78. A D'ALEMBERT.

(Sans-Souci) 7 juillet 1770.

Je suis bien fâché de vous savoir toujours languissant. Pour l'ordinaire, la belle saison corrobore les corps, et leur rend les forces que les indispositions de l'hiver leur ont fait perdre. J'avais espéré du printemps le même bénéfice pour vous. C'est, je pense, au dérangement de saison de cette année qu'il faut attribuer l'état où vous vous trouvez, et je crois que l'usage de quelques eaux minérales ou des bains pourrait vous rétablir entièrement; mais c'est à la Faculté à en décider.

A peine vous avais-je envoyé mes remarques sur cet Essai des préjugés, qu'un autre livre m'est tombé entre les mains; et comme j'étais en train d'examiner des ouvrages philosophiques et d'écrire, j'ai couché ces remarques par écrit, et je vous les envoie. C'est le Système de la nature,542-a où je me suis attaché à relever les contradictions les plus palpables, et les mauvais raisonnements qui m'ont le plus frappé. Il y aurait encore bien des choses à dire sur ce sujet, et bien des détails où je n'ai pas eu le temps d'entrer; je me suis borné aux quatre points principaux que l'auteur traite.

<490>Quant au premier, où il prétend qu'une nature privée d'intelligence, à l'aide du mouvement, produit tout, je crois qu'il lui sera impossible de soutenir cette opinion contre les objections que je lui fais. Pour le second point, qui roule sur le fatalisme, il lui reste encore des réponses, et c'est, selon moi, de toute la métaphysique la question la plus difficile à résoudre. Je propose un tempérament; c'est une idée qui m'a séduit, et qui pourrait bien être vraie. Je prends un milieu entre la liberté et la nécessité; je limite beaucoup la liberté de l'homme, mais je lui en laisse cependant la part que l'expérience commune des actions humaines m'empêche de lui refuser. Les deux derniers points roulent sur la religion et le gouvernement.

Il y a outre cela une infinité d'endroits de cet ouvrage où l'auteur donne prise sur lui. Il affirme assez doctoralement que la somme des biens l'emporte sur la somme des maux. C'est de quoi je ne suis point d'accord avec lui, et ce qu'il lui serait impossible de prouver, si l'on voulait pousser un peu vivement la dispute sur ce sujet. Enfin, en ramassant mes remarques, je me suis cru un docteur de Sorbonne, un pilier de l'Église, un saint Augustin; mais en relisant ce que j'avais jeté sur le papier, je me suis trouvé très-hétérodoxe. J'ai trouvé mes propositions malsonnantes, hérétiques, sentant l'hérésie, et dignes d'encourir les foudres du Vatican. Cependant ce qui m'a consolé, c'est que mon adversaire sera pour le moins doublement cuit et rôti, si je le suis une fois dans l'autre monde. Je ne comprends pas comment il se trouve des auteurs assez étourdis pour publier de tels ouvrages, qui les exposent à des malheurs très-réels. Si l'auteur du Système de la nature allait par hasard être découvert en France, le moins qui lui arriverait serait de passer le reste de sa vie dans la Bastille, et cela, pour avoir eu le plaisir de dire tout ce qu'il pensait. Il faut se contenter de penser pour soi, et laisser un cours libre aux idées du vulgaire. Je ne sais point ce qui a pu animer l'auteur contre le gouvernement de France. Il peut se passer bien des choses, dans l'intérieur de ce royaume, dont mon éloignement m'empêche d'être instruit. Je suis persuadé qu'il s'y commet des injustices et des violences contre lesquelles le gouvernement devrait sévir; mais comprenez donc bien que <491>lorsque quatre, six mille, enfin une multitude d'hommes se sont donné le mot pour en tromper un seul, cela arrive infailliblement. Cela est arrivé en tout pays et de tout temps, et à moins que l'espèce humaine ne soit refondue par un habile chimiste, et que quelque philosophe ne mêle d'autres matières à cette composition, il en sera toujours de même. Il faut s'assurer qu'un homme est coupable, et ensuite l'accuser; mais souvent on se précipite. Il est bon que les hommes aient un archétype, un modèle de perfection en vue, parce qu'ils ne s'en écartent que trop, et que cette idée même s'efface de leur esprit. Mais avec tout cela ils ne parviendront jamais à cette perfection, qui malheureusement est incompatible avec notre nature. J'en reviens toujours là, mon cher d'Alembert, et j'en conclus que ceux qui travaillent sincèrement pour le bien de la société font, comme votre défunt abbé de Saint-Pierre, des rêves d'un honnête homme.544-a Cela ne m'empêche pas d'y travailler dans le petit cercle où le hasard m'a placé, pour rendre heureux ceux qui l'habitent, et la pratique de ces choses qui me passent journellement par les mains m'éclaire sur leurs difficultés. Croyez, mon cher, qu'un homme qui aurait l'art de vous faire bien digérer serait plus utile au monde qu'un philosophe qui en bannirait tous les préjugés. Je vous souhaiterais un tel médecin d'autant plus sincèrement, que personne ne s'intéresse à votre conservation ni ne vous estime plus que celui qui prie Dieu qu'il vous ait en sa sainte et digne garde.


542-a Voyez t. IX, p. IX et x, n° XII, et p. 177-194.

544-a Voyez t. XIV, p. 323; t. XV, p. 151 et 152; t. XXII, p. 102 et 103; et enfin, ci-dessus, p. 148.