il rende le lever du soleil. Ne serait-ce pas qu'il veut que le musicien exprime cette joie douce et tranquille qu'inspire le lever de l'aurore? Cela se peut; mais de monter des cordes les plus basses de l'instrument aux plus aiguës, et <422>d'en redescendre au gré du géomètre, cela ne peut jamais établir la moindre analogie entre le spectacle d'une belle matinée et les sons articulés. Tenons-nous-en donc en musique à l'expression des affections de l'âme, et gardons-nous de rendre les cris des grenouilles, le croassement des corbeaux, et cent autres sujets dont l'imagination est vicieuse en musique comme en poésie. Toutes les choses de ce monde, ainsi que les arts qui servent à nos plaisirs, ont leurs bornes circonscrites; si nous les étendons au delà de leur sphère, nous les dénaturons au lieu de les perfectionner. Je ne suis qu'un dilettante, et je ne décide point sur des matières qu'à peine il m'est permis d'effleurer; mais vous avez voulu que je vous disse ce que je pense; le voilà.

Pour M. l'abbé d'Olivet, dont je suis le très-humble serviteur, bien loin de lui vouloir du mal de son crêp, ou crêpe, je lui ai la plus grande obligation de ce qu'il m'a cité; depuis, je me crois un auteur fameux, et je prends les airs de suffisance d'un poëte dont il est fait mention dans l'Académie française. Je recommande mes solécismes et mes barbarismes à son indulgence; car dans ce pays-ci on craint plus les censures grammaticales que celles de la Sorbonne et du pape même.

Vivent les philosophes! voilà les jésuites chassés de l'Espagne.466-a Le trône de la superstition est sapé, et s'écroulera dans le siècle futur; toutefois prenez garde qu'il ne vous écrase en tombant; car la chute de tous les trônes du monde ne vaut pas les chagrins et les persécutions qui troublent le bonheur de notre vie. Je vous souhaite un bonheur constant et inaltérable. Sur ce, etc.


466-a Voyez t. XXIII, p. 137 et 153. C'est dans sa lettre à l'électrice Marie-Antonie, du 1er février 1768 (ci-dessus, p. 164), que Frédéric parle pour la première fois de son intention de conserver les jésuites.