127. A D'ALEMBERT.

27 avril 1773.

Je partage ma lettre entre vous, à qui j'écris, et les commis des bureaux des postes, qui ouvrent les paquets. J'envoie à ces commis deux pièces en vers663-a qui pourront peut-être les scandaliser, ce dont je me soucie fort peu, et amuser les encyclopédistes, ce qui me fera plaisir. Vous verrez par ces pièces, qui peut-être ne seraient pas assez exactes pour soutenir la révision des Vaugelas et des d'Olivet, que les chaudronniers tudesques ne châtrent pas, en Teutonie, les chats qui veulent penser; et comme, Dieu merci, nous n'avons point de Sorbonne, ni de bigots assez autorisés pour oser se mêler de censurer les pensées, vous verrez, par les pièces que je vous envoie, que moi et tous les Prussiens, nous pensons tout haut. Cependant je ne saurais vous dissimuler que le secrétaire perpétuel664-a de notre Académie s'est avisé de faire imprimer je ne sais quelle Confession d'un incrédule664-b qui, comme de raison, se convertit in articulo mortis de ses débauches par peur du diable. C'est ce qui m'a donné lieu de vous adresser <598>l'Épître ci-jointe;664-c il n'y manque qu'un meilleur poëte pour mettre les matériaux en œuvre.

Vous voyez, mon cher d'Alembert, que, m'occupant de pareilles niaiseries, le poids de l'Europe, que vous me supposez porter, ne m'accable guère. Comment pouvez-vous croire qu'un souverain des anciens Obotrites s'émancipe à jouer un rôle en Europe? Je ne suis en politique qu'un polisson, qui me contente de garder mon coin, et de le défendre contre la cupidité et l'envie des grandes puissances. Je me suis ingéré, il est vrai, à vouloir rétablir la paix en Europe; l'argent de vos Velches a prévalu à Constantinople, chez les ulémas, contre des raisons plus valables que des louis; et pour toutes les rodomontades de vos compatriotes, et les prétendus mouvements que les gazetiers prétendent qu'ils feront dans le Nord, je vous assure qu'on s'en moque à Berlin tout comme à Pétersbourg et à Copenhague. Nous demeurerons très-pacifiques; personne ne pense ici à aiguiser ses couteaux, et ceux qui par étourderie voudraient se frotter à nous trouveraient à qui parler. Prenez pour vous la moitié de ce que je viens de vous écrire, et cédez le reste à ceux qui, sans doute admirateurs de mon beau style, sont curieux de me lire furtivement; ils peuvent faire courir cette lettre comme d'autres qu'ils ont répandues où bon leur semblait; et s'ils en veulent une autre, j'ai assez de loisir pour en composer une qu'ils ne montreront pas.

Sans plus vous parler de ces faquins, qui m'ennuient, je vous assure que je m'intéresse beaucoup à la conservation de Voltaire. C'est le seul grand génie de ce siècle; il est vieux, à la vérité, mais il a encore de beaux restes; il nous rappelle le siècle de Louis XIV, duquel le nôtre n'approche pas; il a le bon ton et ces agréments de l'esprit qui manquent à tous les prétendus beaux esprits de notre âge; enfin, il habite sur les confins d'une république, et il écrit librement, en observant cependant de certaines bienséances que je crois que tout écrivain doit observer, pour qu'une liberté permise ne dégénère pas en cynisme effronté.

Si vous travaillez à présent sur les traces de Fontenelle pour transmettre à la postérité les hauts faits de vos académiciens, je vous trouve à plaindre; car Fontenelle avait à parler tour à tour <599>de grands hommes et d'académiciens assez ridicules. Ce mélange piquait et excitait la curiosité du lecteur, au lieu que vous n'aurez ni grandes découvertes à relever, ni grands talents à louer, et que, ne vous occupant que de la vie de gens très-médiocres, personne ne s'empressera à savoir ce que vous en direz. C'est le défaut de la matière, et ce ne sera pas le vôtre; cependant cela fait une grande différence. Tout le monde lira avidement la vie d'un Newton, d'un Pierre le Grand, d'un Cassini; mais qui s'avisera de s'instruire des hauts faits et gestes d'un abbé Coyer,665-a d'un Marmontel, d'un La Harpe, et gens de leur acabit? Croyez que tout dépend du moment où l'on vient au monde. Un Alexandre le Grand, né de nos jours en Macédoine, ne serait qu'un polisson; et si votre Louis XIV était le petit-fils de Louis XV, il débuterait, en montant sur le trône, par une banqueroute générale, qui ne lui donnerait pas beaucoup de célébrité. Les talents ne suffisent pas seuls, s'ils n'ont les moyens pour les mettre en œuvre. Si le grand Condé avait été capucin, il n'aurait jamais fait parler de lui en Europe; et si Voltaire était né vigneron en Bourgogne, il n'aurait jamais écrit la Henriade. Si César naissait à présent à Rome, il deviendrait peut-être un des monsignori qui se morfondent dans l'antichambre du cordelier Ganganelli, et ..... Ceci est pour les commis des postes, qui, s'ils le jugent à propos, peuvent l'imprimer pour l'édification des fidèles. Vous voyez que je ne néglige aucun de mes correspondants, et que ces messieurs ont leur portion de ma lettre; puisqu'ils ont eu l'impertinence d'en ouvrir quelques-unes, il est juste qu'on s'adresse directement à eux, et aux supérieurs non moins insolents à l'instigation desquels ils agissent.

Grimm vient faire un tour ici; il accompagne le prince héréditaire de Darmstadt. J'espère d'apprendre par lui de vos nouvelles. En attendant, vous pouvez être dans la plus grande tranquillité pour ce qui me regarde; et en vous recommandant à la protection d'Uranie et de Minerve, je fais mille vœux pour votre prospérité. Sur ce, etc.


663-a Voyez t. XIII, p. 111-118, et 119-125.

664-a M. Formey.

664-b Cet écrit nous est inconnu.

664-c Voyez t. XIII, p. 119.

665-a Auteur d'une Histoire de Jean Sobieski, roi de Pologne. Paris, 1761, trois volumes in-12.