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224. A D'ALEMBERT.

Le 2 octobre 1780.

Je suis bien fâché que l'état de votre santé soit assez mauvais pour m'ôter à jamais l'espérance de vous revoir. Je m'étais flatté que vous n'étiez incommodé que de maladies passagères et sans conséquence. Il faudra donc nous donner un rendez-vous à la vallée de Josaphat, où quelques dévots ascétiques prétendent qu'on s'amuse beaucoup. Peut-être que j'apprendrai là le sujet de vos plaintes et de vos ennuis, qui me sont d'autant plus cachés, que je ne suis pas informé du tout que vous ayez essuyé présentement la moindre persécution. L'Europe suppose que vous êtes aussi heureux qu'un philosophe peut l'être. Je sais de longue main que l'usage des prêtres est de s'acharner sur les cadavres des philosophes, et j'ai supposé que les philosophes s'en moquaient. On n'a qu'à laisser agir la corruption; elle empeste les cadavres de telle sorte, que les vivants sont bien obligés de les enterrer; et j'ose espérer qu'il est égal aux philosophes dans quelle terre le caprice des vivants leur assigne leur sépulture.

Je ne sais si les lettres sont méprisées en France, ou si on les honore; mais je m'aperçois de la disette des grands génies; les trônes de la littérature demeurent vacants, faute de successeurs, et l'Europe entière se ressent de la disette des grands hommes. J'en viens à Voltaire, auquel vous destinez un cénotaphe dans notre église catholique de Berlin. Je crois qu'il ne s'y plairait pas. Il vaut mieux placer son buste dans l'Académie, où il n'y a rien à écraser, et où le souvenir d'un grand homme qui joignait tant de talents à tant de génie peut servir d'encouragement aux gens de lettres et les animer à mériter de la postérité de pareils suffrages. Nous sommes âgés tous les deux; contentons-nous d'avoir vu la gloire d'un siècle qui honore l'esprit humain, et vous d'y avoir contribué. Aux beaux jours de Rome, où Cicéron, Virgile, Horace florissaient, succédèrent les temps des Sénèque et des Pline, et à ceux-là la barbarie; et après la dégradation de l'esprit humain revinrent les temps de la renaissance des sciences. Laissons à la vicissitude son empire, et bénissons le ciel