120. DE D'ALEMBERT.

Paris, 9 octobre 1772.



Sire,

J'ai reçu la nouvelle diatribe de Votre Majesté contre les pauvres et très-pauvres confédérés polonais et leurs non moins pauvres alliés, si pourtant on doit donner à un excellent morceau de poésie le triste nom de diatribe. Si les objets de cette plaisanterie méritent, par leur ridicule conduite, de n'essuyer que des diatribes, la plaisanterie en elle-même mérite un nom plus digne d'elle, par les traits de finesse, de gaîté et de légèreté dont elle est remplie. Cependant, Sire, permettez-moi d'ajouter, comme bon et même brave Français, que j'aurais autant aimé ne pas voir mes chers compatriotes mêlés dans cette plaisanterie. Je n'examine point s'ils la méritent, ni le rôle qu'ils ont joué dans cette affaire; je suis seulement fâché que le bout du bâton dont V. M. a frappé les Polonais soit allé jusqu'aux chevaliers qui les ont secourus.646-a Quoi qu'il en soit, comme je n'ai pas pris ma part de leur gloire, je ne la prends pas non plus des nasardes qu'on leur donne; c'est à eux à voir s'ils les acceptent.

Ce qui me plaît le plus, Sire, dans cette charmante fin de votre poëme, c'est la paix qu'elle nous annonce; car, quoique je me pique, tout géomètre que je suis, d'aimer un peu les bons <582>vers, j'aime encore mieux la paix et l'union entre les hommes. La lettre que V. M. me fait l'honneur de m'écrire me confirme dans cette douce espérance, en me faisant envisager cette paix comme prochaine. On nous assure pourtant ici que le congrès est rompu; mais sur la parole de V. M., que je crois comme la vérité même, j'espère que s'il est rompu, il se renouera bientôt, grâce à la péroraison en poche dont V. M. me fait l'honneur de me parler, et qui, autant que je puis le deviner, doit être une péroraison très-efficace. Plein de confiance, Sire, en cette éloquente péroraison, je me suis hâté de l'annoncer d'avance à mes confrères les encyclopédistes, qui ont avec l'Église cela seul de commun, d'abhorrer le sang comme elle. Plaisanterie à part, Sire, cette paix comblera de gloire V. M., qui joue dans toute cette affaire un rôle si grand et si digne d'elle. J'avoue qu'une nouvelle gloire à V. M. est, comme on dit, de l'eau portée à la rivière; mais cette eau, Sire, est toujours bonne, quand elle vient d'une aussi bonne source, et qu'elle joint au titre de héros celui de pacificateur.

Je suis seulement fâché, et mes confrères les encyclopédistes partagent ma peine, que la réédification de ce temple si édifiant de Jérusalem ne puisse pas faire dans le traité un petit article secret. Il faudra donc que les juifs prennent patience pour aller s'établir sur les bords du Jourdain; j'espère au moins que les Turcs se feront encore battre dans la première guerre qu'ils feront à quelque monarque philosophe en effet, et chrétien pour la forme, et que ce héros philosophe et mauvais chrétien rendra ce petit service aux juifs, dont il pourrait même tirer quelque argent à cette bonne intention, car tout bienfait mérite reconnaissance.

Le professeur que j'ai eu l'honneur d'envoyer à V. M. doit actuellement, si je ne me trompe, être arrivé à Berlin; j'espère que V. M. l'aura vu, et je ne doute point qu'il ne justifie par son travail et par sa conduite ce que j'ai annoncé de lui. Je ne sais si V. M. est informée que M. Thieriot, chargé ici de sa correspondance littéraire, tire absolument à sa fin;647-a en cas que V. M. ne lui ait pas déjà destiné un successeur, et qu'elle veuille bien avoir <583>sur ce sujet quelque confiance en mon choix, je prends la liberté de lui proposer pour remplacer M. Thieriot, et aux mêmes conditions, M. Suard, homme d'esprit, de goût et de probité, qui a travaillé longtemps avec succès au Journal étranger et à la Gazette littéraire, et qui est auteur d'une excellente traduction française de l'Histoire de Charles-Quint, par Robertson. J'ose assurer V. M. qu'elle ne peut faire à tous égards un meilleur choix pour remplacer M. Thieriot, et j'ose de plus me flatter qu'elle voudra bien m'en croire, tant par le zèle qu'elle me connaît pour ce qui l'intéresse, que par l'expérience qu'elle a déjà faite de l'attention scrupuleuse que j'ai apportée à tous les choix dont elle m'a fait l'honneur de me charger.

Je suis avec le plus profond respect, la plus vive reconnaissance, et la plus sincère admiration, etc.


646-a Voyez t. XIV, p. 263 et 264.

647-a Voyez t. XXIII, p. 260.