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20. AU MÊME.

Ruppin, 29 avril 1736.



Mon cher Quinze-Vingt,

Je viens de recevoir la vôtre du 26 du courant, où vous me donnez, comme dans toutes celles que vous m'écrivez, des marques de cette amitié dont je fais tant de cas; mais, mon cher Quinze-Vingt, je vous prie de vous ressouvenir que, dans les circonstances et la situation où je suis, il est de mon devoir et de la prudence d'entrer dans le génie de mes supérieurs, et de témoigner en tout, par mon obéissance, que je ne manquerai jamais, de mon côté, à ce que je dois à ces divinités terrestres qui sont les arbitres de notre sort pour cette vie. C'est en ce sens que je néglige ma santé et mes agréments, et je me sacrifie et renonce, pour ainsi dire, à moi-même. Il n'est pas toujours à propos de pénétrer dans l'avenir, et de vouloir découvrir à quoi le ciel nous réserve. Il s'agit de s'appliquer toujours aux devoirs présents, et, si l'on a le bonheur de réussir, on peut inférer de là sur le futur. J'avoue que, selon vous, il y a une grande différence de ma situation présente à celle où vous croyez que je me trouverai un jour; mais j'ai plus d'une raison pour me l'écarter de la vue. Comme à mon bon ami, je vous les dirai naturellement : c'est que, quand on pense souvent aux grandeurs qui peuvent nous attendre un jour, naturellement on commence à les désirer, et comme de ce seul désir je me ferais un crime capital, je rejette ces pensées loin de moi. Que Dieu me préserve à jamais de désirer le bien de mon prochain, et principalement de celui à qui, après lui, je suis redevable de la vie! Je me mets tous les jours devant les yeux l'exemple de tant de princes prêts à remplir la place de leurs pères, et que la mort a enlevés avant le temps; feu le duc de Bourgogne en est un exemple récent; ainsi ce à quoi je dois penser, c'est de m'assurer une heureuse éternité, et c'est en devenant vertueux que l'on peut y parvenir; or, tout homme vertueux étant obligé de s'acquitter dignement des emplois dont il est chargé, je travaille, en tâchant de me rendre meilleur que je ne suis, à me rendre digne de telle destinée que le ciel me prépare.